Qu’est-ce que la dimension postcoloniale ?

L’adjectif « post­co­lo­nial » est uti­li­sé de plus en plus fré­quem­ment. Il com­mence à s’immiscer dans le débat public de manière plus ou moins polé­mique. Il concerne tout autant les traces et séquelles de la colo­ni­sa­tion, dans les pays deve­nus indé­pen­dants que des pro­blèmes qui se posent dans les anciennes métro­poles colo­niales depuis ces indépendances.

En Europe, vivent des mil­lions de per­sonnes venues des anciennes colo­nies ain­si que leurs enfants et petits-enfants. Face aux dis­cri­mi­na­tions dont ils font sou­vent l’objet, cer­taines orga­ni­sa­tions de gauche reven­diquent les droits des « indi­gènes » (de la Répu­blique en France, du Royaume en Bel­gique) à l’égalité. Si cette expres­sion est para­doxale et prête par­fois à la polé­mique (elle fait allu­sion au sta­tut d’infériorité par rap­port aux Euro­péens qui carac­té­ri­sait les « indi­gènes » des anciennes colo­nies), elle est en tout cas poli­ti­que­ment effi­cace et a le mérite de poser sous un nou­veau jour des ques­tions d’ordre social et d’introduire dans le débat public, une dimen­sion colo­niale sou­vent niée. Elles per­mettent une lec­ture de la socié­té actuelle et un renou­vel­le­ment des débats à gauche, là où l’antiracisme peine peut-être à prendre toute la mesure des rap­ports sociaux actuels.

Le point de vue des (post)colonisés

Impos­sible de par­ler du post­co­lo­nial sans abor­der les études post­co­lo­niales. C’est Frantz Fanon [voir enca­dré] qui a posé les balises et enjeux de ce cou­rant d’étude (« Peaux noires, masques blancs », « Les damées de la terre »). Edward Saïd (« L’orientalisme ») en est l’autre grande figure fon­da­trice [voir enca­dré]. Ce cou­rant a posé et pose un ensemble d’analyses des situa­tions colo­niales et post­co­lo­niales, de l’état de la culture du (post)-colonisé et ses méta­mor­phoses, des pro­ces­sus cultu­rels, sociaux ou psy­cho-sociaux qui se sont déve­lop­pés et sou­vent ancrés lors de cette vio­lente période qu’a pu être l’occupation et l’exploitation de ter­ri­toires et d’humains par des métro­poles européennes.

Ce cou­rant s’est déve­lop­pé au sein de pays ancien­ne­ment colo­ni­sés. On peut citer entre autres Stuart Hall (Jamaïque), Achille Mbem­bé (Came­roun), Homi K. Bha­ba ou encore Gaya­tri Spi­vak du sous-conti­nent indien, ter­ri­toire dont les pen­seurs ont per­mis de rac­cro­cher les post­co­lo­nial stu­dies aux subal­tern stu­dies [voir enca­dré sur la notion de subal­terne]. Ces pen­seurs ont éla­bo­ré des théo­ries, en par­ti­cu­lier à tra­vers l’analyse de maté­riaux lit­té­raires, qui ont ensuite essai­mé dans le reste du monde (notam­ment via les uni­ver­si­tés amé­ri­caines) et arrivent depuis peu en Europe conti­nen­tale et qui visent à décons­truire l’idéologie colo­niale. Il s’agit de « relire l’histoire en la débar­ras­sant des œillères de la culture occi­den­tale, de rompre son hégé­mo­nie et faire valoir le point de vue des (ex-)colonisés tels qu’ils vivent aujourd’hui la mon­dia­li­sa­tion » (Nico­las Journet).

À par­tir de là, on peut alors débus­quer ce qui dans l’ensemble des rap­ports colo­niaux pas­sés (mépris, domi­na­tion, exploi­ta­tion, conflits, crimes, etc.) sub­siste encore actuel­le­ment dans notre socié­té sous des formes par­fois méta­mor­pho­sées ou subli­mées. Ain­si en est-il des rap­pels de la condi­tion de subal­ter­ni­té de cer­taines popu­la­tions dans les com­men­taires poli­tiques et média­tiques qui dési­gnent les dis­cours comme légi­times ou illé­gi­times. Cela concerne éga­le­ment une guerre des récits à pro­pos de la colo­ni­sa­tion (avec pour corol­laire le déni des crimes colo­niaux). Mais cette dimen­sion s’incarne aus­si dans de mul­tiples faits divers, d’actualité qui, tout d’un coup, enflamment les débats car ils se rap­portent à des conten­tieux qui n’ont pas été trai­tés ou pris en compte remon­tant à plus loin que le simple pré­sent : « bavures » poli­cières en ban­lieue, affaire Char­lie Heb­do, affaire DSK.

Une dimension refoulée

Quelques traits per­mettent de carac­té­ri­ser cette dimen­sion. La pre­mière idée, c’est qu’il n’y a pas eu de cou­pure entre métro­pole et colo­nies le jour de l’indépendance. Le pré­fixe « post » ne signi­fie dont pas tant « après » que « tou­jours ». Outre le fait que la conti­nua­tion de l’exploitation éco­no­mique puisse per­du­rer (néo­co­lo­nia­lisme), des rap­ports de domi­na­tion peuvent aus­si conti­nuer à s’exercer envers les anciens colo­ni­sés. Et ce, dans les anciennes colo­nies comme dans les ex-métro­poles coloniales.

Ensuite, cette dimen­sion colo­niale dans notre pré­sent social ne se limite pas aux ques­tions de mémoire col­lec­tive (d’ailleurs matière à « ges­tion » tou­jours dis­cu­table) et aux com­mé­mo­ra­tions d’évènements his­to­riques. Il s’agit de voir « Com­ment le pas­sé colo­nial irrigue le pré­sent ou y fait son retour » (Alain Bros­sat). Com­ment les prin­cipes colo­niaux se per­pé­tuent, se régé­nèrent, se méta­mor­phosent dans les socié­tés euro­péennes actuel­le­ment. Non pas comme traces ou des restes mais comme des prin­cipes tou­jours actifs bien que décen­tra­li­sés. Ils sont pré­sents dans de mul­tiples sphères de vie et rap­ports sociaux ou politiques.

Enfin, cette dimen­sion colo­niale est le plus sou­vent niée et refou­lée dans le débat public. On pré­fère sou­vent consi­dé­rer que cela appar­tient au pas­sé et qu’il vaut mieux ne pas « rou­vrir ces bles­sures ». Les lob­bies colo­niaux dis­qua­li­fiant sou­vent les rares gestes de recon­nais­sance de l’autorité publique comme étant de l’ordre de la « repen­tance », d’une sorte de contri­tion humi­liante ou se cachent der­rière les sup­po­sés « effets posi­tifs » de la colo­ni­sa­tion et autres rap­pels de la mis­sion « civi­li­sa­trice » d’antan. Or, la recon­nais­sance poli­tique du colo­nia­lisme et de ses crimes semble pour­tant être la seule pos­si­bi­li­té d’améliorer les rap­ports post­co­lo­niaux et d’apaiser les ten­sions [voir inter­view d’Alain Bros­sat].

Cer­tains, à l’instar de Jean-Loup Amselle, reprochent au post­co­lo­nia­lisme et ses ava­tars poli­tiques une eth­ni­ci­sa­tion trop grande des rap­ports sociaux et un risque de dur­cis­se­ment voire d’enfermement iden­ti­taire (notam­ment si on en fait l’unique fac­teur expli­ca­tif de la socié­té actuelle). On peut consi­dé­rer en tout cas que prendre en compte cette ques­tion post­co­lo­niale peut deve­nir une nou­velle balise d’explication et d’action au côté des dimen­sions sociales, éco­no­miques ou cultu­relles au même titre que peut l’être, par exemple, la ques­tion féministe.

Deux figures de la pensée postcoloniale

Frantz Fanon (1925-1961)

« Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ».

Auteur des « Damnés de la terre » et de « Peau noire, masques blancs », Frantz Fanon  a  consacré son œuvre aux effets de la colonisation, notamment sur le plan psychologique, et aux moyens de les dépasser. Il faut relire « Les damnés de la terre » que ce psychiatre et militant martiniquais, compagnon de route de la décolonisation de l’Algérie, a rédigé comme un manifeste de la lutte anticoloniale et comme un puissant appel à l’émancipation humaine. Contre tous les asservissements le fanonisme reste une pensée vivante qui inspire encore aujourd’hui bien des penseurs comme bien des artistes. (Jean Cornil)

Retour au texte

 

Edward Saïd (1935-2003)

« Si nous voulons tous vivre, et c’est notre impératif, il nous faut enflammer non seulement l’imagination de notre peuple mais aussi celle de nos oppresseurs ».

Intellectuel palestino-américain et professeur de littérature comparée, Edward Saïd a écrit un ouvrage majeur (« L’Orientalisme ») sur la manière dont l’Occident a reconstruit l’Orient, une fabrication destinée à justifier les attitudes coloniales et néo-coloniales. Ce penseur, très engagé en faveur du dialogue israélo-palestinien, défendait la nécessité absolue de comprendre les cultures des autres en excluant toute ambition dominatrice. Sinon la barbarie triomphe. (Jean Cornil)

Retour au texte ↑

Gayatri Spivak : les subalternes peuvent-elles parler ?

Née en 1942 à Calcutta en Inde, Gayatri Spivak enseigne à New-York. Son texte le plus célèbre reste  « Les subalternes peuvent-elles parler ? ». Le subalterne, concept inspiré par Gramsci, c’est le sans-voix, ou plutôt, celui dont la voix ne compte pas. Que ce soit, au fil de l’Histoire, la femme, le fou, le vieux, le prisonnier ou l’immigré, c’est un même droit qui leur est dénié. Non pas le droit à l’expression car tous parlent, mais bien le droit à être entendu et perçu politiquement, à prendre part et participer réellement à la sphère publique. Les subalternes peuvent-elles donc parler ? Non, répond Spivak, les subalternes ne peuvent pas parler en raison même de leur position de subalternité. Et ceux qui prétendent les entendre ne font en fait que parler à leur place. (Aurélien Berthier)

Retour au texte ↑

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code