Il suffit de parcourir les pages de votre quotidien ou de votre magazine préféré pour y être confronté : les sujets qui transpirent le magnétisme exercé par l’argent ou l’accumulation financière en tant que sujets d’information bruts. À propos de Johnny Halliday : « La cash machine à pleins tubes » (le Vif/L’Express du 15 février 2013). En sport : « Ligue des Champions : Lille veut la poule aux œufs d’or » (20 minutes, 21 août 2012). Économie : « Protégez votre épargne » (le vif.be, 16 novembre 2012)…
Affleure, dans ces schémas récurrents de la présentation de l’information, une lecture proprement comptable ou utilitariste de la vie en société. En témoigne aussi le réflexe professionnel de faire du comment au détriment du pourquoi l’alpha et l’oméga des cadrages journalistiques : « Comment la négociation gouvernementale a échoué » ; « Dix mesures choc pour l’économie belge » ; « Le classement des cent meilleurs hôpitaux du pays »… Sans oublier l’omniprésent « Comment échapper au fisc ».
En vertu de cette représentation du monde inspirée par le modèle d’action et de pensée des philosophes utilitaristes du 18e siècle et de leurs successeurs, les problèmes de la vie en société, et notamment les problèmes sociaux, sont posés, dans les médias et dans le discours public en général, comme des problèmes avant tout techniques, politiquement neutres, qu’il suffirait de « gérer » correctement, avec les outils de l’efficacité maximale, pour les résoudre. Gestion de sa vie, qu’il s’agirait de conduire à la façon d’une entreprise, gestion de l’éducation de ses enfants, gestion de ses amis sur Facebook, de ses collègues au bureau, gestion de sa sexualité, gestion de son comportement de recherche d’emploi, gestion de sa pauvreté…
LES MÉDIAS SONT L’IDÉOLOGIE
Cette pensée s’est trouvée actualisée, dans le sillage de la contre-réforme conservatrice de 1980 par l’avènement graduel du tout technologique, et de la société de l’information globale, dite aussi société de l’information et de la communication, portée sur les fonts baptismaux, en 1995, à Bruxelles, par le G‑7 (groupe des 7 puissances les plus industrialisées du monde).
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), comme l’a montré le théoricien de la communication Armand Mattelart, y sont vues en tant que « paradigmes dominants du changement social et cautions d’un monde plus transparent ». Au point de passer, implicitement, pour les finalités mêmes du développement de ces sociétés dites « sans idéologies », ou comme les réponses à tous les problèmes, tensions ou crises qui y surgissent.
Les médias ne véhiculent plus, ou plus seulement, des idéologies, soutient, à cet égard, Philippe Breton, ils sont eux-mêmes une idéologie. L’avènement de celle-ci va de pair, significativement, avec la construction du discours sur les fins au terme des années 1980 : fin des idéologies, fin du politique, fin de l’Histoire, fin des classes et de leurs affrontements, fin de l’intellectualité contestataire (taxée d’archaïque par les « nouveaux intellectuels »).
Sur le plan de la substance, la nouvelle armature idéologique de la « société de la communication » cesse de reposer sur la stabilité, la sécurité collective, la protection sociale, la solidarité institutionnelle, le long terme, attributs de l’action politique de l’État et des organisations intermédiaires du modèle social-démocrate d’après-guerre. Se trouvent valorisés, à l’inverse, le court terme, le changement, la flexibilité, l’instantanéité, les flux et mobilités continues… dont la circulation libre et sans entraves des informations, au sens large, c’est-à-dire aussi des capitaux. Et la compétitivité, l’efficacité et l’obligation de résultat, qui seraient le monopole du marché, comme mesure de tout.
UN MONDE DEVENU IMMONDE
Durant cette période de fleurissement du mythe communicationnel qu’ont constituée les années 1980 et 1990, l’exploitation de la révolution informatique puis numérique, de l’e‑économie, de la société Internet… va transformer, en les « court-circuitant », tous les lieux et toutes les instances de la vie sociale. En ce compris les modalités et conditions de leur action réelle. Laquelle se déployait, jusque-là, dans le temps non programmable de la possibilité d’une politique et d’une responsabilité publiques.
La mutation s’adosse à une vision gestionnaire, utilitariste et éphémère de la société. En clair, une « société jetable », pour le dire avec le philosophe Bernard Stiegler, qui procède d’« une obsolescence structurelle et chronique des marchandises, mais aussi des producteurs, des appareils de production et des consommateurs ». Ceux-ci se sentent jetables, eux-mêmes, et perdent le sentiment d’exister. Ce système mortifère voue tout ce qui constitue le monde et la vie à devenir déchets, êtres humains compris, « produisant du même coup le sentiment que le monde est devenu au sens propre immonde », et la vie… « survie ».
Le consommateur jette le produit passé de mode, comme le spéculateur, à la Mittal, jette l’entreprise qui lui sert, avant tout, à « faire une opération ». Non seulement, avance Stiegler, ce capitalisme du désinvestissement « s’autodétruit », parce qu’il est producteur d’une insolvabilité généralisée et interconnectée, à l’origine, notamment, de la crise bancaire, bien durable, elle. Mais, ajoute-t-il, « le problème est que cette autodestruction du capitalisme est aussi la destruction du monde lui-même ».
BLITZKRIEG ET OCCUPATION DES ESPRITS
L’acceptation et l’intériorisation générale de ce « modèle toxique » comme quelque chose de parfaitement normal, émerge notamment dans ses traductions médiatiques. On y déplore la pauvreté, on s’esbaudit ou on s’indigne devant tant de richesses cumulées par certains, mais jamais, disait déjà le dramaturge allemand Bertolt Brecht, on n’explique l’enrichissement des uns par l’appauvrissement des autres…
À ce lien manquant, profondément politique, les médias d’information centraux, eux-mêmes intoxiqués, substituent en général la logique de l’efficacité des technobureaucraties souveraines et dévastatrices…
« Mobilisés » au cœur d’une armée en mouvement que rien ne doit ralentir, pour le dire avec la philosophe Isabelle Stengers, les médias, entre autres corps d’armée, reconnaissent, en effet, à celle-ci le droit de pouvoir tout détruire sur sa route pour faire passer, avec elle, à tout prix, l’impératif de compétitivité. Victimes directes ou collatérales de cette culture militarisée du résultat : les emplois, les salaires, la réduction de la durée du travail et des carrières, les protections liées à l’occupation d’un emploi, etc. En état de guerre, la fin ne justifie-t-elle pas, plus encore, les moyens ?
De plus, c’est bien à une guerre-éclair, une Blitzkrieg, que l’on a affaire. La vitesse à laquelle progressent tant ses mouvements que les informations qui en rendent compte, marque les esprits ; elle les « occupe » littéralement, selon l’expression de Paul Virilio, bien plus sûrement qu’elle ne les « préoccupe ». La puissance temps-espace de l’armée mobilisée du capitalisme techno-global produit de fait un effet de sidération. Elle anesthésie la pensée. Ce qui permet de cautionner, de manière aveugle, ses ravages, sociaux, économiques, démocratiques, humains, vitaux.
C’est ce que font, très exactement, sans le savoir, la très grande majorité des commentateurs, lorsqu’après avoir pris acte de « l’inquiétude-de-ces-dizaines-milliers-de-gens-qui-descendent-dans-la-rue », ils les renvoient quand même, in fine, à leur statut de pions ou de variables d’ajustement des politiques d’austérité budgétaires à mener promptement, ou des « réformes structurelles » que l’on ne saurait reporter indéfiniment.
LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES…
L’étendard du résultat comptable et de l’efficacité gestionnaire fonctionne, le plus souvent, aux yeux du sociologue Jean Blairon, comme un « leurre qui masque mal l’enjeu qu’il sert » : la maximisation des profits et l’affaiblissement des contre-pouvoirs qui cherchent à se mettre en travers de la mobilisation du capitalisme actionnarial mondial. L’économisme ainsi triomphant revient à dire, en somme, que « les affaires sont les affaires » et que toutes les affaires, publiques, comme privées, ne sont jamais que des affaires, au sens du chiffre de celles-ci, auxquelles il est vain de vouloir s’opposer.
Ce qui est à l’œuvre, en fin de compte, derrière ces « résultats culturels de la culture du résultat », selon la formule aiguisée de Blairon, c’est une « prolétarisation cognitive » généralisée, une perte du savoir-penser, au sens de Bernard Stiegler. « L’expropriation de notre propre capacité de penser ensemble ce qui nous arrive et ce qui a été détruit par la séparation même », pointe de son côté Isabelle Stengers.
C’est pourquoi la philosophe des sciences préconise des « exercices de démobilisation » pour chacun, de manière à permettre à tous de penser à nouveau « les conditions de la réappropriation » d’une possibilité de changement, demain, « à partir de l’exemple des autres », c’est-à-dire de nos raisons divergentes de vouloir penser un autre demain.