La défiscalisation des esprits

Photo : CC BY 2.0 par Taxhaven

L’information du moment l’a trop peu sou­li­gné : les mil­liers de cas d’évasion fis­cale mis au jour, en avril der­nier, par le Consor­tium des jour­na­listes d’investigation ne repré­sentent pas des pra­tiques erra­tiques, du fait d’une poi­gnée d’individus sans foi ni loi, aux marges du sys­tème ; elles sont les routes prin­ci­pales, quoique dis­crètes, du capi­ta­lisme mon­dial, tel qu’il s’est recom­po­sé, depuis une tren­taine d’années. Les « para­dis fis­caux », à point nom­més, sont, eux, des véhi­cules par­mi d’autres du sys­tème-monde dans lequel nous vivons. Mais la force de pro­pul­sion du moteur, l’essence du sys­tème, si l’on veut, c’est la défis­ca­li­sa­tion géné­rale de l’économie, des poli­tiques et… des esprits.

Le site d’information fran­çais Media­part, d’abord, le Consor­tium inter­na­tio­nal des jour­na­listes d’investigation, ensuite, ont appor­té les preuves de pra­tiques d’évasion fis­cale mas­sives, à large échelle et au plus haut niveau. Les jour­na­listes de Media­part et de ce que l’on a appe­lé l’Offshore Leaks ont fait, en la matière, un tra­vail d’orfèvres qui redonne à leur métier ses lettres de noblesse.

S’ils ont pu le faire, c’est en pra­ti­quant l’enquête au long cours, l’analyse et le recou­pe­ment rigou­reux de don­nées ori­gi­nales, et la mise en œuvre de coopé­ra­tions hori­zon­tales au sein de col­lec­tifs for­mels ou infor­mels de tra­vail. Soit l’inverse d’un jour­na­lisme contem­po­rain glo­ba­le­ment pres­sé, contraint à la course de l’immédiateté, occu­pé à la reprise et à la repro­duc­tion inces­sante du même (dès lors sans valeur), et enfer­mé dans des pos­tures de plus en plus soli­taires face aux machines à « faire du bruit ».

L’exception jour­na­lis­tique, ici, pour­rait-on dire, est par­ve­nue à ses fins non pas grâce, mais en dépit des normes de pro­duc­tion de l’information qui pré­valent dans les médias centraux.

La contre-réforme fiscale

Preuve en a été faite, en quelque sorte, par la cou­ver­ture média­tique, elle-même, de l’affaire Cahu­zac et de l’Offshore Leaks. En France, la logique évé­ne­men­tielle de l’appareil média­tique s’est concen­trée sur la dra­ma­tur­gie du men­songe et de la puri­fi­ca­tion morale, dres­sée comme un écran de fumée par le pou­voir. Dans l’autre cas, l’intérêt des médias a été sti­mu­lé, prin­ci­pa­le­ment, par l’ampleur des don­nées que le Consor­tium a ren­dues publiques, et l’onde de choc créée plus que sur la sub­stance même du choc…

Il a certes été ques­tion du manque à gagner pour le bud­get des Etats que repré­sente la sous­trac­tion à l’imposition de quelque 25.000 mil­liards d’euros par an, soit un tiers des richesses annuelles pro­duites dans le monde. Ceci au moment où les poli­tiques en vigueur en Europe imposent de sévères cures d’austérité ou de rigueur…

Mais rela­ti­ve­ment peu, en fin de compte, a été dit ou écrit sur le fond du pro­blème, c’est-à-dire l’origine des flots (ou tor­rents) de liqui­di­tés qui baignent les para­dis fis­caux : la contre-réforme fis­cale menée depuis les années 1980 par la plu­part des gou­ver­ne­ments, offi­ciel­le­ment dans le but de sti­mu­ler la crois­sance et créer de l’emploi. Elle s’est tra­duite par des réduc­tions d’impôts conti­nues sur les béné­fices des (grandes) socié­tés, sur le capi­tal et sur les reve­nus divers de la classe sociale qui détient celui-ci. En Bel­gique, rap­pelle oppor­tu­né­ment Arnaud Zacha­rie du CNCD, un action­naire qui touche 40.000 € de plus-value en ven­dant des actions ne paie­ra pas le moindre impôt, tan­dis qu’un sala­rié au reve­nu annuel impo­sable équi­valent devra s’acquitter de 14.000 € auprès du fisc.

Entre 1995 et 2009, selon des chiffres de la Com­mis­sion euro­péenne, le taux mar­gi­nal de l’impôt sur le reve­nu des per­sonnes phy­siques (c’est-à-dire le taux frap­pant la tranche de reve­nus la plus éle­vée) a bais­sé de 10,2 points dans l’Union à 27 et de 8,2 points dans la zone euro.

Dans un contexte intra-euro­péen et mon­dial de (mise en) concur­rence fis­cale des ter­ri­toires, de leurs sala­riés et de leurs diri­geants, les poli­tiques d’imposition des (grandes) entre­prises sont conçues comme un levier d’attraction. Le taux d’impôt moyen effec­ti­ve­ment payé, en Bel­gique, par l’ensemble des socié­tés avoi­sine les 10 % au lieu du taux nomi­nal léga­le­ment pres­crit de 33,9 %. Et les plus per­for­mantes et puis­santes d’entre elles ont un taux encore plus bas, sous les 3 %, voire nul.

L’effet jackpot

Ces poli­tiques de défis­ca­li­sa­tion mas­sive n’ont pas pro­fi­té à l’emploi, comme annon­cé, ni aux inves­tis­se­ments pro­duc­tifs. Elles ont, au contraire, per­mis de pri­va­ti­ser, lit­té­ra­le­ment, des sommes colos­sales sous­traites aux Etats et aus­si­tôt injec­tées dans les cir­cuits spé­cu­la­tifs finan­ciers et immo­bi­liers grâce à une autre contre-réforme : la libé­ra­li­sa­tion de la cir­cu­la­tion des capi­taux qu’avaient jus­te­ment vou­lu régu­ler les poli­tiques key­né­siennes du pré­sident Roo­se­velt confron­té aux dégâts du krach bour­sier de 1929. A nou­veau Wall Street, les places et les ins­ti­tu­tions finan­cières, glo­ba­li­sées désor­mais, se sont retrou­vées aux commandes.

Ces mêmes sommes, dont les col­lec­ti­vi­tés publiques ont été dépouillées, ont été valo­ri­sées grâce à des opé­ra­tions ou pla­ce­ments finan­ciers géné­reu­se­ment rému­né­rés par les banques et autres fonds. Béné­fices exo­né­rés d’impôt ou peu s’en faut.

Pri­vés d’une par­tie de leurs recettes fis­cales, dont la baisse a aggra­vé les défi­cits publics mesu­rés au PIB, les Etats ont alors bien dû emprun­ter davan­tage aux banques (ou aux mar­chés finan­ciers, ce qui revient au même). Celles-ci ont prê­té aux tré­so­re­ries publiques l’argent… que les hauts reve­nus et déten­teurs des capi­taux avaient pu éco­no­mi­ser sur leurs impôts, et grâce auquel ils ont pu se por­ter acqué­reurs de titres de la dette publique…

C’est la deuxième marche de la spo­lia­tion : les taux d’intérêt deman­dés aux Etats servent à rému­né­rer les banques, mais aus­si les riches dépo­sants de celles-ci.

La fac­ture du rem­bour­se­ment de la dette publique, quant à elle, est payée par un main­tien ou un accrois­se­ment de la fis­ca­li­té sur le tra­vail et sur la consom­ma­tion, d’une part, par une réduc­tion struc­tu­relle des res­sources de l’Etat et des ser­vices publics, au détri­ment des usa­gers, d’autre part. C’est la phase trois.

Ce triple « effet jack­pot » à base fis­cale, bien mis en lumière par le col­lec­tif des Eco­no­mistes atter­rés, ali­mente une dyna­mique de redis­tri­bu­tion à rebours des reve­nus du tra­vail vers les reve­nus du capi­tal, et des res­sources du public (peu à peu assé­ché et obli­gé de bra­der ses biens) vers le sec­teur pri­vé. Soit la néga­tion ou le ren­ver­se­ment des fon­de­ments mêmes de la loi fis­cale, tels que les pro­cla­mait la Révo­lu­tion fran­çaise en sti­pu­lant que « nul citoyen n’est dis­pen­sé de l’honorable obli­ga­tion de contri­buer aux charges publiques » et que « l’impôt doit être répar­ti en fonc­tion des facul­tés contributives ».

Le rejet culturel de l’impôt

La dyna­mique à l’œuvre, aux yeux du socio­logue Imma­nuel Wal­ler­stein, est, cepen­dant, aus­si ce qui a conduit l’économie-monde capi­ta­liste à s’éloigner trop de son point d’équilibre et à faire entrer celle-ci dans une crise struc­tu­relle. Laquelle est géné­ra­trice de « fluc­tua­tions chao­tiques et vio­lentes » dans tous les domaines, ain­si que d’une « incer­ti­tude chro­nique », y com­pris à court terme, qui tend à blo­quer la prise de déci­sion, à affai­blir les Etats et à sus­ci­ter une défiance crois­sante à l’égard des auto­ri­tés et des ins­ti­tu­tions publiques… Au moment même où l’action de celles-ci appa­raît plus impor­tante que jamais, les popu­la­tions récla­mant auprès d’elles à la fois pro­tec­tion et redres­se­ment de la situation.

Faute de pou­voir y répondre, les pou­voirs poli­tiques en place se trouvent dis­cré­di­tés et, avec eux, les struc­tures et moyens publics. L’incurie ou le sen­ti­ment d’incurie des gou­ver­ne­ments étouffe un peu plus l’esprit col­lec­tif. Selon une double enquête, menée au prin­temps 2013, auprès des popu­la­tions euro­péennes, 77 % des Fran­çais et 81 % des Ita­liens, par exemple, pensent que leur gou­ver­ne­ment ne réduit pas assez ses dépenses. Pour s’en sor­tir, les son­dés disent pré­fé­rer s’en remettre à la sphère pri­vée ; une majo­ri­té d’entre eux seraient prêts à délé­guer aux entre­prises la ges­tion des ser­vices publics : 62 % des Fran­çais et 61 % des Ita­liens pensent que ce serait sou­hai­table ou/et nécessaire.

Signe que, si des formes de résis­tance popu­laire et col­lec­tive, nou­velles ou tra­di­tion­nelles, mani­festent une volon­té de riposte, la rébel­lion se tra­duit majo­ri­tai­re­ment, pour l’heure, dans des expres­sions éphé­mères d’aigreur sociale ou dans des stra­té­gies de repli individuel.

Le refus de l’impôt, jugé tou­jours exces­sif et démo­ni­sé comme une forme de vol public ou d’atteinte à la liber­té per­son­nelle par la doxa de la « rage taxa­toire », est au cœur de l’une et l’autre de ces formes de vul­né­ra­bi­li­té : « On ne veut pas se lais­ser dépos­sé­der d’un des seuls moyens de s’en sor­tir », tra­duit un inter­lo­cu­teur de l’enquête.

Le man­tra néo­li­bé­ral de feu Madame That­cher, « La socié­té, ça n’existe pas », on le voit, reste plus que jamais incrus­té dans l’esprit majo­ri­taire du temps. Dans un contexte de désta­bi­li­sa­tion poly­morphe, de para­ly­sie poli­tique, de fata­lisme idéo­lo­gi­que­ment ins­til­lé dans les cer­veaux depuis des décen­nies (« Il n’y a pas d’alternative »), et de condi­tion­ne­ment cultu­rel par le consu­mé­risme et le diver­tis­se­ment média­tique, l’imaginaire social adhère, au moins par défaut, à « ce qui est ».

Par­mi d’autres fac­teurs, l’information domi­nante actuelle y contribue.

Elle en reste, trop sou­vent, à la dif­fu­sion des opi­nions, des témoi­gnages ou du vécu des gens, y com­pris d’experts, de spé­cia­listes ou de diri­geants. A ceux-ci, par exemple, on demande non pas de pen­ser mais de « réagir » à l’événement, en répon­dant à des ques­tions som­maires, tech­no­cra­tiques, non pro­blé­ma­ti­sées, du type « Que peuvent faire la Bel­gique ou l’Europe face à la fraude fis­cale ? » Et jamais ou, excep­tion­nel­le­ment, à une ques­tion, sans doute jugée par­tiale ou « mili­tante », comme « La fraude fis­cale est-elle, selon vous, une com­po­sante cen­trale du fonc­tion­ne­ment réel de l’économie, ou un dys­fonc­tion­ne­ment marginal ? »

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