Les attentats de Paris et de Copenhague et les mobilisations citoyennes, par delà la souffrance et la tristesse, ont provoqué un débat protéiforme sur la définition, sans cesse réinterpellée, et sur la traduction concrète des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Il existe certes un très large consensus pour refuser catégoriquement tout dogmatisme et tout fanatisme. Cette attitude est même depuis quelques siècles un des attributs majeurs de la modernité. Mais au-delà de la nécessité évidente d’invoquer les vertus républicaines, la tolérance, la laïcité, la liberté d’expression, le respect d’autrui, il n’en reste pas moins que des interrogations surgissent sur le sens et l’articulation de ces principes au cœur de la cité.
Ainsi en est-il du débat, par nature complexe et souvent passionné, entre universalisme et particularisme. Entre unité du genre humain et identités singulières. Faut-il privilégier les composants communs à tous les hommes, au risque de l’uniformisation, du nivellement, voire de l’imposition d’une forme subtile de néo-colonialisme mental de l’Occident ? Ou faut-il mettre l’accent sur le droit à la différence, sur les spécificités propres à un genre, une préférence sexuelle, une religion, une appartenance régionale, une culture ?
Emmanuel Kant, le grand philosophe des Lumières, qualifiait de « pensée élargie » notre capacité à se mettre à la place de l’autre pour saisir son point de vue. C’est même cette faculté qui pourrait le mieux définir notre humanité. Élargir notre vue, sortir de nous-mêmes, ouvrir l’horizon. Se hisser au-dessus de nous. Exactement le contraire d’une identité close sur elle-même, univoque et monolithique. L’opposé d’un narcissisme unidimensionnel qui nous enferme dans une essence figée et définitive.
Hélas, pour des raisons complexes comme l’effondrement des grandes espérances politiques ou l’effritement d’un principe de sens émancipateur, chacun s’en retourne dans sa petite niche individualiste et s’y construit une identité d’une pureté dangereuse. Règne de l’infinie juxtaposition d’appartenances uniques alors que l’indépassable interdépendance des hommes entre eux et avec les écosystèmes devrait nous conduire vers le chemin d’une identité plurielle, complexe et mouvante selon les itinéraires existentiels de chacun.
Cette démarche suppose de prioriser l’universalité de l’humain contre la fétichisation du particulier. Et de postuler l’existence de valeurs et de vérités qui peuvent être admises par tous les humains, peu importe à ce stade leur sexe, leur religion, leur culture, leur langue ou leur tradition. Ainsi en va-t-il, à mon humble estime, de la connaissance scientifique, des droits et des libertés fondamentales de la personne humaine, de valeurs éthiques qui peuvent être mises en commun, du dialogue des cultures et des civilisations.
Ensuite, et seulement ensuite, toutes les spécificités et toutes les richesses de la diversité et de la différence devront se déployer et être respectées pour autant qu’elles ne s’opposent pas aux principes universalistes supérieurs. Il s’agit donc bien de hiérarchiser les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Le souci est d’amplifier le mouvement dans une plus grande globalité en y incluant à terme le non-humain, comme les animaux, et non de le restreindre vers le bas, par une réduction à une identité univoque, immobile et anthropocentrée. Place aux débats !