Quand la culture s’invite dans les conflits sociaux

Pochette d’un disque de chants de lutte vendu en soutien aux travailleurs en grève des Capsuleries de Chaudfontaine (1978, Coll. IHOES).

Dans une étude que nous avons consa­crée avec Éric Geer­kens à la conflic­tua­li­té sociale en région lié­geoise dans les années 1970, nous met­tions en évi­dence un renou­vel­le­ment de celle-ci mar­qué par l’émergence de formes inédites de luttes sociales et par le recours fré­quent à des inter­ven­tions cultu­relles. Aujourd’hui, alors que la Bel­gique est à nou­veau confron­tée à une crise éco­no­mique aigüe, il nous semble inté­res­sant, sur base de quelques conflits récents, de rap­pe­ler la place que la culture peut prendre dans les conflits sociaux et de mettre en relief cer­taines constantes ou évo­lu­tions depuis qua­rante ans.

Les années 1970 se carac­té­risent en Bel­gique par une aug­men­ta­tion impor­tante des conflits sociaux et une modi­fi­ca­tion de leur typo­lo­gie. Les moyens de pres­sion des tra­vailleurs sur le patro­nat prennent de nou­velles formes, plus radi­cales : séques­tra­tions, actes de sabo­tage, dépré­da­tions de machines ou de locaux, grèves de la faim et sur­tout occu­pa­tions d’usine (elles atteignent le nombre de 64 en 1977 – 1978 !). Sou­vent liées aux conflits d’ordre défen­sif, celles-ci s’inspirent du conflit mythique mené, en 1973, aux usines hor­lo­gères de Lip à Besan­çon. Elles s’accompagnent d’ailleurs par­fois, comme leur modèle fran­çais, de pra­tiques auto­ges­tion­naires, visant à prou­ver la via­bi­li­té de l’entreprise (Daphi­ca-Ere en 1974, Val-Saint-Lam­bert en 1975, Fon­de­ries Man­gé en 1976 – 1977, Salik en 1978, etc.).

Luttes sociales et culture : l’âge d’or des années 1970

Ces conflits aty­piques innovent éga­le­ment par leur connexion avec la culture. Dans la fou­lée de Mai 68, le monde ouvrier exerce sur les intel­lec­tuels enga­gés une fas­ci­na­tion qui conduit nombre d’entre eux à faire l’expérience du tra­vail en usine. Dans le même esprit, une série d’artistes prennent l’initiative d’aller à la ren­contre de la classe ouvrière. Dès 1969, le Théâtre de la Com­mu­nau­té de Seraing pré­sente de courts spec­tacles de « théâtre-tract » lors des pauses des ouvriers aux abords des entre­prises de la région lié­geoise. Plu­sieurs autres troupes (Théâtre des Rues, Ate­lier du Zoning, etc.) adoptent la même démarche et créent des sketchs ou des spec­tacles avec la par­ti­ci­pa­tion de gré­vistes (chez Farah, Salik, Sie­mens-Bau­dour…). Sur le plan musi­cal, le GAM, créé au début des années 1970, entend « mettre la lutte de classes dans la chan­son et la chan­son dans la lutte de classes ». Ce sou­hait s’incarne en 1974 dans un pre­mier disque de chan­sons de lutte réa­li­sé en col­la­bo­ra­tion avec les tra­vailleurs en grève des Grès de Bouf­fioulx. D’autres groupes musi­caux, tels Expres­sion ou Cigal, sui­vront l’exemple, entraî­nant la pro­duc­tion de nom­breuses chan­sons (Sher­wood Medi­cal, le Balai Libé­ré, Mar­tin-Frère, etc.) et de disques de lutte au sein d’usines en conflit (Sie­mens-Bau­dour, Gla­ver­bel, Fon­de­ries Man­gé et Cap­su­le­ries de Chaud­fon­taine, etc.). Cette par­ti­ci­pa­tion active des tra­vailleurs à la créa­tion artis­tique est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sante en ce qu’elle les rend « por­teurs de culture ». Ces col­la­bo­ra­tions ont par­fois débou­ché sur la créa­tion de groupes musi­caux ou de troupes de théâtre auto­nomes qui ont, à leur tour, par­ti­ci­pé aux innom­brables fêtes de soli­da­ri­té aux entre­prises en lutte mais qui ont rare­ment sur­vé­cu long­temps au conflit dont ils émanaient.

À par­tir du milieu des années 1970, il est de plus en plus cou­rant d’associer pra­tique cultu­relle et lutte sociale. D’autres ani­ma­tions artis­tiques viennent peu à peu appuyer les reven­di­ca­tions des tra­vailleurs : ciné-clubs, tour­nage de repor­tages sur les conflits, expo­si­tions, etc. Les occu­pa­tions d’usines se prêtent par­ti­cu­liè­re­ment bien à ces ren­contres entre le monde du tra­vail et celui de la culture. Elles s’installent en effet dans la durée et offrent aux artistes un lieu idéal pour venir à la ren­contre des tra­vailleurs momen­ta­né­ment déga­gés des lois contrai­gnantes du tra­vail (horaires, cadences…). Ces acti­vi­tés cultu­relles regroupent cepen­dant des réa­li­tés fort dif­fé­rentes selon qu’elles soient menées par des artistes à des­ti­na­tion des tra­vailleurs ou mises en place par les gré­vistes eux-mêmes ; selon qu’elles soient envi­sa­gées dans un but de dis­trac­tion pas­sive ou qu’elles par­ti­cipent acti­ve­ment à la lutte. Néan­moins, elles témoignent toutes d’un enga­ge­ment des artistes dans les mou­ve­ments sociaux et consti­tuent un extra­or­di­naire vec­teur de média­ti­sa­tion des conflits.

Le monde syn­di­cal intègre peu à peu cer­taines pra­tiques artis­tiques aux for­ma­tions de délé­gués. En découlent, par exemple, un ate­lier créa­tif ani­mé à Liège par l’artiste Gib­bon en vue de sen­si­bi­li­ser les délé­gués FGTB à l’expression gra­phique ou un ate­lier-théâtre mis en place par le Théâtre de la Com­mu­nau­té pour le syn­di­cat chré­tien. Ce der­nier débouche en 1977 sur le théâtre des jeunes CSC (future Com­pa­gnie du Réfec­toire) qui se pro­dui­ra régu­liè­re­ment lors de mani­fes­ta­tions syn­di­cales ou dans les entre­prises en lutte.

Au cours des décen­nies 1980 – 2000, on assiste à une rela­tive « paci­fi­ca­tion » des rela­tions sociales : le nombre moyen annuel de jours de grève est, dans les années 2000, divi­sé par trois par rap­port aux années 1970 et est his­to­ri­que­ment bas dans le sec­teur pri­vé. Outre sans doute l’amélioration glo­bale de la situa­tion éco­no­mique et l’augmentation moyenne du niveau de vie, plu­sieurs fac­teurs expliquent cette évo­lu­tion. Par­mi eux, la ter­tia­ri­sa­tion crois­sante du monde du tra­vail, le sec­teur des ser­vices étant plu­tôt carac­té­ri­sé par des conflits de courte durée. De plus, la concer­ta­tion sociale a évo­lué depuis les années 1970 vers un modèle de plus en plus cade­nas­sé dans lequel l’État inter­vient de manière récur­rente et où orga­ni­sa­tions patro­nales et syn­di­cales sont « invi­tées » à pri­vi­lé­gier au maxi­mum la concer­ta­tion. Enfin, à par­tir des années 1980, on assiste à la judi­cia­ri­sa­tion crois­sante des conflits col­lec­tifs, le patro­nat recou­rant de plus en plus régu­liè­re­ment à la jus­tice pour faire ces­ser les mou­ve­ments sociaux. Cette évo­lu­tion de la conflic­tua­li­té semble s’accompagner d’une perte d’intérêt du monde cultu­rel pour le monde du tra­vail et du dépla­ce­ment de la mili­tance vers de nou­velles causes jugées plus urgentes ou plus fon­da­men­tales (droits de l’homme, équi­libre Nord-Sud, ques­tions environnementales…).

La résurgence de la culture comme moyen de lutte ?

La récente crise des sub­primes a visi­ble­ment chan­gé la donne et entraî­né un dur­cis­se­ment des rela­tions sociales et le retour à une conflic­tua­li­té plus mus­clée : séques­tra­tions de membres de la direc­tion par les tra­vailleurs — notam­ment chez Car­to­mil­ls, Cytec et Arce­lor-Mit­tal — ou occu­pa­tions, comme chez Fiat-IAC et Royal Boch. L’analyse de quelques conflits récents semble indi­quer par ailleurs une soli­da­ri­té retrou­vée du monde cultu­rel avec celui du tra­vail. Ain­si, l’occupation de Royal Boch (février-mai 2009) évoque à bien des égards les ava­tars des années 1970. Très rapi­de­ment en effet, des artistes (dont la pho­to­graphe Véro­nique Ver­che­val et le met­teur en scène Daniel Adam) apportent leur sou­tien à ce combat.

Le théâtre consti­tue tou­jours, en région wal­lonne, l’un des sec­teurs cultu­rels les plus proches du monde des tra­vailleurs. Cela s’explique notam­ment par la place impor­tante du théâtre-action qui entend don­ner la parole à ceux qui se la voient habi­tuel­le­ment refu­ser, au tra­vers de spec­tacles conçus par et/ou pour eux. C’est donc natu­rel­le­ment qu’il s’inscrit dans le champ des reven­di­ca­tions, comme en témoignent le spec­tacle « SVP Fac­teur » de la Cie Alvéole et la Cie Buis­son­nière dénon­çant la désa­gré­ga­tion pro­gres­sive des ser­vices publics ou « Cadeau d’entreprise » du Col­lec­tif 1984 qui prend la forme du mur­ga, une pra­tique de contes­ta­tion popu­laire ori­gi­naire d’Argentine qui mêle car­na­val et cri­tique sociale, pour dénon­cer les restruc­tu­ra­tions d’entreprise réa­li­sées sur le dos des travailleurs.

Dans un monde de plus en plus domi­né par l’image, les syn­di­cats choi­sissent d’investir le champ audio­vi­suel. En 2008, la FGTB et les métal­lur­gistes de Liège pro­duisent ain­si le docu­men­taire « HF6 ». Récit d’une vic­toire syn­di­cale, il média­tise la déter­mi­na­tion des tra­vailleurs pour la relance du haut-four­neau 6 de Seraing et offre alors un mes­sage de fier­té et d’espoir, mal­heu­reu­se­ment contre­dit par l’actualité.

Le ciné­ma implique un long pro­ces­sus de créa­tion qui ne s’accorde pas tou­jours avec l’urgence des conflits. L’Internet, au contraire, par la visi­bi­li­té immé­diate qu’il confère, consti­tue un outil plus adap­té. Les orga­ni­sa­tions syn­di­cales n’ont pas tar­dé à le mettre à pro­fit : leurs sites pro­posent des clips rela­tifs à l’actualité syn­di­cale (mani­fes­ta­tions, prises de paroles de res­pon­sables) ou à cer­taines reven­di­ca­tions. Les Métal­los de la FGTB sont par­ti­cu­liè­re­ment actifs dans ce domaine. Ces repor­tages, proches, dans l’esprit, des courts métrages réa­li­sés jadis par Canal Emploi dans les usines occu­pées, s’en dis­tinguent par une dif­fu­sion sans com­mune mesure avec celle de l’ancienne télé­vi­sion com­mu­nau­taire. Pos­tés sur You­Tube, ces vidéo-tracts touchent un public très large et consti­tuent un des moyens de com­mu­ni­ca­tion essen­tiels des conflits. « Car­re­four dan­ge­reux », illus­trant la lutte contre le géant fran­çais de la grande dis­tri­bu­tion en 2009, a ain­si été vision­né par plus de 9000 inter­nautes en à peine quelques semaines !

Le com­bat mené contre Arce­lor Mit­tal en faveur du main­tien de la sidé­rur­gie en région lié­geoise a don­né lieu, au cours des der­niers mois, à quatre vidéos pro­duites par la FGTB et à des marques de sou­tien de divers acteurs cultu­rels. Ain­si par exemple, un groupe d’artistes proches de tra­vailleurs de l’entreprise sidé­rur­gique a créé un auto­col­lant « Full Mit­tal Racket » en clin d’œil au célèbre film de Stan­ley Kubrick. Paral­lè­le­ment, l’équipe du Centre cultu­rel Les Gri­gnoux pro­dui­sait une affiche sur la même idée. Plu­sieurs cho­rales (Les Canailles, le Conser­va­toire de Liège et la troupe du Grand­gou­sier, les Callas’roles, les Voix du Leo­nar­do, etc.) ont fait entendre leur voix aux côté des tra­vailleurs en inter­pré­tant des chants de luttes lors de mani­fes­ta­tions ou de piquets de grève. Par ailleurs, le Col­lec­tif Le Men­suel, tra­vaille actuel­le­ment à l’adaptation théâ­trale de L’Homme qui valait 35 mil­liards, œuvre de syn­di­ca­lisme-fic­tion où Nico­las Ancion ima­gine le kid­nap­ping du patron Laksh­mi Mit­tal par des ouvriers licen­ciés ! Plus fon­da­men­ta­le­ment, le conflit Arce­lor Mit­tal pour­rait consti­tuer à terme une date clé en termes de redé­fi­ni­tion de la stra­té­gie de lutte syn­di­cale. En effet, la FGTB Liège-Huy-Waremme lance au cours du mois de mai, une ini­tia­tive ori­gi­nale avec la pla­te­forme col­la­bo­ra­tive « Har­ce­lez Mit­tal » qui entend fédé­rer les jeunes, les artistes, les intel­lec­tuels, les tra­vailleurs et le syn­di­cat dans la lutte com­mune contre le sys­tème capi­ta­liste. Un appel sera pro­chai­ne­ment lan­cé auprès des artistes et créa­tifs de tous sec­teurs visant à sus­ci­ter des pro­jets à voca­tion sociale, éco­lo­gique, artis­tique ou culturelle. 

Conclusion

À la veille de la fête des tra­vailleurs, l’Union wal­lonne des entre­prises publiait une enquête qui dénon­çait le carac­tère « illé­gal » de 60 à 70% des grèves dans le sec­teur pri­vé en Wal­lo­nie (parce qu’elles se déroulent sans pré­avis préa­lable) et qua­li­fiait la séques­tra­tion de « mal wal­lon » (La Libre Entre­prise, 28 avril 2012, p. 2 – 3). C’est oublier un peu vite que la vio­lence n’est pas l’apanage syn­di­cal comme l’a mon­tré encore récem­ment l’action mus­clée d’une milice pri­vée envoyée par le patron de Meis­ter Bene­lux à Spri­mont pour sai­sir le maté­riel de l’entreprise. On peut d’ailleurs s’interroger sur cette concep­tion de la jus­tice qui estime légales les restruc­tu­ra­tions — même lorsqu’elles sont moti­vées par la seule loi du pro­fit — et taxe d’illégale la riposte des tra­vailleurs pour la défense de leur emploi et de condi­tions de vie décentes. Face à une éco­no­mie mon­dia­li­sée qui per­met toutes les dérives patro­nales et prive les tra­vailleurs d’interlocuteurs locaux, faut-il s’étonner que le recours à ces moyens de lutte plus radi­caux appa­raissent aux tra­vailleurs comme une des der­nières manières de faire entendre leurs revendications ?

Paral­lè­le­ment, la crise que connaît l’Europe a entraî­né un regain de la mili­tance dénon­çant l’injustice de plus en plus fla­grante de nos socié­tés et la toute-puis­sance arro­gante de la finance. Les artistes et acteurs cultu­rels y trouvent natu­rel­le­ment leur place, entraî­nant une résur­gence des pra­tiques artis­tiques dans les conflits sociaux. Les mou­ve­ments des années 1970 nous ont mon­tré à quel point le décloi­son­ne­ment des mondes du tra­vail et de la culture a nour­ri la com­ba­ti­vi­té. Sommes-nous en train d’assister à une nou­velle alliance de ces deux mondes et aux pré­mices d’une riposte géné­rale contre le capi­ta­lisme triom­phant ? Les ini­tia­tives évo­quées dans cette ana­lyse prouvent en tout cas que cer­tains sont déci­dés à rele­ver le défi !

En savoir plus...

Cet article est une version résumée et actualisée de l’analyse de Ludo Bettens « Quand la culture s’invite dans des conflits sociaux : une innovation des années 1970. Et aujourd’hui ? » disponible ici.

Éric Geerkens et Ludo Bettens, « Des occupations d’usine à la médiatisation culturelle » in Nancy Delhalle et Jacques Dubois (dir.), Le tournant des années 1970. Liège en effervescence, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2010, p. 62-82 & 303-312.

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