Posture virginale du journalisme, magie sociale des médias

Chaque fois, c’est le même ciné­ma, qu’il s’agisse de la saga des pan­das, des (sans) chi­chis d’Elio Di Rupo, du déra­page ver­bal de Didier Reyn­ders. La répro­ba­tion des com­men­taires, au nom du sérieux exi­gé par le débat d’idées démo­cra­tique, est una­nime et immé­diate. Tout comme ne manque pas de l’être… l’ampleur de la cou­ver­ture jour­na­lis­tique réser­vée à l’incident ou au déra­page. Simple trouble schi­zoïde de la per­son­na­li­té média­tique ? Ou loi du champ ?

Ce qui cris­tal­lise le rap­port du jour­na­lisme contem­po­rain à ce type d’occurrence, a prio­ri pauvre en conte­nu signi­fiant (les édi­to­ria­listes le regrettent expres­sé­ment), c’est, d’une part, son extrême réac­ti­vi­té, sti­mu­lée par la concur­rence, dont celle, désor­mais, des réseaux sociaux, et, d’autre part, une pro­pen­sion géné­ra­li­sée à en faire aus­si­tôt « des tonnes ».

Dans les deux cas, la moti­va­tion est iden­tique : conser­ver le lea­der­ship, face à la concur­rence 2.0, dans le rôle dis­pu­té d’instance de légi­ti­ma­tion ou de consé­cra­tion de ce qui sera le « fait du jour ».

Or, c’est bien ce qui l’inquiète et le crispe dans ses contra­dic­tions, le jour­na­lisme d’information pro­fes­sion­nel, aujourd’hui, ne détient plus le mono­pole de cette fonc­tion dite d’agen­da : la facul­té pour ain­si dire « magique » de déter­mi­ner, jour après jour, le sujet qui fait débat dans l’espace public, mais aus­si d’en impo­ser les termes et les rythmes. Dit autre­ment, le sys­tème d’information tra­di­tion­nel n’est plus seul opé­ra­teur en chef du prin­cipe de « magie sociale », tel que l’ont défi­ni Pierre Bour­dieu et Patrick Cham­pagne. De quoi s’agit-il ? Rien moins que la logique de dis­tinc­tion et de pré­ten­tion à « célé­brer la messe » dans toutes les paroisses. C’est-à-dire à dis­tri­buer les divi­dendes de la légi­ti­ma­tion média­tique (sous forme de visi­bi­li­té) dans tous les domaines de la vie sociale.

Le célé­brant béné­fi­cie, pour cela, de la béné­dic­tion ou de la cau­tion impli­cite des parois­siens les plus inté­res­sés aux sources de gra­ti­fi­ca­tion que signi­fie l’irruption d’un prêtre exté­rieur à la com­mu­nau­té et aux propres règles de consé­cra­tion de celle-ci. Les figures « mau­dites » de l’expert ou du phi­lo­sophe média­tique ont pu incar­ner ce rapport.

Au prin­cipe de cette com­mu­nion, la magie sociale, à vrai dire, est double. En ce qu’elle par­vient, d’abord, à dis­si­mu­ler le rôle effec­tif des condi­tions tech­niques et col­lec­tives du tra­vail jour­na­lis­tique, au pro­fit de la seule « idéo­lo­gie de la grâce ». Elle occulte, tout aus­si sub­ti­le­ment, la dyna­mique de mar­chan­dage ou d’interaction, mutuel­le­ment inté­res­sée et consen­tie, qui unit le jour­na­liste-prêtre et le parois­sien qui reçoit l’onction de la visi­bi­li­té média­tique. Pour prix de la publi­ci­té qui lui est offerte, le second recon­naît au pre­mier sa pleine légi­ti­mi­té de « grand prêtre », tout à la fois comme ordon­na­teur du débat public, et comme pres­crip­teur de ce qui « vaut » ou pas la peine de faire l’actualité.

Com­ment opère la pres­crip­tion ? C’est le deuxième tour de passe-passe. L’illusion, ici, repose sur le concept de « l’être selon le dire » : les choses n’existent que si les médias en parlent, et la réa­li­té des choses est telle que la donnent à voir les médias à tra­vers les cadres d’interprétation ou de trai­te­ment qu’ils emploient. Les­quels, en fait, créent ou construisent le réel média­tique là où ils pré­tendent juste décrire ou reflé­ter la réalité.

SUBVERTIR EN SUBJUGUANT

Le prêtre, sur­tout s’il fait de sa mon­tée en chaire un spec­tacle, peut sub­ju­guer. Et conver­tir à sa reli­gion et aux règles de celle-ci les adeptes d’autres confes­sions. Les­quels tra­duisent, du coup, la façon de mener leur enga­ge­ment dans les termes de leur nou­velle obé­dience. C’est ce qui arrive, par exemple, quand le dis­cours et l’action la plus visible du champ poli­tique en arrivent à être conçus, à un degré plus ou moins signi­fi­ca­tif, en fonc­tion des impé­ra­tifs et des cri­tères de la com­mu­ni­ca­tion poli­tique à fina­li­té média­tique. Les mots pèsent alors davan­tage que les actes.

Dans sa théo­rie des champs appli­quée au jour­na­lisme, Pierre Bour­dieu a mon­tré com­ment les médias tendent à encou­ra­ger, dans les divers champs du monde social dont ils traitent, les com­por­te­ments, les stra­té­gies ou les pro­duc­tions qui cor­res­pondent le mieux aux attentes du champ média­tique. Il y a bel et bien, alors, dans le chef de ce der­nier, sub­ver­sion ou para­si­tage des normes de fonc­tion­ne­ment et de hié­rar­chi­sa­tion internes des milieux cou­verts. Ce rôle d’occupation et de colo­ni­sa­tion, le jour­na­lisme l’a endos­sé, sans vrai­ment le vou­loir ni s’en rendre compte, à mesure que se sont déve­lop­pés la puis­sance, d’abord, puis le pou­voir des médias. Occu­pa­tion volon­tai­re­ment consen­tie, certes, par ceux qui, y étant expo­sés, y collaborent.

En découle une rela­tion pro­fon­dé­ment ambi­guë tout à la fois de conni­vence et de concur­rence entre les jour­na­listes et leurs inter­lo­cu­teurs habi­tuels Les uns négo­cient l’espace de visi­bi­li­té média­tique qui leur est octroyé en échange de « retours » régu­liers indi­vi­dua­li­sés (infor­ma­tions ou inter­views exclu­sives, indis­cré­tions, témoi­gnages off…). Mais, au pre­mier faux-pas (ou ce qui sera esti­mé tel), l’un, tout consa­cré qu’il soit par l’appareil média­tique, peut se faire érein­ter par celui-ci ; en sens inverse, le jour­na­liste peut se voir blo­quer l’accès à l’information par sa source, ou être « trom­pé » par elle au pro­fit d’un média rival.

En tout état de cause, la tran­sac­tion entre les deux, plus impli­cite qu’explicite, demeure la condi­tion même de l’efficacité de toute l’opération. C’est ce qui explique aus­si que les uns et les autres cherchent spon­ta­né­ment à « se coop­ter » entre acteurs domi­nants dans leurs sphères res­pec­tives, ali­men­tant du même coup une logique conser­va­trice au sein de celles-ci.

RÉSONNER PLUTÔT QUE RAISONNER

Ce phé­no­mène d’osmose est connu de longue date… Mais pas, pour autant, recon­nu par les jour­na­listes eux-mêmes. Ouver­te­ment, du moins… L’admettre publi­que­ment ou, plus encore, inté­grer la donne média­tique à l’information quand cela s’avère per­ti­nent consti­tue­rait une désa­cra­li­sa­tion de la posi­tion du jour­na­liste-prêtre. Et la fin même de la magie. Pré­vaut, donc, seul, le mythe de l’« inno­cence sociale » de l’activité jour­na­lis­tique, tel que le pos­tule le dogme de l’objectivité.

Ain­si, dans nos exemples de départ, les com­men­taires de presse se drapent dans une pos­ture vir­gi­nale ou magis­trale, c’est selon, pour sanc­tion­ner les affres d’une com­mu­ni­ca­tion poli­tique jugée indigne. Comme si les petites phrases, les coups d’éclat ou les figures impo­sées du genre n’étaient pas conçus pour « nour­rir la bête ». Comme si ce n’était pas juché sur le podium d’une émis­sion de télé­vi­sion fla­mande qui l’accueillait que Bart De Wever est appa­ru dégui­sé en pan­da. Ou en rai­son de la sol­li­ci­ta­tion d’une émis­sion de diver­tis­se­ment de la RTBF que la par­ti­ci­pa­tion d’Elio Di Rupo et la stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion du PS ont été jugées sujettes à cau­tion. Comme si ce n’était pas via les réseaux sociaux et les forums numé­riques des médias eux-mêmes qu’avait pros­pé­ré, tout au long de la jour­née, la polé­mique autour de la phrase assas­sine de Didier Reyn­ders peu avant les élec­tions du 25 mai.

À cet égard, l’entreprise una­nime de psy­chia­tri­sa­tion qui a sui­vi du « cynique », « incon­trô­lable » ou « peu empa­thique » ténor MR a agi comme un écran de fumée… en regard de fac­teurs média­tiques endo­gènes. La ten­dance au spec­ta­cu­laire, au sexy, à la valo­ri­sa­tion du « poli­ti­que­ment incor­rect » nour­rit un effet de sur­en­chère. Pour être cru, il faut être cru, note, acerbe, Régis Debray… La polé­mique pour la polé­mique, la pro­vo­ca­tion, le hap­pe­ning sont dif­fu­sés sans (trop) d’état d’âme, désor­mais. Dans un éco­sys­tème satu­ré de bruit, la réso­nance l’emporte sur la sub­stance, comme mar­queur du posi­tion­ne­ment de chaque média à l’intérieur du sys­tème. On peut y voir un autre ava­tar du « monde liquide » triom­phant, concep­tua­li­sé par Zyg­munt Bauman.

Tenus de s’exprimer dans des for­mats d’expression et de dif­fu­sion réduits, de sur­croît, les inter­lo­cu­teurs des jour­na­listes se trouvent sou­vent, eux aus­si, alors, dans l’obligation de réson­ner plus que rai­son­ner. Fût-ce le plus rai­son­na­ble­ment pos­sible. Pres­sés d’aller à l’essentiel, ils sont ten­tés de mus­cler leurs tou­jours « petites » phrases (sujet-verbe-com­plé­ment, en ver­tu des lois du media-trai­ning), d’en faire une cari­ca­ture de leur pro­pos. Au risque, alors, de favo­ri­ser une récep­tion tou­jours plus scep­tique, voire pou­ja­diste de celui-ci.

La fonc­tion du jour­na­lisme de recherche, de ras­sem­ble­ment, de vali­da­tion et de publi­ca­tion cer­ti­fiée d’informations, estime, par­mi d’autres, quelqu’un comme Noam Chom­sky, est irrem­pla­çable pour nour­rir le débat démo­cra­tique. Aus­si cri­ti­quables puissent paraître la nature de l’information ou les biais de son trai­te­ment. Mais encore faut-il que le sou­ci de l’information l’emporte, dans la mesure de ce qui importe, sur les pas­sions lucra­tives qui transportent…

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