Fanny Lignon

Expérimenter les stéréotypes de sexe dans les jeux vidéo

Illustration : Julie Joseph

Fan­ny Lignon est maître de confé­rences en études ciné­ma­to­gra­phiques et audio­vi­suelles à l’Université Lyon I et membre du labo­ra­toire THALIM. Elle a mené plu­sieurs enquêtes sur le genre et les jeux vidéo et oriente actuel­le­ment ses recherches sur le couple joueur/personnage. Elle revient pour nous dans cet entre­tien sur les sté­réo­types de sexe véhi­cu­lés par ces jeux. S’il convient, dit-elle, de les dénon­cer, elle nous engage cepen­dant à rela­ti­vi­ser leur impact, en rai­son de la forme même du média. L’in­te­rac­ti­vi­té et le fait que ces jeux pro­posent aux joueurs et aux joueuses d’in­car­ner des per­son­nages peut en effet per­mettre, à condi­tion qu’une édu­ca­tion pré­ven­tive soit pra­ti­quée, de s’a­mu­ser tout en se jouant des stéréotypes.

Comment les femmes et les hommes sont-ils généralement représentés dans les jeux vidéo grand public que vous avez étudiés ?

Vous faites bien de pré­ci­ser « grand public ». Tous les jeux en effet ne sont pas le royaume du sexisme ordi­naire. Quand bien même ils sont cali­brés pour le grand public. Mais de fait, plus un jeu est grand public, plus on risque d’y croi­ser des repré­sen­ta­tions sté­réo­ty­pées fémi­nines et mas­cu­lines. Dans les jeux de com­bat que j’ai étu­diés, les per­son­nages sont en règle géné­rale extrê­me­ment mar­qués : on sait vrai­ment si on a affaire à une fille ou un gar­çon, le doute n’est que rare­ment pos­sible. Les corps ordi­naires sont exces­sifs. Les femmes sont fémi­nines – elles ont de la poi­trine, des hanches – tan­dis que les hommes sont la plu­part du temps ath­lé­tiques, mus­cu­leux. Les vête­ments mettent les per­son­nages en valeur de façon dif­fé­rente : pour les uns, il s’a­git d’être viril ; pour les autres, il s’a­git d’être sexy. Sur le plan de la ges­tuelle aus­si, il y a beau­coup à dire. Un coup de pied don­né à la tête, à l’é­cran, ne donne évi­dem­ment pas le même ren­du selon que le per­son­nage porte un kimo­no ou une jupe fen­due jus­qu’aux oreilles !

Et puis, un autre élé­ment déran­geant. Quand on regarde de près le groupe consti­tué par les per­son­nages mas­cu­lins, il se révèle bien plus varié que celui consti­tué par les per­son­nages fémi­nins. Les hommes par exemple ont le droit de vieillir. Pas les femmes. Ain­si dans les jeux de com­bat, tous les per­son­nages fémi­nins ont entre 20 et 25 ans et le corps qui va avec. Les per­son­nages mas­cu­lins sont sou­vent plus âgés. Par­fois même très âgés – c’est le mythe du vieux sage cher aux films d’arts mar­tiaux. Les hommes ont aus­si le droit d’être diver­se­ment cor­pu­lents – un yogi sera maigre, un sumo­to­ri plus enve­lop­pé – quand les femmes, elles, sont sou­mises à la tyran­nie du 60 – 90-60. Ain­si, les per­son­nages mas­cu­lins, s’ils sont sou­vent beaux et/ou mus­clés à outrance, ont aus­si le droit d’être « nor­maux » voire moches ou dis­gra­cieux, alors que les per­son­nages fémi­nins ne l’ont pas. En vidéo­lu­die, comme l’a remar­qué le socio­logue Manuel Bou­tet, la lai­deur fémi­nine est rare et consti­tue encore une sorte de tabou.

Vous relativisez ces stéréotypes sexistes, car intervient également la façon dont on joue au jeu. C’est-à-dire ?

Les sté­réo­types, dans les jeux vidéo, ne fonc­tion­nent­pas tout à fait comme dans les autres médias. Dans la pub par exemple, on va uti­li­ser l’i­mage d’un beau gosse pour vendre un après-rasage, d’une bim­bo pour vendre une voiture.Dans les jeux vidéo, même quand les sté­réo­types sexistes sont bien iden­ti­fiables, la façon de jouer entre en ligne de compte et modi­fie le rap­port qu’on entre­tient avec eux. Pre­nons un per­son­nage mas­cu­lin de bonne taille, bien décou­plé, por­tant une armure. Der­rière ce per­son­nage, il se peut qu’il y ait moi, c’est-à-dire une femme. Et ça, déjà, ça influe sur le sté­réo­type. Tout sim­ple­ment parce que je vais jouer dans et avec ce per­son­nage. Et parce qu’aus­si, aujourd’­hui, je serai cet homme, demain, cette femme, après-demain, ce monstre, etc. La façon dont on incarne son ava­tar, dont on va le faire bou­ger, agir, se mou­voir sont autant de mani­fes­ta­tions de notre per­son­na­li­té. Quand on parle des per­son­nages de jeux vidéo, il ne faut jamais oublier cela.

Que le héros soit homme, femme ou autre, tou­jours il est mani­pu­lé. On peut donc avoir à l’i­mage une fille très sté­réo­ty­pée et en arrière-plan, aux com­mandes, un gar­çon. Et inver­se­ment. Un gar­çon peut donc se retrou­ver à vivre un sté­réo­type fémi­nin. Une fille à vivre un sté­réo­type mas­cu­lin. Et là, il peut se pro­duire quelque chose du seul fait de la spé­ci­fi­ci­té du média jeu vidéo. Pour jouer, en effet, il faut gagner, sans quoi le jeu s’ar­rête. Si le joueur veut pou­voir conti­nuer à jouer, il doit apprendre à mai­tri­ser le corps dans lequel il se trouve : apprendre à connaître ses points forts, ses points faibles. Si au début les moque­ries peuvent aller bon train, très vite, le joueur ne sera plus contre son per­son­nage mais pour, avec, dans. Et le fait de vivre ain­si un sté­réo­type, de l’in­té­rieur, peut aider à le dépasser.

Atten­tion. Je ne dis pas que les sté­réo­types sont une bonne chose, ni que leur décons­truc­tion va se faire spon­ta­né­ment. Je dis que dans les jeux vidéo, on peut les expé­ri­men­ter, à la dif­fé­rence, par exemple, de la publi­ci­té qui ren­voie une image sur laquelle on n’a aucune prise.

À quelle condition pratiquer le jeu vidéo peut permettre ce dépassement des stéréotypes ?

Si on laisse les jeunes seuls devant les jeux, sans les inci­ter à ques­tion­ner les repré­sen­ta­tions qui s’y déploient, sans les faire réflé­chir à ce qu’ils voient et vivent, il ne se pas­se­ra rien de spé­cial. Si le média jeu vidéo porte en lui la pos­si­bi­li­té de décons­truire les sté­réo­types, encore faut-il acti­ver cette pos­si­bi­li­té. Et ça, c’est le rôle des édu­ca­teurs et des enseignants.

Mais com­ment faire ? On peut com­men­cer sim­ple­ment. En dif­fu­sant par exemple, pour lan­cer la dis­cus­sion, la vidéo d’un extrait de jeu met­tant en scène un per­son­nage fémi­nin sté­réo­ty­pé. Cela aura pour consé­quence de faire émer­ger les dif­fé­rences de per­cep­tions des uns et des unes et pour­ra conduire à une pre­mière prise de conscience. On pour­ra conti­nuer en pro­je­tant une vidéo met­tant en scène un sol­dat sur­ar­mé, une repré­sen­ta­tion, gageons-le, dans laquelle beau­coup de gar­çons ne se retrou­ve­ront pas. Les échanges qui se pro­dui­ront autour de ces images pour­ront ame­ner les jeunes à iden­ti­fier cer­tains sté­réo­types et à se poser des ques­tions. On pour­ra aller plus encore si on les fait jouer vrai­ment, en deman­dant à un gar­çon d’in­car­ner un per­son­nage fémi­nin sté­réo­ty­pé et à une fille d’in­car­ner un per­son­nage mas­cu­lin sté­réo­ty­pé. Les jeux vidéo, à mon sens et sur ce plan, sont une chance péda­go­gique. Parce que les sté­réo­types y sont sou­vent gros­siers, ils sont rela­ti­ve­ment faciles à repé­rer, à dénon­cer, à mettre à dis­tance et peuvent ain­si, para­doxa­le­ment, aider à construire l’é­ga­li­té entre les femmes et les hommes.

Qu’est-ce qui différencie les jeux mainstream des jeux indépendants concernant les personnages féminins ?

Les sté­réo­types sont beau­coup plus pré­sents dans les jeux mains­tream que dans les jeux indé­pen­dants. Par exemple, dans un jeu comme Braid, vous incar­nez un héros qui ne cor­res­pond pas du tout aux sté­réo­types virils véhi­cu­lés par les maga­zines. Le pro­ta­go­niste est un employé de bureau un peu ron­douillard, dégar­ni au som­met. Sa com­pagne l’a quit­té et il se demande quelle erreur il a pu faire et com­ment il pour­rait la répa­rer. Pour cor­ri­ger son pas­sé, il entre­prend un voyage dans le temps. Dans Jour­ney, on incarne un per­son­nage vêtu d’une sorte de cape qui évo­lue dans un désert. On ne voit pas son visage. On ne connaît pas son sexe. On ne sait même pas quel est le but du jeu. Mais petit à petit, on découvre com­ment on peut agir sur ce monde et le modi­fier. C’est beau et poé­tique ; le plai­sir est esthé­tique et gra­phique. Mais cer­tains jeux grands publics sont assez ouverts aus­si où on peut choi­sir le sexe de son ava­tar ou jouer suc­ces­si­ve­ment des per­son­nages mas­cu­lins et fémi­nins. Dans Clive Bar­ker’s Jeri­cho, par exemple, un FPS un peu ancien déjà, il y a trois mecs bara­qués, trois nanas bien fou­tues et un curé. Pour pou­voir gagner, il fau­dra incar­ner tour à tour cha­cun de ces per­son­nages, car tous ont des com­pé­tences spé­ci­fiques qui sont néces­saires pour avan­cer dans le jeu.

Qu’en est-il des pratiques suivant le sexe ? On a souvent l’image des « gros joueurs », « hardcore gamers », des hommes jouant sur console ou PC à des jeux en réseau, de guerre ou de combat et de l’autre des femmes jouant plus ponctuellement à des jeux « casual » comme Candy Crush sur leurs tablettes ou leur téléphone. Est-ce exact ?

Sta­tis­ti­que­ment, c’est encore un peu vrai mais la réa­li­té est plus sub­tile. Glo­ba­le­ment, il y a à peu près autant de joueurs que de joueuses mais le ratio dif­fère selon les jeux. Cer­tains sont plu­tôt uti­li­sés par les gar­çons (par exemple, Call of Duty) d’autres plu­tôt uti­li­sés par les filles (par exemple, Les Sims). Mais il y a des gar­çons qui jouent à Can­dy Crush Saga ou à Fable, et des filles qui appré­cient les FPS. Si la plu­part des gros joueurs sont des hommes, c’est le cas aus­si d’un nombre non négli­geable de femmes. C’est le pro­blème avec les sta­tis­tiques. Elles ont ten­dance à mas­quer les variantes et à faire dis­pa­raître tout ce qui est à la marge.

Enfin, il ne faut pas oublier que les joueurs ne jouent pas qu’à un seul jeu et qu’ils passent d’un titre à l’autre. Beau­coup aus­si jouent à plu­sieurs, en ligne ou dans la vraie vie. Le père avec sa fille, la sœur avec son frère, le jeune mec avec sa copine, etc. Ça per­met aux gar­çons de pra­ti­quer des « jeux de filles » et aux filles de pra­ti­quer des « jeux de gar­çons ». Ça per­met aux uns et aux autres de trou­ver des ter­rains d’en­tente. Quel jeu vais-je choi­sir pour jouer avec elle ou lui ? Il y a des points de pas­sage en fait. Rien n’est simple ni figé.

De nombreuses analyses sur le genre et les jeux vidéo peuvent se retrouver dans l’ouvrage collectif dirigé par Fanny Lignon Genre et jeux vidéo édité en 2015 par les Presses Universitaires du Midi.

Des vidéos didactiques réalisées par Anita Sarkeesian sur la question du traitement des femmes dans les jeux vidéo et la pop culture sont visionnables sur son site (avec sous-titres français). Les jeux vidéo et le genre sont également abordés dans le documentaire À quoi rêvent les jeunes filles ? réalisé par Ovidie. On y retrouve notamment des interventions de la blogueuse féministe Mar-Lard, très active sur les questions de sexisme dans les communautés de joueurs.

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