Pourquoi la culture du résultat mobilise les médias

Illustration : Page 20 du Vif N°7 du 15 février 2013

« Ce que nous coûtent le Par­le­ment fédé­ral et ses élus », titrait Le Vif/L’Express, le 15 février der­nier. L’hébétude média­tique pour le comp­table comme mesure de tout par­ti­cipe de l’approche ges­tion­naire et uti­li­ta­riste de la « socié­té glo­bale de l’information ». Ceints de leur nou­velle armure tech­no­lo­gique, les médias sont en pre­mière ligne d’une « mobi­li­sa­tion géné­rale », selon le mot d’Isabelle Sten­gers. Mais les jour­na­listes esta­fettes le savent-ils ?

Il suf­fit de par­cou­rir les pages de votre quo­ti­dien ou de votre maga­zine pré­fé­ré pour y être confron­té : les sujets qui trans­pirent le magné­tisme exer­cé par l’argent ou l’accumulation finan­cière en tant que sujets d’information bruts. À pro­pos de John­ny Hal­li­day : « La cash machine à pleins tubes » (le Vif/L’Express du 15 février 2013). En sport : « Ligue des Cham­pions : Lille veut la poule aux œufs d’or » (20 minutes, 21 août 2012). Éco­no­mie : « Pro­té­gez votre épargne » (le vif.be, 16 novembre 2012)…

Affleure, dans ces sché­mas récur­rents de la pré­sen­ta­tion de l’information, une lec­ture pro­pre­ment comp­table ou uti­li­ta­riste de la vie en socié­té. En témoigne aus­si le réflexe pro­fes­sion­nel de faire du com­ment au détri­ment du pour­quoi l’alpha et l’oméga des cadrages jour­na­lis­tiques : « Com­ment la négo­cia­tion gou­ver­ne­men­tale a échoué » ; « Dix mesures choc pour l’économie belge » ; « Le clas­se­ment des cent meilleurs hôpi­taux du pays »… Sans oublier l’omniprésent « Com­ment échap­per au fisc ».

En ver­tu de cette repré­sen­ta­tion du monde ins­pi­rée par le modèle d’action et de pen­sée des phi­lo­sophes uti­li­ta­ristes du 18e siècle et de leurs suc­ces­seurs, les pro­blèmes de la vie en socié­té, et notam­ment les pro­blèmes sociaux, sont posés, dans les médias et dans le dis­cours public en géné­ral, comme des pro­blèmes avant tout tech­niques, poli­ti­que­ment neutres, qu’il suf­fi­rait de « gérer » cor­rec­te­ment, avec les outils de l’efficacité maxi­male, pour les résoudre. Ges­tion de sa vie, qu’il s’agirait de conduire à la façon d’une entre­prise, ges­tion de l’éducation de ses enfants, ges­tion de ses amis sur Face­book, de ses col­lègues au bureau, ges­tion de sa sexua­li­té, ges­tion de son com­por­te­ment de recherche d’emploi, ges­tion de sa pauvreté…

LES MÉDIAS SONT L’IDÉOLOGIE

Cette pen­sée s’est trou­vée actua­li­sée, dans le sillage de la contre-réforme conser­va­trice de 1980 par l’avènement gra­duel du tout tech­no­lo­gique, et de la socié­té de l’information glo­bale, dite aus­si socié­té de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, por­tée sur les fonts bap­tis­maux, en 1995, à Bruxelles, par le G‑7 (groupe des 7 puis­sances les plus indus­tria­li­sées du monde).

Les nou­velles tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (NTIC), comme l’a mon­tré le théo­ri­cien de la com­mu­ni­ca­tion Armand Mat­te­lart, y sont vues en tant que « para­digmes domi­nants du chan­ge­ment social et cau­tions d’un monde plus trans­pa­rent ». Au point de pas­ser, impli­ci­te­ment, pour les fina­li­tés mêmes du déve­lop­pe­ment de ces socié­tés dites « sans idéo­lo­gies », ou comme les réponses à tous les pro­blèmes, ten­sions ou crises qui y surgissent.

Les médias ne véhi­culent plus, ou plus seule­ment, des idéo­lo­gies, sou­tient, à cet égard, Phi­lippe Bre­ton, ils sont eux-mêmes une idéo­lo­gie. L’avènement de celle-ci va de pair, signi­fi­ca­ti­ve­ment, avec la construc­tion du dis­cours sur les fins au terme des années 1980 : fin des idéo­lo­gies, fin du poli­tique, fin de l’Histoire, fin des classes et de leurs affron­te­ments, fin de l’intellectualité contes­ta­taire (taxée d’archaïque par les « nou­veaux intellectuels »).

Sur le plan de la sub­stance, la nou­velle arma­ture idéo­lo­gique de la « socié­té de la com­mu­ni­ca­tion » cesse de repo­ser sur la sta­bi­li­té, la sécu­ri­té col­lec­tive, la pro­tec­tion sociale, la soli­da­ri­té ins­ti­tu­tion­nelle, le long terme, attri­buts de l’action poli­tique de l’État et des orga­ni­sa­tions inter­mé­diaires du modèle social-démo­crate d’après-guerre. Se trouvent valo­ri­sés, à l’inverse, le court terme, le chan­ge­ment, la flexi­bi­li­té, l’instantanéité, les flux et mobi­li­tés conti­nues… dont la cir­cu­la­tion libre et sans entraves des infor­ma­tions, au sens large, c’est-à-dire aus­si des capi­taux. Et la com­pé­ti­ti­vi­té, l’efficacité et l’obligation de résul­tat, qui seraient le mono­pole du mar­ché, comme mesure de tout.

UN MONDE DEVENU IMMONDE

Durant cette période de fleu­ris­se­ment du mythe com­mu­ni­ca­tion­nel qu’ont consti­tuée les années 1980 et 1990, l’exploitation de la révo­lu­tion infor­ma­tique puis numé­rique, de l’e‑économie, de la socié­té Inter­net… va trans­for­mer, en les « court-cir­cui­tant », tous les lieux et toutes les ins­tances de la vie sociale. En ce com­pris les moda­li­tés et condi­tions de leur action réelle. Laquelle se déployait, jusque-là, dans le temps non pro­gram­mable de la pos­si­bi­li­té d’une poli­tique et d’une res­pon­sa­bi­li­té publiques.

La muta­tion s’adosse à une vision ges­tion­naire, uti­li­ta­riste et éphé­mère de la socié­té. En clair, une « socié­té jetable », pour le dire avec le phi­lo­sophe Ber­nard Stie­gler, qui pro­cède d’« une obso­les­cence struc­tu­relle et chro­nique des mar­chan­dises, mais aus­si des pro­duc­teurs, des appa­reils de pro­duc­tion et des consom­ma­teurs ». Ceux-ci se sentent jetables, eux-mêmes, et perdent le sen­ti­ment d’exister. Ce sys­tème mor­ti­fère voue tout ce qui consti­tue le monde et la vie à deve­nir déchets, êtres humains com­pris, « pro­dui­sant du même coup le sen­ti­ment que le monde est deve­nu au sens propre immonde », et la vie… « survie ».

Le consom­ma­teur jette le pro­duit pas­sé de mode, comme le spé­cu­la­teur, à la Mit­tal, jette l’entreprise qui lui sert, avant tout, à « faire une opé­ra­tion ». Non seule­ment, avance Stie­gler, ce capi­ta­lisme du dés­in­ves­tis­se­ment « s’autodétruit », parce qu’il est pro­duc­teur d’une insol­va­bi­li­té géné­ra­li­sée et inter­con­nec­tée, à l’origine, notam­ment, de la crise ban­caire, bien durable, elle. Mais, ajoute-t-il, « le pro­blème est que cette auto­des­truc­tion du capi­ta­lisme est aus­si la des­truc­tion du monde lui-même ».

BLITZKRIEG ET OCCUPATION DES ESPRITS

L’acceptation et l’intériorisation géné­rale de ce « modèle toxique » comme quelque chose de par­fai­te­ment nor­mal, émerge notam­ment dans ses tra­duc­tions média­tiques. On y déplore la pau­vre­té, on s’esbaudit ou on s’indigne devant tant de richesses cumu­lées par cer­tains, mais jamais, disait déjà le dra­ma­turge alle­mand Ber­tolt Brecht, on n’explique l’enrichissement des uns par l’appauvrissement des autres…

À ce lien man­quant, pro­fon­dé­ment poli­tique, les médias d’information cen­traux, eux-mêmes intoxi­qués, sub­sti­tuent en géné­ral la logique de l’efficacité des tech­no­bu­reau­cra­ties sou­ve­raines et dévastatrices…

« Mobi­li­sés » au cœur d’une armée en mou­ve­ment que rien ne doit ralen­tir, pour le dire avec la phi­lo­sophe Isa­belle Sten­gers, les médias, entre autres corps d’armée, recon­naissent, en effet, à celle-ci le droit de pou­voir tout détruire sur sa route pour faire pas­ser, avec elle, à tout prix, l’impératif de com­pé­ti­ti­vi­té. Vic­times directes ou col­la­té­rales de cette culture mili­ta­ri­sée du résul­tat : les emplois, les salaires, la réduc­tion de la durée du tra­vail et des car­rières, les pro­tec­tions liées à l’occupation d’un emploi, etc. En état de guerre, la fin ne jus­ti­fie-t-elle pas, plus encore, les moyens ?

De plus, c’est bien à une guerre-éclair, une Blitz­krieg, que l’on a affaire. La vitesse à laquelle pro­gressent tant ses mou­ve­ments que les infor­ma­tions qui en rendent compte, marque les esprits ; elle les « occupe » lit­té­ra­le­ment, selon l’expression de Paul Viri­lio, bien plus sûre­ment qu’elle ne les « pré­oc­cupe ». La puis­sance temps-espace de l’armée mobi­li­sée du capi­ta­lisme tech­no-glo­bal pro­duit de fait un effet de sidé­ra­tion. Elle anes­thé­sie la pen­sée. Ce qui per­met de cau­tion­ner, de manière aveugle, ses ravages, sociaux, éco­no­miques, démo­cra­tiques, humains, vitaux.

C’est ce que font, très exac­te­ment, sans le savoir, la très grande majo­ri­té des com­men­ta­teurs, lorsqu’après avoir pris acte de « l’inquiétude-de-ces-dizaines-milliers-de-gens-qui-descendent-dans-la-rue », ils les ren­voient quand même, in fine, à leur sta­tut de pions ou de variables d’ajustement des poli­tiques d’austérité bud­gé­taires à mener promp­te­ment, ou des « réformes struc­tu­relles » que l’on ne sau­rait repor­ter indéfiniment.

LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES

L’étendard du résul­tat comp­table et de l’efficacité ges­tion­naire fonc­tionne, le plus sou­vent, aux yeux du socio­logue Jean Blai­ron, comme un « leurre qui masque mal l’enjeu qu’il sert » : la maxi­mi­sa­tion des pro­fits et l’affaiblissement des contre-pou­voirs qui cherchent à se mettre en tra­vers de la mobi­li­sa­tion du capi­ta­lisme action­na­rial mon­dial. L’éco­no­misme ain­si triom­phant revient à dire, en somme, que « les affaires sont les affaires » et que toutes les affaires, publiques, comme pri­vées, ne sont jamais que des affaires, au sens du chiffre de celles-ci, aux­quelles il est vain de vou­loir s’opposer.

Ce qui est à l’œuvre, en fin de compte, der­rière ces « résul­tats cultu­rels de la culture du résul­tat », selon la for­mule aigui­sée de Blai­ron, c’est une « pro­lé­ta­ri­sa­tion cog­ni­tive » géné­ra­li­sée, une perte du savoir-pen­ser, au sens de Ber­nard Stie­gler. « L’expropriation de notre propre capa­ci­té de pen­ser ensemble ce qui nous arrive et ce qui a été détruit par la sépa­ra­tion même », pointe de son côté Isa­belle Stengers.

C’est pour­quoi la phi­lo­sophe des sciences pré­co­nise des « exer­cices de démo­bi­li­sa­tion » pour cha­cun, de manière à per­mettre à tous de pen­ser à nou­veau « les condi­tions de la réap­pro­pria­tion » d’une pos­si­bi­li­té de chan­ge­ment, demain, « à par­tir de l’exemple des autres », c’est-à-dire de nos rai­sons diver­gentes de vou­loir pen­ser un autre demain.

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