Néocolonialisme politico-économique : des stigmates aux remises en cause

Les rela­tions Nord-Sud ont repro­duit depuis les indé­pen­dances des carac­té­ris­tiques néo­co­lo­niales qui ont cher­ché à main­te­nir les pays en déve­lop­pe­ment dans la péri­phé­rie de l’économie mon­diale. Pour­tant, depuis le début des années 2000, l’émergence de puis­sances régio­nales du Sud et l’évolution vers un monde mul­ti­po­laire ont ten­dance à remettre en cause l’hégémonie des puis­sances occi­den­tales et la hié­rar­chie tra­di­tion­nelle de la divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail. Or si ces muta­tions ont ten­dance à alté­rer les rela­tions néo­co­lo­niales du pas­sé, elles ont éga­le­ment pour effet de pro­vo­quer de nou­velles formes de domination.

LES STIGMATES DES RELATIONS COLONIALES

C’est dans le cadre de l’exploitation colo­niale que se déve­lop­pa un nou­veau sché­ma géo­gra­phique de la pro­duc­tion et du com­merce inter­na­tio­nal. Alors que l’Europe s’industrialisait et deve­nait une puis­sance com­mer­ciale avide de pro­duits tro­pi­caux et de nou­veaux débou­chés, elle opé­ra une réorien­ta­tion des struc­tures éco­no­miques des socié­tés qu’elle domi­nait mili­tai­re­ment. Étant don­né le cli­mat dont dis­posent les pays sous domi­na­tion, il appa­rais­sait logique aux yeux des Euro­péens de répar­tir la pro­duc­tion à l’échelle inter­na­tio­nale selon les spé­cia­li­sa­tions : les grandes plan­ta­tions (essen­tiel­le­ment aux mains de pro­prié­taires euro­péens) dans les pays tro­pi­caux et les pro­duits manu­fac­tu­rés dans les pays indus­triels où le cli­mat est tem­pé­ré. Ain­si fut ins­ti­tuée la divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail et le sché­ma tra­di­tion­nel du com­merce Nord-Sud : matières pre­mières du Sud contre pro­duits indus­triels du Nord1.

Cette divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail fut à la base de l’échange inégal expli­quant selon l’école struc­tu­ra­liste la crois­sance conti­nue des inéga­li­tés Nord-Sud2. En effet, la spé­cia­li­sa­tion dans les matières pre­mières à faible valeur ajou­tée était défa­vo­rable aux pays du Sud qui devait paral­lè­le­ment impor­ter des pro­duits manu­fac­tu­rés à forte valeur ajou­tée. C’est pour­quoi, après les indé­pen­dances, les pays du tiers-monde cher­chèrent à s’industrialiser.

Mais la crise de la dette du tiers-monde des années 1980 mit un terme à ces ambi­tions dans la plu­part des pays qui furent contraints d’appliquer des pro­grammes d’ajustement struc­tu­rel impo­sés par le FMI et la Banque mon­diale, et impli­quant notam­ment une « pri­ma­ri­sa­tion » des éco­no­mies en déve­lop­pe­ment cen­sées tirer pro­fit d’exportations accrues de matières pre­mières pour rem­bour­ser leurs dettes. L’instrument pri­vi­lé­gié par les pays du Nord pour impo­ser leurs prio­ri­tés aux pays du Sud fut les « condi­tion­na­li­tés » liées aux poli­tiques d’aide exté­rieure : en échange des finan­ce­ments, les pays béné­fi­ciaires devaient ain­si appli­quer les condi­tions qui les accom­pa­gnaient. C’est par ce biais que les éco­no­mies du Sud furent ouvertes aux inves­tis­se­ments des firmes trans­na­tio­nales du Nord et main­te­nues dans le rôle de four­nis­seur de matières pre­mières à faible valeur ajou­tée3.

LA NOUVELLE DIVISION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

À la fin de la Guerre froide, alors que des dizaines de pays en déve­lop­pe­ment res­taient sous la tutelle des pro­grammes d’ajustement struc­tu­rel, une nou­velle divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail prit pro­gres­si­ve­ment forme. Pro­fi­tant de l’ouverture des mar­chés, des pro­grès tech­no­lo­giques et de l’intégration au mar­ché mon­dial d’économies jusque-là fer­mées – comme la Chine, l’Inde et l’ex-URSS –, les firmes trans­na­tio­nales frag­men­tèrent les chaînes de pro­duc­tion et délo­ca­li­sèrent dans les pays émer­gents à faible coût du tra­vail des seg­ments entiers des chaînes d’assemblage indus­triel4.

Cette nou­velle divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail débou­cha sur une nou­velle géo­gra­phie de la pro­duc­tion mon­diale : la fabri­ca­tion et l’assemblage des com­po­sants indus­triels furent de plus en plus loca­li­sés dans les pays émer­gents du Sud qui en pro­fi­tèrent pour enre­gis­trer des taux de crois­sance éle­vés et enta­mer un pro­ces­sus de conver­gence éco­no­mique avec le Nord5. Il en résul­ta un ordre mon­dial de plus en plus mul­ti­po­laire, au fur et à mesure que les pays émer­gents, notam­ment en Asie orien­tale, deve­naient les « ate­liers » et les « cais­siers » de l’économie mon­diale6. Consé­quence de ce monde davan­tage mul­ti­po­laire, la domi­na­tion des pays occi­den­taux au sein des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales et les approches néo­co­lo­niales du pas­sé furent remises en cause.

LA REMISE EN CAUSE DES APPROCHES POLITICO-ÉCONOMIQUES NÉOCOLONIALES

L’émergence de puis­sances régio­nales du Sud eut pour effet de remettre en cause le para­digme domi­nant des rela­tions Nord-Sud. D’une part, les règles de l’Organisation mon­diale du com­merce (OMC) furent contes­tées à par­tir de 2003 par une coa­li­tion de pays du Sud, débou­chant sur la para­ly­sie des négo­cia­tions com­mer­ciales mul­ti­la­té­rales. D’autre part, les condi­tion­na­li­tés du FMI et de la Banque mon­diale furent accu­sées de réduire les marges de manœuvre poli­tiques des pays en déve­lop­pe­ment et de les rendre vul­né­rables envers l’instabilité du sys­tème international.

Les pays émer­gents ne deve­naient pas seule­ment des acteurs com­mer­ciaux de pre­mier plan, mais aus­si de nou­veaux dona­teurs, selon des approches dif­fé­rentes de celles des pays occi­den­taux7. Ain­si, la plu­part des nou­veaux dona­teurs annon­cèrent octroyer une aide sans condi­tion, contrai­re­ment aux dona­teurs tra­di­tion­nels, et cher­cher à déve­lop­per des par­te­na­riats éco­no­miques per­met­tant aux pays béné­fi­ciaires d’augmenter leur pro­duc­ti­vi­té et leur reve­nu par habi­tant. Sym­bole du rôle crois­sant des pays émer­gents dans le sys­tème inter­na­tio­nal, le G7 fut sup­plan­té par le G20 pour repré­sen­ter un nou­veau direc­toire mon­dial inté­grant onze pays du Sud et reflé­tant le nou­vel ordre multipolaire.

Cette nou­velle confi­gu­ra­tion des rela­tions inter­na­tio­nales per­mit aux pays les plus pauvres de remettre en cause la nature de leurs rela­tions avec les puis­sances occi­den­tales, comme ce fut le cas des pays ACP (Afrique, Caraïbe, Paci­fique) et l’Union euro­péenne au sujet des APE (Accords de par­te­na­riat éco­no­mique), c’est-à-dire des accords de libre-échange que l’Union euro­péenne vou­lait impo­ser à ses anciennes colo­nies. En effet, les pays afri­cains refu­sèrent majo­ri­tai­re­ment de signer ces accords8. Ce dos­sier contri­bua à dété­rio­rer les rela­tions UE-ACP de manière plus géné­rale, comme l’illustra la ques­tion de la repré­sen­ta­tion euro­péenne à l’ONU.

En sep­tembre 2010, lors de l’Assemblée géné­rale des Nations unies, l’UE espé­rait faire adop­ter une motion pour lui per­mettre d’adapter sa repré­sen­ta­tion inter­na­tio­nale aux termes du nou­veau trai­té de Lis­bonne. En effet, ce der­nier ayant créé deux nou­velles fonc­tions cen­sées repré­sen­ter le visage exté­rieur de l’Europe – le pré­sident du Conseil et la res­pon­sable de la diplo­ma­tie euro­péenne –, l’Union sou­hai­tait que ces deux visages puissent s’exprimer en son nom dans le cadre des Nations unies et sol­li­ci­tait dans ce but la créa­tion d’un nou­veau siège. Mais c’était sans comp­ter sur le refus des pays ACP, qui appuyèrent mas­si­ve­ment une motion de « non action » dépo­sée par le Suri­name, ce qui contraint l’UE à attendre le prin­temps 2011 pour obte­nir le sta­tut spé­cial de groupe régio­nal lui per­met­tant de prendre la parole aux Nations unies. La fin du mono­pole occi­den­tal en matière de finan­ce­ment du déve­lop­pe­ment impli­quait ain­si une perte de pou­voir rela­tif dans les pays en déve­lop­pe­ment9.

LES NOUVELLES FORMES DE DOMINATION

L’émergence de puis­sances régio­nales du Sud, par­mi les­quelles on trouve d’anciennes colo­nies, remet en cause le para­digme domi­nant des rela­tions Nord-Sud et laisse espé­rer une perte de vitesse des rela­tions néo­co­lo­niales du pas­sé. Tou­te­fois, des obs­tacles sub­sistent et l’architecture de la coopé­ra­tion Sud-Sud pro­duit de nou­velles formes de domi­na­tion au détri­ment des pays les plus pauvres.

Ain­si, si les nou­veaux pays dona­teurs émer­gents octroient une aide sans condi­tion, cette aide est géné­ra­le­ment liée aux inté­rêts com­mer­ciaux des pays émer­gents. Or ces pays sont sur­tout inté­res­sés par leur appro­vi­sion­ne­ment en matières pre­mières, ce qui implique que le com­merce Sud-Sud entre les pays asia­tiques et les pays afri­cains et lati­no-amé­ri­cains a ten­dance à repro­duire le sché­ma tra­di­tion­nel du com­merce Nord-Sud : matières pre­mières afri­caines et lati­no-amé­ri­caines contre pro­duits manu­fac­tu­rés asiatiques.

En outre, de nou­velles formes de domi­na­tion émergent, comme c’est le cas avec le phé­no­mène d’accaparement de terres que d’aucuns qua­li­fient d’« agro-colo­nia­lisme ». Certes, le phé­no­mène n’est pas neuf, mais ce sont désor­mais des Etats et des firmes étran­gères au sec­teur de l’agroalimentaire qui sont atti­rés par les terres des pays en déve­lop­pe­ment – comme au Congo, au Sou­dan, au Bur­ki­na Faso, aux Phi­lip­pines ou au Pakis­tan. Par­mi les Etats ache­teurs, on trouve majo­ri­tai­re­ment des pays émer­gents du Sud comme la Chine, la Corée du Sud, les pays du Golfe ou encore l’Afrique du Sud qui cherchent par ce biais à assu­rer leur sécu­ri­té ali­men­taire10.

En conclu­sion, les muta­tions de l’ordre mon­dial et l’évolution des rela­tions inter­na­tio­nales laissent espé­rer que les pra­tiques néo­co­lo­niales qui ont carac­té­ri­sé les rela­tions Nord-Sud depuis les indé­pen­dances sont appe­lées à dis­pa­raître, ou à tout le moins être de plus en plus contes­tées. Tou­te­fois, cela ne signi­fie pas la fin pro­gram­mée des effets de domi­na­tion, car les pays émer­gents du Sud, bien déci­dés à exploi­ter leur nou­veau sta­tut inter­na­tio­nal, pour­suivent leurs inté­rêts géos­tra­té­giques dans leurs rela­tions avec le reste du monde. Si les pays les plus pauvres sont sus­cep­tibles de tirer pro­fit de la diver­si­fi­ca­tion crois­sante des sources et des approches de finan­ce­ment du déve­lop­pe­ment engen­drée par l’évolution de l’ordre mon­dial, ils ne sont dès lors pas immu­ni­sés contre de nou­velles formes de domination.

Arnaud Zacha­rie est Secré­taire géné­ral du CNCD

  1. P. Bai­roch, Vic­toires et déboires. His­toire éco­no­mique et sociale du monde du 16e siècle à nos jours, Gal­li­mard, 1997, pp. 665 – 668
  2. R. Pre­bisch, The Eco­no­mic Deve­lop­ment of Latin Ame­ri­ca and its Prin­ci­pal Pro­blems, 1950
  3. J. Sti­glitz, La grande dés­illu­sion, Fayard, 2002
  4. S. Ber­ger, Made in Monde. Les nou­velles fron­tières de l’économie inter­na­tio­nale, Seuil, 2006
  5. R. Bald­win, « Trade and Indus­tria­li­sa­tion After Gobalisation’s 2nd Unbund­ling : How Buil­ding and Joi­ning a Sup­ply Chain Are Dif­ferent and Why It Mat­ters », NBER Wor­king Paper 117716, Decem­ber 2011
  6. A. Zacha­rie (dir.), Refon­der les poli­tiques de déve­lop­pe­ment. Les rela­tions Nord-Sud dans un monde mul­ti­po­laire, La Muette/Au Bord de l’Eau, 2010
  7. E. Mawd­sley, From Reci­pients to Donors. Emer­ging Powers and the Chan­ging Deve­lop­ment Land­scape, ZED Books, 2012
  8. Conseil des Ministres ACP, Décla­ra­tion du Conseil des Ministres ACP lors de sa 86e ses­sion, expri­mant sa pro­fonde pré­oc­cu­pa­tion sur la situa­tion des négo­cia­tions des Accords de par­te­na­riat éco­no­mique, ACP/25/013/07, Bruxelles, 13 décembre 2007
  9. A. Zacha­rie, « Coopé­ra­tion Sud-Sud et déclin du mono­pole occi­den­tal en matière de finan­ce­ment du déve­lop­pe­ment ? Les pays émer­gents et l’UE en Afrique », in San­tan­der S. (dir.), Puis­sances émer­gentes : un défi pour l’Europe ?, Ellipses, 2012
  10. Pour un sui­vi des achats de terres : www.farmlandgrab.org

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