Entretien avec Vinciane Despret

L’homme et l’animal : faire la bête ?

Photo : Bertrand Gaudillère

Alors que la ques­tion du droit des ani­maux et de la souf­france ani­male prend de plus en plus d’importance dans les débats poli­tiques et média­tiques, nous avons inter­ro­gé, en col­la­bo­ra­tion avec le Centre d’Action Laïque et le CLAV, Vin­ciane Des­pret, phi­lo­sophe, psy­cho­logue et spé­cia­liste du droit des ani­maux qui enseigne à l’Université Libre de Bruxelles et à l’Université de Liège. Elle oriente sa réflexion phi­lo­so­phique sur le rap­port entre les hommes et les ani­maux. En quelques années, elle a écrit plu­sieurs livres sur cette ques­tion dont « Que diraient les ani­maux si on leur posait les bonnes ques­tions ? » Cette réflexion imper­ti­nente et iro­nique est au cœur de son travail.

Vous avez écrit « Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions ? », est-ce que cette manière de faire, poétique, littéraire, philosophique et scientifique, réinterroge en même temps l’homme, l’animal et la frontière entre l’animalité et l’humanité ?

Une pre­mière chose est à consta­ter, c’est qu’il y a beau­coup d’innovations dans les expé­riences scien­ti­fiques depuis quelques années. C’est-à-dire qu’on découvre qu’il y a des com­pé­tences aux­quelles on ne se serait jamais atten­dues de la part des ani­maux, ou en tout cas de ces ani­maux-là. Tout à coup, on découvre qu’on peut leur poser des ques­tions à pro­pos de ces com­pé­tences qui vont donc être évaluées.

Je vais prendre un exemple très simple. Fin des années 60, début des années 70, Gor­don Gal­lup va inter­ro­ger les chim­pan­zés en leur deman­dant s’ils sont capables de se recon­naitre dans un miroir. Mais il y a aus­si, fin des années 70, David Pre­mack et Georges Woo­druff qui veulent inter­ro­ger un chim­pan­zé « psy­cho­logue » car jusqu’à pré­sent on a beau­coup inter­ro­gé des chim­pan­zés « phy­si­ciens ». Les chim­pan­zés « phy­si­ciens » sont des chim­pan­zés aux­quels on donne un bâton, une banane et un tabou­ret pour voir s’ils sont capables de grim­per sur le tabou­ret et d’attraper la banane avec le bâton. Ils veulent donc à pré­sent inter­ro­ger des chim­pan­zés « psy­cho­logues ». Ils vont donc essayer de savoir si les chim­pan­zés ont « une théo­rie de l’esprit » c’est-à-dire : est-ce qu’ils sont capables de savoir ce qu’il y a dans la tête des autres, est-ce que c’est la même chose ou non que ce qu’il y a dans leur propre tête ? ». Et donc, des recherches un peu sur­pre­nantes vont se faire.

Ce qui devient beau­coup plus sur­pre­nant, c’est qu’à la suite de cela, cela deman­de­ra quand même 10 ou 15 ans, quan­ti­té d’autres scien­ti­fiques vont se deman­der si les chim­pan­zés, sont les seuls ani­maux qui pour­raient être cré­di­tés de ces com­pé­tences-là. Il y avait de bonnes rai­sons à cela, notam­ment car les chim­pan­zés étaient vrai­ment consi­dé­rés comme les « élus cog­ni­tifs », les favo­ris, parce que ce sont nos plus proches cou­sins, et donc qu’on était plus favo­rable à leur attri­buer des qua­li­tés qui sont proches des nôtres. Mais donc, d’autres scien­ti­fiques vont essayer avec des baleines, des élé­phants, et puis même avec des ani­maux de plus en plus sur­pre­nants comme des cor­beaux ou des pies et vont fina­le­ment décou­vrir que ces ani­maux-là ont aus­si ces compétences !

Mais quelles sont-elles exac­te­ment ces com­pé­tences ? Et qu’est-ce qu’elles ont comme signi­fi­ca­tion ? On se rend compte que ce sont pour la plu­part des com­pé­tences qui ont for­gé le propre de l’homme. Par exemple le sens de soi, la conscience de soi, la théo­rie de l’esprit, etc. Ce sont des choses qu’on a consi­dé­rées comme fai­sant par­tie de l’exceptionnalisme humain. Qu’est-ce que cela veut dire ? Et c’est ma façon de venir répondre par un détour à votre ques­tion : toutes ces nou­velles façons d’interroger les ani­maux, toutes ces nou­velles ques­tions qui leur sont adres­sées, en réa­li­té, tra­duisent le fait que cette fron­tière entre l’homme et l’animal est de plus en plus remise en ques­tion, de plus en plus dépla­cée, de plus en plus brouillée. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’existe plus. Et on enten­dra tou­jours une petite voix qui va dire « bon d’accord, on laisse tom­ber le rire, on laisse tom­ber la conscience de soi, on concède le sens de soi, etc., mais il nous reste encore le sens de la mort ». Puis d’autres scien­ti­fiques vont dire : « Mais atten­dez, est-ce que vous êtes si sûr de cela ? Est-ce qu’on ne pour­rait pas pen­ser que les ani­maux, quand ils ont l’air d’être en deuil pour leur congé­nère, ont un cer­tain sens de la mort ? ». Et puis re-contro­verse, reba­garre, redis­cus­sion autour de la fron­tière. En sachant très bien que les fron­tières sont les lieux les plus fré­quen­tés par les contre­ban­diers : il y a tout le temps du « tra­fic » aux fron­tières. Et c’est exac­te­ment ce qui est en train de se pas­ser dans cette fameuse fron­tière entre l’homme et l’animal. Cela devient un haut lieu de pas­sage, de tra­fic et de contro­verse, entre les garde-fron­tières qui disent « on ne passe pas », et ceux qui disent : « ces ter­ri­toires ne sont peut-être pas si sépa­rés que cela ».

Dans votre livre, vous évoquez des procès qui ont été faits dans les siècles précédents aux animaux comme les termites ou les cochons. Est-ce que vous pensez qu’un jour, pour déplacer encore un petit peu plus la frontière, les animaux devraient avoir des droits ? Est-ce qu’ils devraient pouvoir à nouveau être représentés devant les cours et tribunaux ?

Si vous sup­po­sez que, comme au Moyen Âge, les ani­maux puissent être incul­pés, faire l’objet de pro­cès et donc être tenus pour res­pon­sables de leurs propres actes, cela vou­drait dire que l’on n’est plus en termes de droits, mais qu’on est ici en termes de devoirs. Et c’est là tout le pro­blème avec les ani­maux : notre défi­ni­tion de la res­pon­sa­bi­li­té est une défi­ni­tion qui consti­tu­ti­ve­ment et struc­tu­rel­le­ment en exclut les ani­maux. Cela vou­drait dire qu’on va devoir défi­nir des ani­maux res­pon­sables alors que la notion même juri­dique de res­pon­sa­bi­li­té a été fabri­quée et qu’elle exclut cer­tains êtres hors de la sphère de ceux qui peuvent par­ti­ci­per au consen­sus, être d’accord, etc. C’est le pre­mier point.

En fait, les pro­cès d’animaux au Moyen Âge m’intéressaient car c’est une des façons dont on pou­vait conti­nuer à les cré­di­ter de ce que les Anglais appellent « Agen­cy », l’agentivité, c’est-à-dire le fait d’être consi­dé­ré comme soi-même auteur actant, auteur de ses actes. Cela m’intéressait de mon­trer qu’au Moyen Âge, que l’on consi­dère si bar­bare, si pri­mi­tif – même si on est reve­nu sur cette idée-là — cette manière de consi­dé­rer les ani­maux était extrê­me­ment inté­res­sante. Par exemple dire que les ani­maux peuvent être cou­pables et faire très atten­tion de leur offrir les cadres juri­diques de cette culpa­bi­li­té, avec des avo­cats qui les défendent. Ou en fai­sant la dif­fé­rence entre une truie qui a assas­si­né un enfant et ses petits qui, eux, ne vont pas être recon­nus cou­pables parce qu’ils seront consi­dé­rés comme imma­tures, ce qui pour nous appa­rait comme tota­le­ment absurde. La truie adulte serait res­pon­sable et pas ses enfants parce qu’immatures, on est donc dans un sys­tème juri­dique, très proche du nôtre, où l’immaturité jus­ti­fie la non-res­pon­sa­bi­li­té, mais où par contre l’animalité ne la jus­ti­fie pas. Cela m’intéressait parce que c’était une façon d’essayer de pen­ser que les ani­maux pou­vaient être auto­nomes, avoir des actions, avoir des volon­tés propres.

Je ne suis pas en faveur d’accorder des droits aux ani­maux, parce que la ques­tion des droits sup­pose des devoirs. En revanche, quand vous émet­tiez l’hypothèse qu’il y ait des gens qui puissent défendre les ani­maux dans des pro­cès, cela devient inté­res­sant parce qu’en effet, en tant que non-par­lant, en tant que ne pou­vant pas se défendre, il serait inté­res­sant de réflé­chir à des sys­tèmes, peut-être plus ins­ti­tu­tion­na­li­sés que ce qu’ils sont jusqu’à pré­sent, afin que les inté­rêts des ani­maux soient pris en charge.

Une der­nière chose concer­nant la ques­tion des devoirs. Il y a des tas d’animaux à qui ont sou­met des contraintes de devoirs. Bru­no Latour racon­tait ain­si qu’au Kenya, dans le parc natu­rel dont s’occupait le natu­ra­liste David Wes­tern, les élé­phants avaient droit à, je crois, deux pos­si­bi­li­tés de com­mettre une faute et qu’à la troi­sième, ils étaient sanc­tion­nés. Je trouve que c’est un sys­tème juri­dique extrê­me­ment inté­res­sant. Il y a des tas de petites inven­tions qui ont été menées qui montrent bien qu’il y a moyen quand même d’intégrer cer­taines formes, non pas totales, mais négo­ciées, pour ima­gi­ner que les ani­maux puissent être tenus res­pon­sables de cer­tains actes.

Cela me rap­pelle cette his­toire qui m’avait été racon­tée par un de mes col­lègues afri­cains, qui la tenait lui-même de sa grand-mère. Dans cer­tains vil­lages de son enfance, les lions ne pou­vaient pas trans­gres­ser la règle du « on ne tue pas les enfants ». Quand un acci­dent adve­nait, il y avait un rituel tout par­ti­cu­lier avec une musique très par­ti­cu­lière, tout le vil­lage sort avec des tam­bours et part à la recherche du lion cou­pable. Parce qu’il n’y a pas de doute qu’il y a un cou­pable dans cette histoire.

Même si ce n’est pas le lion qui a mangé l’enfant ?

On va d’abord le recher­cher même si ce n’est pas le lion qui a man­gé l’enfant. Puis ils vont tom­ber sur un lion, ils vont le dési­gner comme cou­pable et ils vont l’abattre de manière très ritua­li­sée avec une musique spé­ci­fique. Ma pre­mière réac­tion a tout de suite été : « oui, mais ce n’est pas for­cé­ment le pre­mier sur qui on tombe qui doit payer ! » Non, me répon­dait mon ami, c’est beau­coup plus logique que cela. Il est plus que pro­bable que ce lion-là soit cou­pable. D’une part, s’il est loin de la troupe, cela veut dire qu’il est déso­cia­li­sé. D’autre part, c’est celui qu’on trouve près du vil­lage. Or, les lions n’ont pas à se trou­ver près du vil­lage. S’il est près du vil­lage, c’est peut-être qu’il a déjà pris le goût du sang et qu’il est à la recherche de nou­velles proies : on a donc de fortes chances d’avoir affaire au cou­pable. Et de toute façon, c’est prag­ma­tique, cela marche : après il n’y a plus d’accident pen­dant un bon bout de temps. En fai­sant comme si le lion était cou­pable, en tout cas, cela a une cer­taine efficacité.

Ce qui m’a fort frappé dans votre livre, c’est le procès qui a opposé des moines à des termites et que les termites gagnent le procès, les moines sont condamnés à leur offrir quelques stères de bois par an. Est-ce que le système qui serait effectivement de permettre à des animaux de voir leurs droits reconnus et donc d’une certaine manière de faire passer aussi la logique d’une relative empathie avec les écosystèmes non-humains, est-ce que cela pourrait aller bien au-delà des mammifères ?

Cela montre qu’il y avait tout un sys­tème de pen­sée bien éla­bo­ré qui s’occupait très prag­ma­ti­que­ment de régler les conflits entre des humains et des colo­nies ani­males, c’est-à-dire des ani­maux qui, en très grand nombre, peuvent deve­nir pro­blé­ma­tiques. Avec la ques­tion du « être favo­rable aux droits des ani­maux » vous tou­chez du doigt la rai­son pour laquelle je ne peux pas être favo­rable non plus. Il n’y a pas que la ques­tion des devoirs. Quel ani­mal va béné­fi­cier d’un droit ? On va lais­ser pas­ser les chim­pan­zés, c’est tou­jours eux. Et pour­quoi eux et pas les cochons ? Et pour­quoi pas les vaches ? Et pour­quoi pas les cor­beaux ? Et pour­quoi pas les cor­neilles ? On va éta­blir une hié­rar­chie qui, loin de désta­bi­li­ser la hié­rar­chie et les fron­tières entre les hommes et les ani­maux, va d’une cer­taine manière les ren­for­cer parce qu’elles appa­raî­tront encore plus légi­times parce que plus juste. Or, je pense qu’une fois qu’on aura mis des droits de type sub­jec­tifs, parce que ce sont bien de ces droits-là dont on parle, cela vou­dra dire qu’on va enté­ri­ner d’une cer­taine manière le fait que cer­tains ani­maux ne soient plus des ani­maux et que d’autres ani­maux soient encore plus des animaux.

L’Assemblée nationale en France a justement sorti l’animal des biens meubles. Cette piste-là n’est pas celle que vous jugez la plus opportune pour défendre le droit des animaux. Quelle serait pour vous la mesure à prendre pour améliorer le sort de « nos frères d’en bas » ?

C’est inté­res­sant que vous par­liez des « frères d’en bas » [rires] ! Oui, mon frère d’en haut !

C’est la formule de Clémenceau je pense…

Elle me fait beau­coup rire, « nos frères d’en bas » avec cette idée de hié­rar­chie. Pour­quoi d’en bas ? Parce qu’on se tient debout ? C’est inté­res­sant tous ces réflexes de la pen­sée ! Nos frères d’en bas parce qu’on est beau­coup plus grand que cer­tains ani­maux ? Mais alors nous sommes les frères d’en bas des élé­phants et des girafes ? Com­ment font-ils là-haut ?

Je m’opposerais plu­tôt à des droits sub­jec­tifs qui don­ne­raient des droits… mais l’amendement de la loi fran­çaise, j’y suis tout à fait favo­rable, sans en connaitre à l’avance les consé­quences pos­sibles, en tant que cela atté­nue déjà quelque chose qui est source d’injustice. Pour ma part, je n’essaierais pas en termes de droits, j’essaierais plu­tôt par des petits actes concrets qui pour­raient faire évo­luer les choses.

Et pour moi un petit acte concret, qui ferait déjà évi­dem­ment hur­ler pas mal de monde, si on me lais­sait beau­coup de pou­voir et la pos­si­bi­li­té de poser une loi dans le domaine, ce serait à par­tir de main­te­nant, en Bel­gique, l’interdiction de l’insémination arti­fi­cielle sauf demande expresse ou cas extrême. Les humains en devien­draient donc les seuls béné­fi­ciaires. Cela veut dire qu’il fau­drait faire une demande par­ti­cu­lière pour obte­nir le droit à l’insémination arti­fi­cielle des ani­maux. Cela ne serait plus une pra­tique rou­ti­nière, de pro­to­cole, de réflexe, d’économie et de mar­chan­di­sa­tion du bétail, mais cela devien­drait un geste rare qui devrait être légi­ti­mé. À par­tir du moment où l’insémination arti­fi­cielle n’est plus auto­ri­sée, quan­ti­té de pra­tiques vont être modi­fiées : la façon dont on négo­cie le trans­port des ani­maux, la manière dont les ani­maux sont mis en contact les uns avec les autres, la manière dont on entre en contact avec eux, la manière de les envi­sa­ger et de les réi­fier. À mon avis, inter­dire l’insémination arti­fi­cielle — sauf cas excep­tion­nel qui devrait être légi­ti­mé — serait un très bon ralen­tis­seur et chan­ge­rait pas mal de choses.

Voici l’intégralité de l’entretien vidéo avec Vinciane Despret réalisé par le CLAV :

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