Ras-El-Hanout

S’émanciper sur scène à Molenbeek

Illustration : Vida Dena

Lorsque nous ren­con­trons Salim Haouach, le chan­tier bat encore son plein à l’Épicerie, un centre édu­ca­tif et cultu­rel de près de 800 m2 qui ouvre cet automne à Molen­beek, à l’initiative de l’asbl Ras-El-Hanout qu’il a cofon­dée. Cette asbl à l’identité musul­mane assu­mée se veut une pla­te­forme édu­ca­tive et cultu­relle pour les jeunes de Molen­beek. Elle s’attache notam­ment à la lutte contre les inéga­li­tés, uti­lise les méthodes du théâtre-action et vise l’émancipation des par­ti­ci­pants à ses ate­liers et ses spectateurs.

Ras-El-Hanout, c’est quoi ?

L’aventure a com­men­cé il y a 6 ans. On vou­lait créer un espace de com­mu­ni­ca­tion, de réflexion, et d’expression à tra­vers la culture, prin­ci­pa­le­ment le théâtre. Au départ, il s’agit d’un groupe d’éducation per­ma­nente qui a don­né nais­sance à une troupe. On n’était pas des comé­diens, cer­tains vou­laient jouer mais d’autres vou­laient juste racon­ter leur his­toire… ça a don­né notre pre­mière pièce « Fruit étrange® », qui trai­tait du racisme et des dis­cri­mi­na­tions. Ça a été une thé­ra­pie pour les par­ti­ci­pants qui ont pu racon­ter une his­toire qui rai­son­nait chez eux. Et voir ces sujets-là abor­dés d’une manière théâ­trale a tout de suite accro­ché très fort au niveau du public. Notre public, ce sont essen­tiel­le­ment des jeunes de 18 à 25 ans, beau­coup de sco­laires, beau­coup de filles, et majo­ri­tai­re­ment des musul­mans ou des gens d’origine maro­caine même si nos pièces sont ouvertes à tous et attirent aus­si d’autres publics via des partenariats.

Vos pièces sont toujours ancrées dans la vie ?

L’ancrage est tou­jours réel même si après on divague un peu. Pour nous, quand on écrit une pièce ou qu’on fait un ate­lier, c’est impor­tant de bien cer­ner ce dont on parle, de se poser des ques­tions, de se docu­men­ter, de ren­con­trer des spé­cia­listes etc. Pour « 381 jours », par exemple, qui raconte le boy­cott des bus par les Afro-Amé­ri­cains dans les années 60 mis en paral­lèle avec les inéga­li­tés ici et main­te­nant, on a étu­dié le mou­ve­ment des droits civiques et on a voya­gé aux Etats-Unis.

Je crois qu’il y a trois élé­ments qui font que ça plait et qu’on amène au théâtre des gens qui n’y avaient jamais mis les pieds. D’abord, une dimen­sion éthique, on veille à faire des spec­tacles « fami­liaux », où il n’y a pas de vul­ga­ri­té, ce qui ras­sure les parents. Ensuite, on est très enga­gé. Une pièce, c’est une autre forme d’expression poli­tique au même titre qu’une carte blanche, qu’un livre ou qu’une tri­bune. Et avec le théâtre, on peut expri­mer, à tra­vers une expé­rience humaine, toutes les contra­dic­tions et les nuances d’une situa­tion. Enfin, c’est un style qui parle au quar­tier, de l’humour popu­laire qui revi­site l’humour bruxel­lois, de l’autodérision, du second degré même s’il y des moments plus posés, émou­vant ou qui amènent à la réflexion. Les gens du public nous disent sou­vent qu’ils ont pas­sé un super moment avec notre pièce et appris plein de choses qu’ils n’auraient pas eues l’occasion d’apprendre sinon.

On col­la­bore éga­le­ment depuis près de 10 ans avec le CREMIS (Centre de recherche de Mont­réal sur les inéga­li­tés sociales et les dis­cri­mi­na­tions à Mont­réal) pour réa­li­ser des créa­tions théâ­trales qui uti­lisent des paroles non inven­tées, notam­ment celles issues de recherches de terrain.

Je peux aus­si citer « Bab Mar­ra­kech », qui raconte l’histoire d’Ismaël Akh­lal avec qui j’ai fon­dé l’asbl. « Mar­ra­kech », c’est le maga­sin de son père, où il a tra­vaillé un an. On en a fait une pièce. c’est un maga­sin de la Chaus­sée d’Ixelles où il y a un petit peu de tout, aus­si bien dans les pro­duits que dans les clients : des gens de l’est, des expats, des maro­cains, des turcs etc.

Et comment se passent les ateliers ?

On a com­men­cé à en orga­ni­ser en 2011, suite à de nom­breuses demandes d’associations, d’écoles ou de mai­sons de quar­tier. On tra­vaille sur l’expression, la confiance en soi, des dimen­sions qui sont aus­si impor­tantes pour nous dans un par­cours, sur­tout à l’âge char­nière des 15 – 20 ans. C’est du théâtre d’intervention. On se réfère beau­coup à Augus­to Boal et au théâtre de l’opprimé. Le thème n’est jamais impo­sé. On part de leur vie quo­ti­dienne pour abou­tir à un sujet qui peut être inté­res­sant à tra­vailler. On a créé une quin­zaine de pièces qui traite de l’austérité en Grèce, de l’égalité homme-femme, la télé­réa­li­té, de l’exclusion du chô­mage, de la famille, des per­sonnes sans-abris, de Molen­beek… Ces pièces sont ensuite don­nées pen­dant le fes­ti­val « En avant la jeunesse ».

Pourquoi lancer à présent un nouveau lieu, l’Épicerie ?

On a créé des pièces, on avait envie d’aller dans l’interaction, on est allé vers le théâtre ‑action, ça nous a ame­né à tra­vailler avec les jeunes et à lan­cer l’académie de théâtre. Aus­si bien par le volume d’activité, près de 90 repré­sen­ta­tions sont pré­vues cette sai­son, tous les ate­liers à mener, que la spé­ci­fi­ci­té de notre approche (le fait que notre théâtre soit enga­gé, bruxel­lois, popu­laire et musul­man) on ne trou­vait pas for­cé­ment de place ailleurs. Même si beau­coup d’institutions col­la­borent régu­liè­re­ment avec nous, ça res­tait très ponc­tuel à chaque fois. Pour répé­ter régu­liè­re­ment, déve­lop­per notre volume d’activité et réduire les coûts à long terme, il nous fal­lait un lieu propre. D’où ce pro­jet d’un lieu de dif­fu­sion de spec­tacle et d’ateliers qui sera aus­si une pépi­nière d’associations. L’Epicerie réuni­ra en effet Ras-El-Hanout mais ce ne sera pas la seule « épice ». Il y aura aus­si notam­ment le TYN (Talen­ted Youth Net­work qui fait de la for­ma­tion pour les jeunes) et l’Ancre des familles.

Le fait que vous assumiez votre point de départ musulman pose-t-il parfois problème, notamment pour trouver des financements publics ?

En fait, la dif­fi­cul­té n’est pas tel­le­ment d’avoir un peu de sub­sides, on arrive à en avoir un peu car beau­coup de gens réa­lisent que même si elles émanent de musul­mans, nos acti­vi­tés n’ont pas un aspect théo­lo­gique ou reli­gieux et sont ouvertes à tous, qu’on fait de l’éducation par la culture. Par­fois, il y a des rumeurs dans cer­tains cabi­nets selon les­quelles on serait finan­cés par les mos­quées… Alors que pour cer­tains, selon leur inter­pré­ta­tion de la reli­gion, théâtre, mixi­té dans les ate­liers, musique, notre approche enga­gée… cela ne va pas quoi ! Bref, on nous voit un peu comme « bor­der­line », des deux côtés. Ça nous fait pen­ser qu’on fait quelque chose d’équilibré ! On touche des sub­sides ponc­tuels mais, comme beau­coup d’autres asbl, on a du mal à avoir des finan­ce­ments plus struc­tu­rels. L’Epicerie compte essen­tiel­le­ment sur la débrouille — les sièges ont été don­né par la Mai­son de la Culture de Namur, la scène fabri­quée par les jeunes de l’OISP FTQP — et le crowd­fun­ding pour mener à bien ses acti­vi­tés. On est plu­tôt orien­té vers le finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tif : c’est notre public qui déci­de­ra si le pro­jet pour­ra abou­tir via leurs dons. Or, on sent un vrai sou­tien popu­laire et une vraie demande dans le quar­tier pour notre ini­tia­tive, on a la « bara­ka ». Les dons et les ins­crip­tions à nos ate­liers affluent même si on a encore besoin de moyens pour l’achat du bâtiment.

On peut d’ailleurs se poser la ques­tion des moyens mis en œuvre dans la culture à Molen­beek face à la radi­ca­li­sa­tion. La culture, c’est un des plus effi­caces moyens de pré­ven­tion, mais il est à déve­lop­per sur le long terme. Ça per­met d’éviter que des per­sonnes exercent l’extrême parce qu’elles sont elles-mêmes for­mées et fortes comme des rocs à l’intérieur. Or, aujourd’hui à Molen­beek, on met beau­coup de moyens dans des mesures de sécu­ri­té et on alloue si peu à l’éducation et la culture. Or, si le cadre ne change pas fon­da­men­ta­le­ment, si on fait ce qu’on a tou­jours fait, on obtien­dra ce que l’on a tou­jours obtenu.

Et est-ce que vous travaillez aussi l’identité belgo marocaine, « maroxelloise » ou l’identité musulmane, dans l’idée de se la réapproprier, alors même que les musulmans sont plus parlés par les médias – souvent mal d’ailleurs dernièrement – qu’ils ne parlent, et que la parole est rarement donnée aux musulmans ordinaires ?

Ça c’est vrai­ment l’idée même du Fes­ti­val Salam’A­ley­koum. C’est exac­te­ment cela ce que tu viens de décrire mais cet aspect est aus­si pré­sent sur d’autres pro­jets. Par exemple à l’occasion de l’opération « 50 ans de d’immigration maro­caine », on a fait une pièce qui s’appelle « Li Fet Met » qui conti­nue à tour­ner. « Li Fet Met » veut dire lit­té­ra­le­ment « le pas­sé est mort » et donc c’est une pièce de théâtre-action où on joue une pre­mière fois quelques scènes avec à chaque fois une issue dra­ma­tique néga­tive, puis on le rejoue avec le public pour trou­ver des solu­tions. Et donc, on est là dans une famille d’origine maro­caine, qu’on peut voir par exten­sion comme une famille issue de l’immigration tout court. On a le grand-père, que j’interprète, qui ne parle que la langue du pays d’origine, le petit-fils qui ne parle que la langue du pays d’accueil, la Bel­gique. Les parents qui sont au milieu doivent jouer un rôle de trans­mis­sion. Un jour, on demande aux enfants de faire un devoir sur l’immigration à l’école. Mais le petit-fils est inca­pable de com­mu­ni­quer avec son grand-père parce qu’ils ne parlent pas la même langue. Et puis le grand-frère rentre, il veut que sa mère lui fasse à man­ger, elle est en train de regar­der une série. Le père n’est pas là parce qu’il tra­vaille la nuit. Donc, il y a tout un imbro­glio qui est assez sym­pa­thique à dénouer. Une blog­geuse qui a assis­té à cette pièce a chro­ni­qué la pièce en disant que c’était un bon moyen de voir com­ment cela se passe dans une famille issue de l’immigration, que c’était non seule­ment mar­rant mais qu’en plus c’était par­ti­ci­pa­tif. Et de fait, on a des jeunes qui disent : « je pense que le pro­blème, c’est que la mère devrait être plus dis­po­nible pour untel ». Nous, on lui dit : « Viens monte, et prend la place de la mère » — et on rejoue la séquence, évi­dem­ment on l’aide un peu à com­prendre… on exerce un peu la pres­sion — c’est le concept du théâtre-action avec un oppri­mé et un oppres­seur. Et c’est inté­res­sant com­ment il le vit sur scène. Il y en a qui disent : « je ne me ren­dais pas compte de ce que c’était en fait, ma mère, je devrais lui embras­ser les pieds tous les jours parce que c’est impres­sion­nant tout ce qu’elle doit faire ! »

Et donc, on est là pour par­ler de quelque chose mais on n’est pas en train de stig­ma­ti­ser mais on essaye d’apporter des solu­tions. C’est une pièce qui marche très fort, beau­coup de femmes y assistent, et y par­ti­cipent. Cela per­met de faire et de dire sur scène des choses qu’on ne peut peut-être pas dire dans la vie de tous les jours parce que dans la vie de tous les jours on fait comme toujours…

Et que ça traite de problématiques qui parlent à vos publics mais qui n’apparaissent jamais dans les médias.

Exac­te­ment. Si c’était un repor­tage à la télé, on y aurait dit « Oh la la, la domi­na­tion patriar­cale ». Nous, nous avons une autre approche. Si le mari n’est jamais là, c’est aus­si parce qu’il fait un tra­vail de nuit parce que c’est le seul tra­vail qu’il a pu obte­nir avec ses qua­li­fi­ca­tions. Et puis lui sa « mis­sion », c’est comme cela qu’il a été édu­qué, c’est de pour­voir au besoin maté­riel de sa femme. On essaie de racon­ter un peu les per­son­nages et de se mettre à leur place, et puis de là, de bou­ger les lignes et de trou­ver des solu­tions. Quel­que­fois, on a des spec­ta­teurs qui disent que « ok, que c’est ça qu’il faut faire mais je ne le ferai pas parce que ce n’est pas réa­liste ». Il faut alors tra­vailler sur ce pour­quoi ils disent qu’ils ne le feront pas. Sur ce « ce n’est pas réa­liste qu’on change les rôles à ce point dans le foyer ». Dans tous les cas, pla­cer les gens dans la situa­tion, ça met le truc en ques­tion quand même, ça sème au moins une petite graine.

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