Comment les femmes et les hommes sont-ils généralement représentés dans les jeux vidéo grand public que vous avez étudiés ?
Vous faites bien de préciser « grand public ». Tous les jeux en effet ne sont pas le royaume du sexisme ordinaire. Quand bien même ils sont calibrés pour le grand public. Mais de fait, plus un jeu est grand public, plus on risque d’y croiser des représentations stéréotypées féminines et masculines. Dans les jeux de combat que j’ai étudiés, les personnages sont en règle générale extrêmement marqués : on sait vraiment si on a affaire à une fille ou un garçon, le doute n’est que rarement possible. Les corps ordinaires sont excessifs. Les femmes sont féminines – elles ont de la poitrine, des hanches – tandis que les hommes sont la plupart du temps athlétiques, musculeux. Les vêtements mettent les personnages en valeur de façon différente : pour les uns, il s’agit d’être viril ; pour les autres, il s’agit d’être sexy. Sur le plan de la gestuelle aussi, il y a beaucoup à dire. Un coup de pied donné à la tête, à l’écran, ne donne évidemment pas le même rendu selon que le personnage porte un kimono ou une jupe fendue jusqu’aux oreilles !
Et puis, un autre élément dérangeant. Quand on regarde de près le groupe constitué par les personnages masculins, il se révèle bien plus varié que celui constitué par les personnages féminins. Les hommes par exemple ont le droit de vieillir. Pas les femmes. Ainsi dans les jeux de combat, tous les personnages féminins ont entre 20 et 25 ans et le corps qui va avec. Les personnages masculins sont souvent plus âgés. Parfois même très âgés – c’est le mythe du vieux sage cher aux films d’arts martiaux. Les hommes ont aussi le droit d’être diversement corpulents – un yogi sera maigre, un sumotori plus enveloppé – quand les femmes, elles, sont soumises à la tyrannie du 60 – 90-60. Ainsi, les personnages masculins, s’ils sont souvent beaux et/ou musclés à outrance, ont aussi le droit d’être « normaux » voire moches ou disgracieux, alors que les personnages féminins ne l’ont pas. En vidéoludie, comme l’a remarqué le sociologue Manuel Boutet, la laideur féminine est rare et constitue encore une sorte de tabou.
Vous relativisez ces stéréotypes sexistes, car intervient également la façon dont on joue au jeu. C’est-à-dire ?
Les stéréotypes, dans les jeux vidéo, ne fonctionnentpas tout à fait comme dans les autres médias. Dans la pub par exemple, on va utiliser l’image d’un beau gosse pour vendre un après-rasage, d’une bimbo pour vendre une voiture.Dans les jeux vidéo, même quand les stéréotypes sexistes sont bien identifiables, la façon de jouer entre en ligne de compte et modifie le rapport qu’on entretient avec eux. Prenons un personnage masculin de bonne taille, bien découplé, portant une armure. Derrière ce personnage, il se peut qu’il y ait moi, c’est-à-dire une femme. Et ça, déjà, ça influe sur le stéréotype. Tout simplement parce que je vais jouer dans et avec ce personnage. Et parce qu’aussi, aujourd’hui, je serai cet homme, demain, cette femme, après-demain, ce monstre, etc. La façon dont on incarne son avatar, dont on va le faire bouger, agir, se mouvoir sont autant de manifestations de notre personnalité. Quand on parle des personnages de jeux vidéo, il ne faut jamais oublier cela.
Que le héros soit homme, femme ou autre, toujours il est manipulé. On peut donc avoir à l’image une fille très stéréotypée et en arrière-plan, aux commandes, un garçon. Et inversement. Un garçon peut donc se retrouver à vivre un stéréotype féminin. Une fille à vivre un stéréotype masculin. Et là, il peut se produire quelque chose du seul fait de la spécificité du média jeu vidéo. Pour jouer, en effet, il faut gagner, sans quoi le jeu s’arrête. Si le joueur veut pouvoir continuer à jouer, il doit apprendre à maitriser le corps dans lequel il se trouve : apprendre à connaître ses points forts, ses points faibles. Si au début les moqueries peuvent aller bon train, très vite, le joueur ne sera plus contre son personnage mais pour, avec, dans. Et le fait de vivre ainsi un stéréotype, de l’intérieur, peut aider à le dépasser.
Attention. Je ne dis pas que les stéréotypes sont une bonne chose, ni que leur déconstruction va se faire spontanément. Je dis que dans les jeux vidéo, on peut les expérimenter, à la différence, par exemple, de la publicité qui renvoie une image sur laquelle on n’a aucune prise.
À quelle condition pratiquer le jeu vidéo peut permettre ce dépassement des stéréotypes ?
Si on laisse les jeunes seuls devant les jeux, sans les inciter à questionner les représentations qui s’y déploient, sans les faire réfléchir à ce qu’ils voient et vivent, il ne se passera rien de spécial. Si le média jeu vidéo porte en lui la possibilité de déconstruire les stéréotypes, encore faut-il activer cette possibilité. Et ça, c’est le rôle des éducateurs et des enseignants.
Mais comment faire ? On peut commencer simplement. En diffusant par exemple, pour lancer la discussion, la vidéo d’un extrait de jeu mettant en scène un personnage féminin stéréotypé. Cela aura pour conséquence de faire émerger les différences de perceptions des uns et des unes et pourra conduire à une première prise de conscience. On pourra continuer en projetant une vidéo mettant en scène un soldat surarmé, une représentation, gageons-le, dans laquelle beaucoup de garçons ne se retrouveront pas. Les échanges qui se produiront autour de ces images pourront amener les jeunes à identifier certains stéréotypes et à se poser des questions. On pourra aller plus encore si on les fait jouer vraiment, en demandant à un garçon d’incarner un personnage féminin stéréotypé et à une fille d’incarner un personnage masculin stéréotypé. Les jeux vidéo, à mon sens et sur ce plan, sont une chance pédagogique. Parce que les stéréotypes y sont souvent grossiers, ils sont relativement faciles à repérer, à dénoncer, à mettre à distance et peuvent ainsi, paradoxalement, aider à construire l’égalité entre les femmes et les hommes.
Qu’est-ce qui différencie les jeux mainstream des jeux indépendants concernant les personnages féminins ?
Les stéréotypes sont beaucoup plus présents dans les jeux mainstream que dans les jeux indépendants. Par exemple, dans un jeu comme Braid, vous incarnez un héros qui ne correspond pas du tout aux stéréotypes virils véhiculés par les magazines. Le protagoniste est un employé de bureau un peu rondouillard, dégarni au sommet. Sa compagne l’a quitté et il se demande quelle erreur il a pu faire et comment il pourrait la réparer. Pour corriger son passé, il entreprend un voyage dans le temps. Dans Journey, on incarne un personnage vêtu d’une sorte de cape qui évolue dans un désert. On ne voit pas son visage. On ne connaît pas son sexe. On ne sait même pas quel est le but du jeu. Mais petit à petit, on découvre comment on peut agir sur ce monde et le modifier. C’est beau et poétique ; le plaisir est esthétique et graphique. Mais certains jeux grands publics sont assez ouverts aussi où on peut choisir le sexe de son avatar ou jouer successivement des personnages masculins et féminins. Dans Clive Barker’s Jericho, par exemple, un FPS un peu ancien déjà, il y a trois mecs baraqués, trois nanas bien foutues et un curé. Pour pouvoir gagner, il faudra incarner tour à tour chacun de ces personnages, car tous ont des compétences spécifiques qui sont nécessaires pour avancer dans le jeu.
Qu’en est-il des pratiques suivant le sexe ? On a souvent l’image des « gros joueurs », « hardcore gamers », des hommes jouant sur console ou PC à des jeux en réseau, de guerre ou de combat et de l’autre des femmes jouant plus ponctuellement à des jeux « casual » comme Candy Crush sur leurs tablettes ou leur téléphone. Est-ce exact ?
Statistiquement, c’est encore un peu vrai mais la réalité est plus subtile. Globalement, il y a à peu près autant de joueurs que de joueuses mais le ratio diffère selon les jeux. Certains sont plutôt utilisés par les garçons (par exemple, Call of Duty) d’autres plutôt utilisés par les filles (par exemple, Les Sims). Mais il y a des garçons qui jouent à Candy Crush Saga ou à Fable, et des filles qui apprécient les FPS. Si la plupart des gros joueurs sont des hommes, c’est le cas aussi d’un nombre non négligeable de femmes. C’est le problème avec les statistiques. Elles ont tendance à masquer les variantes et à faire disparaître tout ce qui est à la marge.
Enfin, il ne faut pas oublier que les joueurs ne jouent pas qu’à un seul jeu et qu’ils passent d’un titre à l’autre. Beaucoup aussi jouent à plusieurs, en ligne ou dans la vraie vie. Le père avec sa fille, la sœur avec son frère, le jeune mec avec sa copine, etc. Ça permet aux garçons de pratiquer des « jeux de filles » et aux filles de pratiquer des « jeux de garçons ». Ça permet aux uns et aux autres de trouver des terrains d’entente. Quel jeu vais-je choisir pour jouer avec elle ou lui ? Il y a des points de passage en fait. Rien n’est simple ni figé.
De nombreuses analyses sur le genre et les jeux vidéo peuvent se retrouver dans l’ouvrage collectif dirigé par Fanny Lignon Genre et jeux vidéo édité en 2015 par les Presses Universitaires du Midi.
Des vidéos didactiques réalisées par Anita Sarkeesian sur la question du traitement des femmes dans les jeux vidéo et la pop culture sont visionnables sur son site (avec sous-titres français). Les jeux vidéo et le genre sont également abordés dans le documentaire À quoi rêvent les jeunes filles ? réalisé par Ovidie. On y retrouve notamment des interventions de la blogueuse féministe Mar-Lard, très active sur les questions de sexisme dans les communautés de joueurs.