Ton parcours politique est connu de beaucoup. On en sait peu ou moins, en revanche, sur ton cheminement personnel, sur le milieu dans lequel tu as grandi, les études que tu as faites, ou encore tes premiers émois ?
Mon parcours est long. J’ai eu beaucoup de chance parce que je suis né dans un milieu post soixante-huitard très typique, car j’avais des parents qui n’étaient pas carolos. Ma mère était d’origine franco-flamande et tournaisienne, et mon père liégeo-namurois. Ils se sont installés à Charleroi parce qu’au début des années 70, Charleroi était véritablement le symbole des luttes sociales. C’était l’endroit où il fallait aller, où il y avait de grandes crises, et des grands mouvements sociaux comme à Liège. Bien plus qu’à Liège, même : c’était la capitale de tout ce qui bougeait dans le corps social, y compris sur le plan culturel.
J’ai grandi là et dans des tas de combats qui ont été extrêmement formateurs. Mes parents, notamment, ont fait la grève de la faim en 1970 contre les mesures d’éloignement des étudiants étrangers. Ils ont été fondateurs de tous les cercles interculturels possibles et imaginables. Ils ont été militants anti-nucléaire, je suis allé à Chooz et dans toutes les grandes manifestations des années 80.
C’est véritablement une chance que d’avoir reçu en héritage, à travers cette enfance festive et militante, un énorme ADN politique et culturel. C’était bien avant le PS parce que mes parents n’étaient pas socialistes, ils étaient communistes. Le PS est pour moi un parcours personnel et plus tardif, mais la gauche était présente chez moi bien avant.
Ce que tu viens de nous brosser, c’est l’implication du bain militant. Parle-nous un peu de ton parcours estudiantin ?
J’ai été en primaire dans une des premières écoles à pédagogie alternative qui s’est crée à Charleroi, une pédagogie une peu style Freinet mais mixte.
Puis, j’ai fait des écoles secondaires assez banales, catholiques, bien que venant d’une famille laïque. Cela m’a permis de me frotter à ce qu’était le cléricalisme dans les années 1980, très marqué encore à l’époque. C’était en plus aussi l’époque du sida. C’était aussi celle des combats dont « Touche pas à mon pote ». De belles expériences formatrices pendant l’adolescence.
Du monde de l’école je retiens deux ou trois profs qui m’ont éveillé précisément à la culture et en particulier à la littérature, mais mise à part cela, je n’ai pas de très grands souvenirs marquants.
Quand tu étais adolescent, quel était ton rapport à la culture ?
J’entendais Philippe Katerine, l’autre jour sur France Inter en revenant de vacances. Il expliquait comment, perdu dans sa Vendée natale à 15 – 16 ans, il avait lu tous les livres possibles et imaginables. C’est frénétique : tu en dévores un, puis deux… C’est un émerveillement et tu ne peux plus t’arrêter, tu veux avoir tout lu, tout digéré et tout connaître. J’ai connu un peu ce syndrome-là aussi. Ce que l’on nous enseignait à l’école était quand même très orienté vers la littérature française. C’est un peu la faiblesse de la Communauté française de Belgique : on ne lisait aucune littérature américaine, si bien que lorsque j’ai découvert la littérature américaine vers les 20 ans, j’en suis devenu et resté un fan. Les grands romanciers américains ont un sens du récit extraordinaire que les écrivains français ou francophones contemporains n’ont pas ou peu. Cela ne nous empêchait pas, à l’époque, d’être « gavés » de Gide pour qui j’ai une immense admiration, de Camus, de Sartre que j’aime comme romancier, de la grande poésie d’Aragon… Puis, j’ai découvert les auteurs italiens…
Les auteurs américains, justement. Quelles sont tes références ?
Un peu de tout, Norman Mailer, Philip Roth, Jonathan Franzen… Ce que je trouve fascinant, ce sont les grands récits épiques que proposent Philip Roth ou Jonathan Franzen. C’est la tradition d’un réalisme social pas si éloigné de la littérature italienne d’après-guerre : Pasolini, Elio Vittorini…
Tu as un rapport bien particulier à l’Italie, non ?
C’est un peu le hasard, mais c’est aussi lié aux voyages avec mes parents quand j’étais enfant, puis adolescent. J’y suis retourné seul, puis avec des amis. Il y a des choses difficilement explicables, comme ces endroits sur terre où tu te sens incroyablement bien. Pour moi, c’était l’Italie et ça l’est toujours d’ailleurs. La région dont je suis tombé amoureux, c’est l’Émilie-Romagne, la « terre rouge ». Cette région, aujourd’hui encore, est restée très politique. Ce n’est pas la belle Italie des cartes postales avec les vallons toscans que je trouve magnifiques, c’est la plaine du Pô, c’est Bologne, Ferrare… Il y fait un peu plus âpre, on y mange divinement bien, les villes et les filles sont subliment belles.
Tu portes un intérêt aussi à l’évolution politique italienne ?
Oui, il y a ce film magnifique Novocento « 1900 » qui se déroule dans la plaine du Pô. Un film qui met en exergue toute l’importance qu’a eu le mouvement social rural et les petites villes dans la culture de gauche. On peut facilement faire le parallèle avec la Wallonie. Moi, qui vient d’une grande ville industrielle, c’est une forme de socialisme jaurésien, municipaliste et rural que je connaissais moins bien. Et quand tu vois Novocento, tu réalises aussi toute l’importance du combat et des luttes féminines. Ces images et ces paysages sont magnifiques. J’ai dû voir ce film au même moment que je découvrais la région et il s’est créé une espèce de symbiose, une alchimie. J’ai des souvenirs gastronomiques, de rencontres et le tout se cristallise.
Est-ce qu’il y a eu un moment dans ta formation quelque chose qui t’a opposé politiquement ou moralement à tes parents, quelque chose qui t’a fait prendre éventuellement une autre direction ?
Mon père est mort trop jeune pour que je puisse avoir eu le temps, hélas, de me disputer avec lui. Comme je dis toujours, il ne m’a pas laissé le plaisir de « tuer le père ». Il l’a fait lui-même. Avec ma mère, j’ai eu des confrontations plus tardives sur certains sujets. Mais dans la quasi-totalité on tombe souvent d’accord. Ma mère avait une espèce de fascination pour toutes les rebellions, qui pour moi connaissaient une limite. Notamment ces mouvements nationalistes ou régionalistes comme les mouvements basques, corses, mouvements pour lesquels je n’ai jamais eu une profonde sympathie. Ma mère a une vision qui n’est pas favorable à l’Etat. Elle est avocate et elle milite pour la défense des droits et des libertés des citoyens, de la société civile, etc. Alors que l’État, le pouvoir, les partis, lui suggèrent une espèce de méfiance.
Si tu devais entamer une carrière artistique, vers quel domaine irais-tu ?
J’ai renoncé depuis très longtemps à cette idée.
Mais si tu avais une baguette magique ?
Vers la littérature, c’est l’art qui m’a le plus fasciné et plus récemment, je découvre de plus en plus la beauté de la photographie. J’avais cette espèce de bêtise que généralement beaucoup de gens ont, de considérer que la photographie n’est pas un art véritable, à part entière, puisqu’il suffit d’appuyer sur un bouton. J’avoue que pour moi c’était un peu un art mineur contrairement à la peinture ou au dessin.
Et puis je dois bien reconnaître que sous l’influence du Musée de la Photographie à Charleroi, j’ai vu des tas d’expositions. Je trouve que c’est un art extrêmement intéressant, peut-être qu’un jour je pourrais me balader avec un appareil photo. Cela me paraît plus ou moins à ma portée. Les appareils sont de plus en plus sophistiqués et j’aime ce côté intuitif et génial de trouver juste la scène, juste le trait dans le portrait ou l’expression, avoir l’œil et savoir que c’est à ce moment-là qu’il faut déclencher, ne pas rater l’instant précis.
Et en Belgique, tu as un auteur, un romancier favori ?
Emile Tissier. C’est un très beau témoignage de ce qu’est le parcours d’un intellectuel à gauche dans les années 1930, si difficiles. On lui doit cette très belle expression pour tous les acteurs intellectuels de la gauche : « Je suis un membre honoraire du prolétariat ». On ne sera jamais un prolétaire quand on est un dirigeant, mais on peut l’être quand même, d’une certaine manière, en tant que « membre honoraire ».
Et dans le cinéma ou l’art belge, les frères Dardenne par exemple ?
Je ne suis pas un fana de belgitude. Et ceux qui me frappe le plus, je le reconnais, sont flamands. Ce n’est pas fort dans l’air du temps de dire cela, mais je viens de lire le livre de Tom Lanoye et celui de Dimitri Verhulst qui viennent, tous les deux, d’être traduits en français. Ce sont là, à mon sens, deux magnifiques romans : « De Helaasheid der Dingen », mal traduit en français par « La merditude des choses », et « Spraakeloos » de Tom Lanoye, un portrait sur sa mère qui a perdu l’usage de la parole. Un peu à l’instar d’Hugo Claus qui a fait un portrait de la Belgique profonde. Ce n’est pas un portrait flamand, mais bien plus de la Belgique. D’ailleurs, les deux romanciers sont très antinationalistes et ouverts à la culture française.
Et dans le cinéma, c’est aussi du côté flamand, me semble-t-il, qu’il y a un dynamisme. Rundskop, « Tête de bœuf », film qui vient de sortir sur le trafic, les mafias des hormones, est un film vraiment marquant avec une belle prestation d’acteurs.
En revanche, je ne suis pas un grand fan des films des frères Dardenne je l’avoue, même si je les ai tous vus. Je trouve qu’ils ont eu une période assez magique autour de « Rosetta », « Le Fils » et « L’Enfant ». « La Promesse », j’aimais moins car il y a un côté donneur de leçons, rédempteur, qui est revenu avec « Le Silence de Lorna » et « Le Gamin au Vélo ». J’ai eu l’occasion de le leur dire, donc j’assume parfaitement. « Rosetta », « Le Fils » et « L’Enfant » sont trois films durs, bruts, qui sont dans la vraie tradition du réalisme social, un peu à l’italienne avec en plus cette caméra épaule, expérimentale. C’est parfois un peu dur, mais leur caméra glisse sur les choses avec discrétion, avec délicatesse, et elle cerne des aspects de la vie qui sont peu mis au grand jour, sans jugement aucun. Tandis que dans les derniers il y a toujours le sauveur, le rédempteur, c’est un thème moral avec lequel j’ai un peu de mal.
Calvino disait justement « Dans les arts, on ne doit jamais représenter la vertu ». Je trouve qu’il a raison. On ne demande pas ni à la littérature ni au cinéma de représenter le bien, on doit représenter les dilemmes et c’est à chacun ou aux lecteurs de se faire sa propre leçon.
Quelle est ta période préférée de l’histoire ancienne et de l’histoire contemporaine ?
Ce que je trouve fascinant dans l’histoire ancienne, c’est que les périodes que l’on trouve être des périodes formidables ne le sont pas du tout en réalité. Nous sommes occupés à le redécouvrir. Par exemple, j’ai été longtemps fasciné par la Rome républicaine, au Ier siècle avant notre ère, parce qu’il y avait le génie architectural et urbanistique, beaucoup plus que philosophique (il y a peu de poètes, de philosophes à cette époque-là, même s’ils mettent tout leur génie en œuvre). C’est un peuple composé de juristes et d’ingénieurs, et cela paraît captivant. Et puis, quand on relit l’histoire aujourd’hui, on se rend compte qu’il s’agissait de civilisations horribles, violentes, machistes, brutales, meurtrières.
La série télévisée « Rome », de ce point de vue-là, est remarquablement bien faite en ce qu’elle remet en mémoire toute cette dureté de Rome. Dans le très beau livre sur l’histoire des villes de Lewis Mumford, celui-ci fait toute l’apologie de la ville étrusque en disant qu’elle était aussi belle que la ville romaine, mais beaucoup plus propre, plus aérée.
C’est exactement la même chose pour la Renaissance et le Moyen-Âge. Nous avons une vision enjolivée de la Renaissance avec l’arrivée de la perspective, de l’architecture, de Florence et la Galerie des Offices, des grands peintres… Pour autant, la Renaissance est une période terriblement brutale, violente. Elle représente la peste, les maladies, les meurtres, les villes pestilentielles. De même, la fin du Moyen-Âge présente dans nos imaginaires est généralement identifiée à une période horrible, alors qu’elle est en fait la période où l’on redécouvre Aristote, les textes grecs, où le village médiéval est un village beaucoup plus ouvert, où les classes sociales se mélangent, etc.
En fin de compte, je n’ai pas une période préférée, mais je considère que certaines périodes sont mythiques. Paradoxalement, la Rome antique, la Renaissance, la Révolution française ne sont pas forcément les plus belles d’entre elles.
Tu évoques beaucoup l’architecture. Quel est ta ville préférée de ce point de vue ?
J’adore des tas de villes européennes. Je trouve que Turin est un musée d’architecture à ciel ouvert extraordinaire, qui n’est pourtant pas la ville la plus connue. Mais il est infiniment plus passionnant de passer un week-end à Turin qu’à Florence par exemple.
En Espagne, Grenade est une ville sublime. De plus, c’est une ville à la fois très catholique, à l’espagnole, mais aussi une ville juive et une ville musulmane, dotée d’une richesse architecturale – l’Alhambra est un joyau absolu — une ville très agréable, la magie de l’Andalousie.
Dans les personnages et dans les figures qui pour toi symbolisent l’engagement socialiste ou autre, dans toute l’Histoire, as-tu des modèles de l’action politique, comme Spartacus, Giordano Bruno, Jaurès ou Willy Brandt ?
Certainement Giordano Bruno qui est vraiment un personnage passionnant. Voilà justement un bel exemple de la Renaissance : c’est le philosophe, l’astronome qui sur son bûcher, assume jusqu’au bout. C’est là un très beau symbole. Je me souviens à l’époque, que notre regretté Ilya Prigogine, prix Nobel des sciences, mort tout récemment, avait fondé un comité Giordano Bruno à Bruxelles doté d’un prix, pour avoir à côté du prix Kasparov, la liberté de penser plus politiquement. C’est une très belle figure.
Jaurès est un personnage fascinant. Il a eu raison sur toute la ligne sans jamais user d’aucune arrogance. Il était très humble. Son engagement était total. Un homme qui vivait très simplement, qui n’était pas un tyran, d’une honnêteté totale. On peut le considérer comme étant un personnage fascinant dans l’engagement politique.
Sinon, j’ai de l’estime pour les gens un peu « sale type » comme Rousseau. Jean-Jacques Rousseau c’est un vrai sale type qui a abandonné ses enfants, terrible avec ses femmes, qui les a toutes trompées et laissées choir… et en même temps quel auteur à tout point de vue : social et politique. Son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, est un des textes qui m’a le plus frappé avec le Manifeste du Parti Communiste.
Quand tu lis ces textes tu n’en ressors pas indemne. Tu les lis d’un bout à l’autre. Le sens de la formule est magnifique, L’Emile, La nouvelle Héloïse etc.
On pourrait parler de Sartre qui est un théoricien de l’engagement. Est-ce que tu penses qu’il faut tendre au maximum vers une cohérence entre la vie telle qu’on la vit et l’engagement politique tel qu’on le pense ?
Je pense en effet que c’est préférable. J’ai quand même du mal avec les grandes figures de gauche qui vivent dans une richesse démesurée ou bien présentent une attitude vis-à-vis des femmes qui n’est pas très correcte.
Dominique Strauss-Kahn aurait fait un bon président de la République ?
Sincèrement, je ne pense pas car les vertus privées comptent aussi en politique. Il faut faire attention de ne pas rentrer là-dedans, de préserver cette sphère de l’autonomie, de la vie privée, mais il faut qu’il y ait une relative cohérence entre ton comportement et tes valeurs.
Pour moi, une figure comme Mitterrand qui a connu plusieurs femmes et eu des enfants cachés ne me posent absolument aucun problème, il n’a jamais préconisé la vie familiale, il n’a jamais défendu la famille comme valeur. Il n’y a donc pas d’incohérence.
Certes, il y a des attitudes problématiques dans l’itinéraire de Mitterrand. Mais, il reste le grand homme qui a enfin fait basculer la France à gauche et qui a réalisé des réformes magnifiques. Je me souviens comme si c’était d’hier de ma mère et leurs amis exultant devant cette petite télé noir et blanc parce que le portait de Mitterrand apparaissait, moment magique ! Ce moment, on le doit à Mitterrand. Mais au-delà de ce moment, il subsiste beaucoup de zones d’ombres.
Quel est ton rapport à la musique ?
Je l’ai apprise, car mes parents ont voulu qu’on ne laisse rien de côté. J’ai donc fait 5 ans de solfège, du saxophone. Je n’étais pas très doué et je n’ai pas persévéré, mais j’ai un frère qui joue magnifiquement bien du piano et qui touche à tous les instruments qu’on lui met entre les mains. Je reste quand même persuadé que cela reste une question de don. Si tu ne l’as pas, ce n’est pas la peine d’insister.
Et tes goûts musicaux ?
Extrêmement éclectiques. Ma première grande fascination est sans hésitation Gainsbourg que je continue à écouter très régulièrement. Bashung aussi. Moins Ferré, Brassens ou Ferrat. Eux, ce sont mes parents. Il s’agit d’une autre génération.
J’aime Aznavour, mais, en fin de compte, je ne suis pas un grand fan de la chanson française. Je trouve qu’il y a un appauvrissement terrible dans la chanson française à part Katerine.
Et la musique classique ?
J’en écoute pas mal. J’avais la chance quand j’étais étudiant à Bruxelles d’assister aux spectacles quasiment tous les soirs, gratuitement le plus souvent. En cherchant bien, il existe des tas de possibilités. Ainsi, on pouvait, en tant qu’étudiant, se rendre à l’opéra à La Monnaie pour 10 euros. Dans la même veine, Ars Musica et les Beaux-Arts pratiquaient aussi des tarifs bon marché. Aujourd’hui je continue, j’assiste à des concerts à Bozar ou au Conservatoire, avec toutefois une prédilection pour la musique française du début du XXe siècle : Ravel, Saint-Saëns, Debussy.
Côté rock alors ? Le rock belge ?
dEUS est un très grand et bon groupe de rock’n’roll. J’écoute moins Ghinzu, même si je dois le reconnaître, c’est un grand mélodiste. Le rock doit être un peu âpre, et Ghinzu manque d’âpreté. Avec des groupes comme Vismets, Puggy, nous sommes toujours dans la même déclinaison, la même répétition. dEUS, lui, a vraiment donné un son, une tonalité belge, anversoise, flamande. Il se passe vraiment quelque chose quand on écoute les disques de dEUS. Ils ont presque 20 ans aujourd’hui et ils n’ont pourtant pas pris une ride. Il existe une vraie recherche musicale propre à Tom Barman, le chanteur du groupe. J’ai découvert, récemment, Romano Nervoso, du rock’n’roll louviérois, un rock brutal. J’aime assez.
Ce qui est bien c’est que tu n’es pas Ministre à la Communauté française donc tu n’es pas obligé de dire que tu aimes les groupes « Communauté française » !
Ce n’est pas que je ne les aime pas, c’est simplement qu’il n’y a rien de vraiment percutant. Par contre, Philippe Katerine a sorti un album magnifique « Imbélice ». Il a un sens de la mélodie extraordinaire et compose de vrais textes. C’est vraiment un artiste très créatif, très profond, avec des références dadaïstes, un artiste comblé de nombreuses trouvailles, imaginatif. On lui trouve des similitudes avec Gainsbourg.
La Musique du monde, tu aimes ?
Moins. Il y a un côté autoréférentiel qui m’indispose. Les gens se connaissent entre eux, s’écoutent entre eux, c’est un tout petit monde finalement. Bien sûr comme tout le monde, j’ai trouvé génial Buena Vista Social Club. Je l’écoute d’ailleurs encore de temps en temps. C’est pour moi une découverte de la musique cubaine que je ne connaissais pas forcément. J’ai écouté des grands standards de la musique arabe et autres mais je ne vais pas faire semblant d’être un fin connaisseur ou que j’ai une grande culture ! Bien sûr, je prends plaisir à écouter Miles Davis ou Nina Simone.
Quel est ton rapport à la religion, souvent dans des familles laïques, il n’est pas rare de se retrouver dans l’école libre, est-ce que cela a été déterminant pour toi ?
Je suis athée complet, laïque et anticlérical assumé. Je n’éprouve aucune difficulté et j’ai du respect pour les convictions religieuses tant qu’elles sont vécues dans la sphère privée. Mais anticlérical ne signifie pas pour autant antireligieux. Cependant, il ne faut pas que la religion empiète sur quoi que ce soit. Je suis vraiment laïque au sens français du terme. Ainsi à Charleroi, cela faisait débat. J’ai hésité quand on a dit que l’on voulait interdire le voile dans les écoles secondaires. Il s’agit là d’une fausse décision pour moi car il y a peu de filles en réalité qui portent le voile. Nous étions contre toute forme d’exhibition de signes ostentatoires, toutes religions confondues. Disons très honnêtement, que la vraie raison était d’interdire purement et simplement le port du voile. On s’interroge si l’interdiction porterait sur le 1er cycle ou le 2e cycle. Dans mon groupe socialiste à Charleroi, où la sensibilité laïque est très forte, la majorité l’emporte en disant : interdisons-le à tout le monde.
Finalement, j’avais peur que ce genre de décision entraîne pour certaines familles un rapport à l’école très compliqué, qu’elles glissent vers le secteur privé. C’est là tout le dilemme de notre enseignement, le risque de vouloir confessionnaliser, et par-là même le risque de renforcer l’enseignement privé. En réalité, cela ne s’est pas produit du tout. À Charleroi et périphérie, il y avait onze filles concernées pour une ville qui connaît une grande concentration d’écoles, une ville de référence pour une zone de quasi ½ million d’habitants. Malgré une forte communauté maghrébine et turque, sur les onze filles voilées, il y en a six qui ont enlevé le voile et cinq qui ont changé d’école. De plus, cela s’est fait de manière négociée durant les vacances, si bien qu’à la rentrée de septembre il n’y a pas eu le moindre incident. C’est le même rapport à adapter à la fonction publique, très clairement pour les fonctions de représentation, il ne doit pas y avoir de signes convictionnels.
Parfois la gauche se complique la vie et adopte un rapport pas très net à la religion. Ainsi, pour ma part, je n’ai aucun problème avec les mosquées, elles ne sont pas des lieux religieux, ce sont d’abord des centres culturels qui sont aussi des lieux de culte. Il faut démythifier la mosquée. La première fois que j’ai mis les pieds dans une mosquée je me disais : « je vais devoir enlever mes chaussures, etc. ». Nous avons des images caricaturales. La mosquée est un grand ensemble où il peut à la fois y avoir des tas d’activités, un centre culturel, et un endroit de prières. La mosquée comporte aussi beaucoup d’autres fonctions communautaires.
Je reste toujours très clair en campagne lorsque je rencontre les gens. J’avoue être athée. Les grands religieux n’apprécient pas tellement, mais quand on présente le terme qu’on l’argumente, lorsque j’explique le pourquoi, les valeurs socialistes et humanistes qui sont miennes, l’athéisme n’est pas fondamentalement très différent des valeurs de solidarité que l’on retrouve dans le christianisme ou dans l’islam. Du cou, tout s’éclaircit. Il faut donc assumer son athéisme très clairement sans être dans des valeurs de gauche hasardeuses.
Que penses-tu de ce qui se vit concrètement dans les plannings familiaux dans le choix d’une décision à un moment donné que ce soit en matière d’avortement, d’excisions etc. ? En tant qu’humaniste tu mets la personne en avant par rapport aux convictions, aux croyances collectives ?
Je comprends toute une série de situations individuelles et je pense que ce sont des phases de transition et que par conséquent il ne faut pas être trop carré sur ce plan. En même temps je trouve que parfois, il faut régler ces problèmes-là de manière pragmatique et discrète. Mais il faut que le discours soit clair. Il doit être un discours d’intégration dans des grands principes partagés. L’accommodement raisonnable est ce qui se pratique concrètement dans les communes et les CPAS depuis des décennies sans pour autant en faire tout un discours.
Mais il y a un discours qui monte ces dernières années en puissance sur l’échec de l’intégration et de l’interculturel. Qu’en penses-tu ?
Il y a eu une immigration de travail et il est clair que ces premiers arrivés se sont facilement et rapidement intégrés à la fois grâce au travail et l’engagement syndical. Si bien que lorsqu’est arrivée l’heure du regroupement familial additionné au chômage de masse, tout est devenu beaucoup plus compliqué. Notamment dans les années 1990. Ne pas le reconnaître, c’est s’aveugler face à la réalité. Par contre, j’ai l’impression qu’aujourd’hui, c’est beaucoup moins compliqué. Je suis peut-être trop optimiste mais j’ai l’impression que concrètement les choses se détendent relativement en Wallonie. À Bruxelles, c’est différent. Les évolutions sociologiques sont tellement rapides, et a fortiori plus compliquées et stratifiées territorialement. De Molenbeek à Woluwe-Saint-Pierre, tu passes véritablement d’un monde à un autre.
Que ce soient à Charleroi, à Liège, à Mons ou à Namur, ces villes ne connaissent pas des ruptures aussi brutales. Aiseau-Presles compte une communauté turque laïque importante depuis longtemps. En effet, cette paisible petite bourgade vivait des charbonnages juste à côté, sa population turque était bien intégrée. Par la suite, ils ont créé comme disaient les gens, l’école des Turcs avec l’esprit communautaire. Ils voulaient contribuer à développer des fonctions comme des écoles de devoirs, des centres de sports et aussi une école. Ils ont eu les autorisations pour autant qu’ils respectaient toutes les règles et la vie des gens du quartier. Aujourd’hui, c’est une école qui connaît un beau succès, les élèves portent un uniforme, synonyme pour les gens d’une certaine autorité.
On constate qu’il existe une vraie demande d’autorité et de règles dans les milieux populaires. La gauche post-soixanhuitarde devrait en faire un examen de conscience. Clairement, cette culture libertaire qui était nécessaire à un moment donné pour sortir d’un carcan mental de la vieille bourgeoisie, catholique, conservatrice et même libérale conservatrice, a été sans nul doute de bonne augure. De nos jours, il y a une réflexion à avoir sur le besoin du retour à un enseignement simple, fondamental avec de l’ordre et de la discipline.
Par exemple, dans l’école de mes enfants, où il y a 50 % d’élèves issus de l’immigration, celle-ci engrange beaucoup de succès auprès des populations étrangères car il existe de vraies règles à observer, l’ordre dans les rangs etc. Certes ces règles sont parfois un peu excessives mais au moins on apprend ce que c’est la règle, au moins on peut la contester.
Tu as en fait suivi l’enseignement type Freinet ? Tu n’as pas connu de problème d’adaptation en secondaire ?
Ce n’était pas vraiment du Freinet, c’était une école libre qui a essayé d’entrer un peu dans les cycles, ce qui était très avant-gardiste. Je n’ai pas eu de difficulté à m’adapter par la suite car c’était un mixte assez amusant, j’avais un instituteur de 6e primaire – je l’aime beaucoup et je le revois de temps en temps – il était l’incarnation de l’instituteur à l’ancienne. Il s’appelait Célestin Brix et il portait encore un tablier gris. Il venait en costume-cravate tous les matins à l’école, il portait son tablier gris pour ne pas mettre de la craie sur son costume et sa mèche toute droite. Il était extrêmement rigoureux, un peu à la Pagnol, à la Jules Ferry. Mais en même temps on avait adopté les cycles. Les après-midis, on travaillait mais on n’étudiait pas. On réalisait des activités créatives, artistiques, des bricolages etc. Il pratiquait les deux approches pédagogiques. Cela fonctionnait plutôt pas mal auprès des élèves.
Au fond tu étais parti pour faire une carrière de brillant intellectuel. On pouvait lire tes articles dans Libération concernant tes recherches en science-politique. Qu’est-ce qui a été le déclic de ce passage assez rare du monde « intellectuel » au monde de l’engagement politique ?
Le grand avantage c’est que je n’ai pas vraiment eu l’occasion de choisir. Tu ne te poses dès lors pas ce genre de question. Un jour on m’a demandé « Es-tu prêt à mettre un peu d’ordre dans la crise à Charleroi et au sein du PS carolo en particulier ? ». Je me voyais mal refuser cette proposition au regard de la situation dans laquelle se trouvait Charleroi, et puis cela m’intéressait. De plus je connaissais bien le milieu, j’y avais des amis. J’ai donc accepté une mission en pensant qu’elle était à durée déterminée. Par la suite, quelques mois plus tard, on m’a sollicité pour terminer une législature au Gouvernement wallon. En tant que politologue voir pendant 18 mois le pouvoir de l’intérieur reste quand même une expérience à vivre. Aujourd’hui, cela fait quatre ans que je poursuis ma carrière politique et je pense que je ne suis pas prêt de partir demain. Il n’y a pas eu un moment où je me suis posé la question du passage de ma vie académique à la vie politique. C’est une escalade de petites missions qui m’a amené là où je suis actuellement. J’ai d’ailleurs à côté de mon engagement politique gardé une charge de mes cours à l’université.
Tu trouves encore assez de temps pour la conserver ?
Ce n’est pas facile mais j’essaie de la conserver, tout en sachant que j’ai la chance de garder la plus belle partie de la vie académique. Pour rester en contact avec le milieu estudiantin, j’ai gardé un cours. Mais je ne dois plus corriger 800 copies au mois de janvier et de juin et 300 à 400 durant le mois d’août ! Je ne dois plus assister à une dizaine de jurys de mémoires. C’est là une massification de l’université dont on n’a pas conscience à l’extérieur.
Mais c’est un miracle que l’université belge, wallonne et bruxelloise en particulier, fonctionne aussi bien avec le peu de moyens financiers dont elle dispose. Principalement dans les filières les plus demandées comme les sciences sociales. On place les enseignants dans des contraintes de plus en plus exigeantes. On leur demande d’être hyper compétents, de publier dans des revues internationales, d’organiser de plus grands congrès, d’intervenir dans le débat public, de donner cours dans des auditoires de 600 étudiants, d’améliorer le niveau général en master. Je connais beaucoup d’enseignants d’université qui sont vraiment au bord du burn-out tellement la pression est colossale. Je pense qu’à un moment donné il va finir par y avoir une crise de l’université. C’est compréhensible, ce n’est plus gérable. L’université a explosé un peu partout en Europe. En Belgique cela tient du miracle. Rien qu’en Communauté française, l’ULB et l’UCL réunies sont classées parmi les 200 meilleures au monde, ce n’est pas rien. Quand on voit l’argent dépensé et les performances qui en ressortent, c’est tout simplement extraordinaire.
Changeons de registre, pour finir, si tu veux. Quelles sont les figures intellectuelles qui inspirent ton action politique aujourd’hui ?
Rousseau, Marx, Jaurès, Gramsci. Je lis beaucoup de choses, mais je n’ai pas un maître à penser en particulier. Je trouve néanmoins – même si ce n’est pas quelqu’un pour qui j’ai une immense affection à titre personnel – que Pierre Rosanvallon a créé une école française vraiment remarquable. Tous les livres de la collection de la République des idées sont vraiment excellents. Il s’agit d’une véritable génération de chercheurs dans le domaine des sciences sociales. A une époque, il y avait des maîtres à penser comme Sartre, Foucault, Lévi-Strauss, Claude Lefort. Aujourd’hui, il n’y a plus de maîtres à penser, et ce n’est pas plus mal. Pierre Bourdieu était peut-être le dernier dans le domaine des sciences sociales françaises.
Ce qui n’empêche pas, donc, énormément de jeunes chercheurs de réaliser un superbe travail. Comme le livre de Thomas Piketty sur la réforme fiscale que je lisais hier.
Les conférences d’Edgar Morin sur la ghettoïsation bien plus prononcée en France qu’en Belgique (bien qu’à Bruxelles elle reste très prononcée), sont extrêmement intéressantes. Le travail qu’a réalisé Louis Chauvel sur le fossé entre les générations, aussi. C’est ce qu’on a appelé la « nouvelle critique sociale » : il s’agit-là de sciences sociales engagées qui touchent à de nouvelles problématiques sociales dont on parle peu, mais qui nourrissent véritablement la Gauche.
À Présence et Actions Culturelles, on a le sentiment qu’il y a un continent qui bouge plus qu’un autre aujourd’hui, celui de l’Amérique latine ?
C’est vrai, avec le Monde arabe. Sur le plan politique, intellectuel et philosophique, on a le sentiment que cela a beaucoup bougé en Amérique latine. C’est sûr que d’une certaine manière l’histoire a déserté l’Europe depuis quelques années. L’histoire se construit avec les pays émergents. Notamment quand il s’agit de l’histoire du capitalisme ou encore de l’histoire sociale et politique en Amérique latine et dans le monde arabe.
C’est à la fois fascinant de voir comment chez nous, l’économie productive est de plus en plus réduite, on consomme des produits bio un peu partout. On évolue vers une monde de loisirs avec une bonne conscience écolo-bio en Europe. Alors qu’ailleurs dans le monde, on est occupé à refaire l’histoire. On conquiert la liberté, on lutte contre les castes ou les quasi-castes en Amérique latine et centrale.
Je pourrais citer en référence un grand intellectuel latino-américain, un ancien marxiste devenu libéral, je veux parler de Mario Vargas Llosa. Dans son magnifique livre « Un Poisson dans l’eau ». Il montre un écrivain, un intellectuel de gauche qui devient libéral. Car il estime que dans un pays comme le sien, le problème réel tient dans la structure latifundiaire de la propriété. Casser la propriété revient donc à créer le libre marché – c’est ce que dit Marx quand il examine la Révolution française.
Lula est aussi un personnage fascinant mais je ne le connais pas suffisamment pour faire un grand discours sur l’Amérique latine. Evo Morales, le président Bolivien est lui aussi fort intéressant. J’ai eu l’occasion de le voir à l’œuvre dans ces fascinantes négociations climatiques internationales, de Cancun à Copenhague. Tout ce qu’a dit Morales est vrai. Nous sommes à l’heure des compromis. La meilleure manière de lutter contre le réchauffement climatique est de sortir du capitalisme et de l’économie de profits.
Une question de fond au politologue. Comment expliques-tu qu’en Europe on perçoit fort bien les effets du capitalisme, ceux épouvantables de la dérégulation, de la marchandisation des choses et en même temps, qu’on assiste selon l’évolution des sièges au Parlement européen à un effondrement de la gauche ?
C’est toujours très difficile pour la gauche ces moments-là, plongée entre le socialisme de conquête et le socialisme de résistance. C’est un peu comme quand tu fais du bateau – je ne suis pas spécialiste du bateau mais les gens qui en font l’expliquent comme suit : quand il n’y a pas trop de vent, tu sors toutes les voiles et tu avances. Mais quand l’orage survient, tu dois absolument rentrer les voiles et essayer que ton bateau tienne bon et ne soit pas emporté. Il existe de pareils moments dans l’histoire de la gauche où, comme le bateau, elle est dans la tourmente. Ces moments de résistance sont extrêmement difficiles car ils connaissent des phases d’isolement.
Si aujourd’hui tu ne peux pas dire aux gens qu’ils vont vivre mieux demain, que l’avenir de leurs enfants sera meilleur que leur situation actuelle, alors tu ne peux plus être de gauche. Par définition comme disait Jaurès : « le socialisme c’est du pain mais c’est aussi les rêves ». Si tu ne trouves pas les rêves dans le socialisme, c’est que le socialisme ne fonctionne pas. Cela ne se limite pas au socialisme du pain. Un socialisme des conquêtes matérielles est aussi important. Je pense que dans ces moments-là, il faut appliquer les compromis que Henri Weber appellent assez justement les compromis sociaux démocrates défensifs. C’est-à-dire les moments des compromis moins plaisants mais qui préservent l’essentiel. Ces moments difficiles passés permettront ensuite de reprendre l’offensive. Il faut bien faire des sacrifices car l’horizon est bien bouché. Nous sommes dans une phase comme celle-là et cela va durer encore quelques années.
Est-ce que la gauche doit faire rêver ?
Bien sûr qu’elle doit faire rêver, si elle ne fait pas rêver, ce n’est plus la gauche. Il existe une multitude d’horizons magnifiques pour la gauche. Je n’ai aucune inquiétude à ce niveau-là. En effet, il y a des réservoirs entiers d’utopies, de rêves et de projets. Rosanvallon disait : « il n’y a pas d’images de la gauche, il n’y a pas de projets de gauche qui ne commencent par un projet de ville. ». Le cadre de vie est fondamental. Si tu habites un appartement bruyant, qu’il n’existe aucune coexistence avec tes voisins, si dans la rue les voitures passent à toute vitesse, tu ne te sens pas bien chez toi. Si par contre, tu habites un quartier avec des places publiques où les enfants peuvent jouer, s’épanouir, sans être mis en danger par la circulation. Un quartier où tu peux sympathiser facilement avec les voisins, tu te sens infiniment mieux. C’est tout un socialisme municipal qui certes existe déjà mais qu’il faut encore renforcer davantage. Énormément de choses restent à faire sur ce terrain. Par ailleurs, la gauche s’est focalisée sur la question fondamentale du travail.
Et puis aujourd’hui à côté de tout cela, il y a aussi la question de l’identité – on ne peut faire l’impasse là-dessus, même si je n’aime pas le multiculturalisme, la religion, etc. – c’est un fait, le nationalisme est un élément sur lequel la gauche doit intervenir.
Ensuite, nous connaissons l’horizon d’une gauche européenne qui représente un énorme défi pour notre génération. Comme pour la génération de la fin du 19e siècle qui avait construit le socialisme national à Gand, Liège, Charleroi, ou Bruxelles. Construire un parti ouvrier a été un travail énorme. On semble un peu l’avoir oublié, mais dépasser la guerre des bassins a été un travail très difficile à réaliser. Et dépasser la divergence des traditions nationales française, anglaise, allemande, belge, représente aussi un travail considérable. Mais, il s’agit-là de saisir une opportunité réelle pour la gauche européenne. De fait, la gauche européenne ne manque pas de projets intéressants : en terme de régulation du capitalisme, ou de ce que l’on appelle le juste échange en lieu et place du libre échange, en matière de service public à la petite enfance, de l’émancipation de la femme et la correction fondamentale des inégalités.
En France, Terra Nova affirme que l’électorat du socialisme aujourd’hui est celui de la classe moyenne, des « bourgeois-bohèmes », partages-tu leur avis ? Nous, nous sommes encore dans une terre ouvrière. Quelle est la composition aujourd’hui de l’électorat de gauche, du socialisme en général ?
La classe ouvrière n’a jamais existé, elle est une catégorie politique que l’on a inventée à un moment donné mais elle a toujours été hétérogène. Tous les historiens du socialisme le montre bien, entre les ouvriers spécialisés qui avaient des emplois très protégés, des salaires relativement élevés, qui avaient une organisation sociale très forte et le prolétariat qui était complètement exploité, massacré, il y avait un monde de différence. Les ouvriers spécialisés ont été ceux qui ont fabriqués par le socialisme. Ils étaient l’élite, l’aristocratie ouvrière, par exemple les typographes. Ils ont convaincu tous les gens qui pensaient avoir des intérêts totalement différents qu’en fait, ils avaient tout à fait les mêmes intérêts puisqu’ils représentaient la classe ouvrière. Ce fut donc une magnifique construction, plus encore le Front populaire a réussi à l’étendre aux catégories paysannes grâce à toutes ces traditions jaurésiennes, ce fut un véritable moment magique. Mais cela ne pouvait pas durer éternellement, l’électorat socialiste n’est pas un électorat de classe moyenne. Les différentes enquêtes le montre bien. La gauche ne gagnera pas, si elle ne récupère pas l’électorat populaire. Actuellement notre électorat, c’est là qu’il est concentré. En Belgique, on l’a beaucoup plus préservé, notamment grâce à une présence locale beaucoup plus forte. Le fait est aussi que la coupure entre les dirigeants et les militants du mouvement ouvrier est nettement moins forte en Belgique qu’en France. Vous connaissez la blague française : « Il existe beaucoup plus de ressemblance entre deux députés dont l’un est communiste, qu’entre deux communistes dont l’un est député ! ». Ce n’est pas du tout le cas chez nous.
En Belgique, il est certain que nous vivons mieux que les gens qui sont au SMIC. Mais l’écart de salaire ou de niveau de vie et la manière de vivre ne sont pas tellement différents entre les élus et les électeurs. Globalement, les élus vivent dans les mêmes quartiers et fréquentent les mêmes endroits.
Si on décompose notre électorat, il y a d’abord un électorat identifié à la classe ouvrière : cela va de la caissière à l’ouvrier de la métallurgie en passant par les jeunes qui travaillent dans la logistique. Ils ont un statut d’ouvrier.
Ensuite, vient l’électorat de classe moyenne qui est assez vaste et qui se relève essentiellement de la fonction publique : ce sont les enseignants, les fonctionnaires, etc.
Puis, il existe aussi un électorat de petits artisans, les petits commerçants (le maraîcher, le libraire etc.) dont 60 %, contrairement ce qu’on pourrait penser, votent socialiste. Ils sont beaucoup plus proches de la classe ouvrière que du médecin spécialiste…
Enfin, vient l’électorat des désaffiliés, c’est de loin le plus compliqué à gérer : les classes populaires, ceux que la droite appelle les « assistés ».
C’est commettre une grande erreur sociologique que de dire que le socialisme vit des assistés. Car pour la plupart d’entre eux, ils ne votent plus, ou s’ils votent, votent à droite voire à l’extrême droite. « L’assisté » est sorti de la vie sociale. C’est parmi les bénéficiaires du revenu d’insertion ou des chômeurs, rarement un électorat socialiste, que l’extrême droite recrute très massivement. Un étudiant de l’ULB a d’ailleurs réalisé une étude sur la population carolorégienne. On y lit clairement que l’abstention est parfaitement corrélée avec les bénéficiaires du revenu d’insertion. Ils ne votent plus, car ils sont retirés de la vie politique comme de la vie sociale par conséquent du marché de l’emploi. Nous devons absolument reconquérir cet électorat. C’est extrêmement important.
Le livre de Benjamin Barber, ancien conseiller de Clinton « Djihad versus McWorld » vient remettre en perspective, cette permanente césure entre les peuples et les « élites ». Est-ce selon toi toujours d’actualité ?
C’est le cas en Europe en général, mais la Belgique a un aspect très particulier de ce point de vue-là. On a beau se plaindre à raison, du creusement des inégalités, le pays reste terriblement égalitaire à l’instar des pays nordiques. Ces supers riches ne sont que 200 au total, indique Philippe Defeyt sur son site. On parle de taxe sur les grosses fortunes, cela fait trembler les riches. Et quand les riches commencent à avoir peur, cela suppose que les choses s’améliorent…
En Belgique, il n’existe pas la culture d’une élite endogène. La vraie fracture se tourne plus du côté des gagnants et des perdants de la mondialisation.
Tu as ceux qui bénéficient de la mondialisation, qui peuvent prendre un vol Ryanair le week-end pour effectuer un city trip à Barcelone, ceux qui font un Erasmus, sont ouverts sur la culture et qui apprennent différentes langues. Ce sont là de multiples opportunités de te personnaliser, de diversifier ton existence de manière plus ou moins intéressante et de profiter du vaste monde. Ceux-là sont les gagnants de la mondialisation. Ils ont hérité d’un capital socioculturel comme le disait Bourdieu. Viennent ensuite, ceux qui au contraire ont le sentiment de subir la mondialisation. Ils mettent en avant la concurrence du bourbier chinois. Ils font partie de ceux qui ne partent pas en vacances comme 50 % des belges, et qui n’ont pas appris les langues étrangères.
Là, il y a un risque réel de fracture dans un électorat de classe moyenne et le problème n’est pas seulement d’ordre salarial. Celui qui part en voyage peut gagner moins qu’un ouvrier spécialisé. Ce sont souvent de petits employés, fonctionnaires à la Communauté française ou autres. Ceux qui gagnent 1200 ou 1300 euros net par mois, même sans héritage particulier, qui arrivent l’un dans l’autre à bénéficier des grands avantages qu’offre cette société mondialisée, multiculturelle.
Puis il y a les autres qui sont par exemple ouvriers chez Carsid qui gagnent 2000 euros mais se sentent menacés, à juste titre d’ailleurs, de par la concurrence internationale.
Il existe là des alliances à construire pour la gauche. Trouver un discours et un ciment commun dans lequel l’un et l’autre se reconnaissent. Un discours à la fois ouvert, libéral — au sens culturel du terme- et en même temps protecteur.
As-tu le sentiment que la Gauche a mesuré le défi écologique aujourd’hui et qu’il l’a suffisamment intégré dans sa stratégie ?
Je pense que oui. Jean Cornil peut en témoigner car lui et moi faisons partie de cette génération écolo d’origine de par nos parcours personnels, bien que n’étant pas écolo au sens partisan du terme. Nous nous intéressions à la lutte contre le nucléaire, le recyclage, la nourriture saine, la prise de conscience d’autres réflexes de consommation, etc. Tout cela était profondément enraciné dans une partie de la gauche. Aujourd’hui cette façon de penser l’environnement est bien présente dans la sphère socialiste.
Je pense que c’est quelque chose qui progresse très rapidement. L’avenir de la gauche c’est l’éco-socialisme. Il y 5 ans d’ici, ce n’était pas du tout le cas. André Gorz l’a très bien dit, le marxisme et la gauche socialiste classique connaissent des lacunes. La critique de l’organisation du travail et la critique de l’accumulation du capital sont toutes les deux justes, mais la notion d’épuisement de la planète, ce n’est pas chez Marx qu’il faut chercher, c’est sûr. En pleine révolution industrielle, ils voient le massacre que l’on fait de la nature, cela les émeut quand même pas vraiment…
Un socialiste ukrainien Serge Podolinsky qui en avait parlé à l’époque à Engels, s’est vu répondre que c’était du malthusianisme abâtardi !
Il y a eu un débat, c’est vrai. Il portait sur ce manque de conscience de l’épuisement de la planète et du raisonnement malthusianien à la nature. Ensuite, il y a eu l’idée que la critique de la consommation était insuffisante. Le socialisme d’origine marxiste était axé sur la production du travail et pas tellement centré sur l’homme au sens premier du terme. Il voyait en l’homme davantage un consommateur. Dans les années 20 – 30, un mouvement eugéniste dans le mouvement social prône la nécessité de faire du sport, de s’aérer, de manger sainement, ne pas fumer, ne pas boire d’alcool. On retrouvait ce courant de pensée dans le mouvement socialiste et à l’ONE aussi. Cela était typique du mouvement socialiste originel mais a disparu au moment où la critique de la consommation est devenue très forte dans les années 1960. Cette rencontre ne s’est donc pas produite.
Je pense qu’il faut jouer sur les réflexes de consommation, alors tu changeras la production en amont. Tant que les gens veulent et sont contents quand leur GSM tombe en rade tous les deux ans pour en acheter un autre, le schéma de consommation restera le même et le problème restera entier.
Il existe un courant dans la gauche française et même internationale qui est celui de la démondialisation comme Arnaud Montebourg et Jacques Sapir. Ils disent qu’au niveau hexagonal, et européen il faudrait placer un certain nombre de barrières protectionnistes en matière de droits sociaux et environnementaux, comment vois-tu les choses ?
Il y a deux discours. Si tu suis le discours de Montebourg et la démondialisation jusqu’au bout, il s’agit vraiment de protectionnisme. À ma connaissance, le protectionnisme n’a jamais apporté rien de bon dans l’histoire. Cela n’a entrainé qu’une forme de régression économique des pays qui l’ont pratiqué. Exceptés pour ceux qui l’ont pratiqué à titre temporaire comme protection d’une industrie émergente. Il s’est pourtant généralisé et cela a conduit vers l’opposition, le nationalisme, etc.
Par contre, le juste échange est un beau slogan. Nous ne sommes pas contre l’échange. Nous sommes d’accord de faire en sorte que la Chine, le Brésil, l’Inde et l’Afrique émergent, que ces pays puissent exporter leurs produits. Mais pas au prix d’un anéantissement de la structure industrielle de l’Europe.
De facto, nous avons déjà énormément de règles sanitaires, énergétiques et autres. Et l’on en rajoute de plus en plus. Le protectionnisme écologique existe de plus en plus, a contrario le protectionnisme social n’existe pas.
Si la gauche commence à dire que la source de tous nos problèmes, c’est la mondialisation. Arrêtons la mondialisation tout de suite et revivons comme avant. Qu’est-ce qui la différenciera alors d’une droite très conservatrice ?
La gauche est universaliste, ouverte sur le monde, ce n’est pas pour autant que l’on doit être en faveur du libre échange non plus. Le juste échange est un beau mot.
On sait que dans la gestion du vivre ensemble dans la ville, la question culturelle est évidemment essentielle. On évoque le fait qu’un jour Paul Magnette sera Bourgmestre de Charleroi, quel rôle la culture peut-elle jouer dans une grande ville comme Charleroi ?
Je crois énormément à la culture, je ne dis pas cela pour flatter car je sais que c’est là le cœur de vos convictions. J’y crois totalement et en particulier pour une ville comme Charleroi. L’expérience d’une ville comme Lille est de ce point de vue remarquable. Quand Martine Aubry dit : je vais augmenter les crédits à la culture de 50 %, ce n’est pas de la démagogie, elle a raison de penser que l’une des grandes forces de la France sur la scène internationale, est précisément sa culture. Toute l’importance que l’on accordera à la culture, aura des effets sur la création, sur l’innovation donc aussi sur l’économie de tous les secteurs. Martine Aubry a démontré qu’en investissant dans la culture dans son ensemble, depuis l’opéra jusqu’au réseau de la culture populaire et associative. En travaillant de la sorte, l’état d’esprit d’une ville change, il amène de nouveaux publics émergents : des Anversois, des Liégeois, des gens qui commencent à venir à Charleroi, découvrir cette culture émergente. L’exemple parfait est le vecteur à Charleroi qui a donné l’opportunité d’une belle rencontre entre vidéastes, DJ’s, graphistes. L’occasion des gens de faire de la promotion culturelle, un vrai mélange.
Que doit faire le pouvoir public ? Il doit être très modeste. Le grand problème qui se pose souvent, c’est que les décideurs politiques ont des goûts culturels et ils ont tendance à les imposer. À Charleroi, il fut un moment où tout était tourné vers l’opérette qui s’appelle aujourd’hui le « pôle lyrique léger », je pense qu’il est important de montrer qu’il n’existe pas une réelle différence entre l’opéra populaire et l’opérette intelligente. Pour ma part, il ne sert à rien de faire croire qu’une guerre des genres est déclarée. Qu’il existe des arts élevés et des arts secondaires, c’est une guerre très artificielle. Beaucoup de monde se rend à l’opérette, il faut donc la soutenir. Un moment donné, l’opérette et la chanson française occupaient un peu trop l’espace, c’étaient le choix des dirigeants de l’époque. Les autres disciplines culturelles étaient ignorées.
Je pense que les pouvoirs publics doivent créer l’opportunité, donner la chance à tous ceux qui en ont envie de s’exprimer culturellement. Cela va de proposer des lieux de répétition, de production, en passant par la création de festivals, de fêtes etc. Je pense qu’une culture commanditée ou ordonnée, ne donne pas l’impact qu’on lui voudrait.
En France, la grande force de Jack Lang à l’époque a été d’élever la Culture à sa juste valeur.
Et à Charleroi, s’il y a une chose sur laquelle tout le monde s’entend, c’est bien cela. Même les patrons des PME n’ont aucun doute là-dessus. La création de lieux comme Le Vecteur, le B.P.S.22 ou le Musée de la photo participe à une politique d’ouverture vers la culture. Lors des vernissages, tu retrouves aussi bien des grands patrons que des médiateurs sociaux que des bénéficiaires du revenu d’insertion, qui via le programme du CPAS ont caressé des projets avec Charleroi Danses, etc. Ces gens se mélangent et boivent un verre ensemble devant les mêmes œuvres, je trouve cela unique. D’un autre côté tu as des promoteurs anversois très riches qui découvre Charleroi et veulent y investir, amener des projets, cela existe aussi !
Quand tu seras bourgmestre, tu prendras donc aussi la culture dans tes attributions ?
Je pense que serait bien que le bourgmestre prenne effectivement la culture dans ses attributions. Ce serait un beau signal, car la culture est partout, elle est transversale.
Quel est un réel moment de détente et d’évasion pour toi ?
Sans hésitation la nature. Plus que la culture, je suis fasciné par la nature. Une promenade un dimanche après-midi dans des paysages magnifiques de la botte du Hainaut ou du sud-namurois, je respire. Tu y découvres des endroits absolument magnifiques, d’une beauté étourdissante, peu connus, dotés de villages superbes. Se promener dans les bois en écoutant le chant des oiseaux, l’eau qui coule, les odeurs fortes et naturelles. Ce sont des moments magiques de solitude.