En quel sens l’individualisme peut-il être un moteur pour s’engager à gauche ? N’y a‑t-il pas là qu’une apparente contradiction ?
Si elle veut redevenir majoritaire, la gauche devrait selon moi refonder son projet autour de la notion d’intérêt individuel. Les progressistes ne peuvent espérer obtenir à nouveau un large écho dans la population que s’ils proposent un projet s’adressant directement à l’intérêt de chacun. L’individualisme que je défends se situe donc sur le plan propositionnel : l’individu devrait être l’objectif de la politique progressiste. Toutefois, je me distingue clairement des approches individualistes de type conservatrices dans la dimension de l’analyse : la société n’est pas le résultat de l’agrégation des actes individuels, mais se caractérise plutôt par des rapports sociaux étroitement imbriqués à de multiples injustices. Dès lors, mon approche se différencie radicalement de l’individualisme méthodologique aujourd’hui hégémonique. Par ailleurs, si la société existante est parsemée de dominations affectant les marges d’action des individus, alors les moyens pour la changer ne peuvent être strictement individuels. Par conséquent, je m’oppose également aux approches du changement social par l’individu, beaucoup trop présentes dans une partie de la gauche. Si l’objectif est de rencontrer l’intérêt des individus à une diminution des injustices, le moyen ne peut être que collectif et politique.
La liberté ne peut-elle se concevoir qu’une fois toutes les conditions pour assurer l’égalité entre les humains réalisées ?
Le principe de liberté permettrait selon moi de rassembler les intérêts d’une majorité d’individus. La plupart des injustices existantes peuvent en effet être définies comme diverses formes de domination. Qu’il s’agisse des inégalités socio-économiques, de l’impuissance politique, des discriminations sur base du sexe, de l’appartenance ethno-culturelle, de la confession ou de l’orientation sexuelle, ces diverses formes de domination empêchent les individus d’être réellement libres de définir et de mettre en œuvre leurs conceptions de la vie bonne et leurs projets de vie. L’égalisation des conditions socio-économiques fait donc partie des conditions nécessaires à la liberté effective comprise en ce sens. Au contraire, la forme sauvage de capitalisme dans laquelle nous évoluons, par l’exploitation et les inégalités qu’elle engendre et qui la présupposent, constitue donc un obstacle manifeste à la liberté réelle de tous. Cependant, l’égalisation sociale n’est qu’une condition parmi d’autres pour garantir la liberté. Celle-ci requiert également l’abolition ou, du moins, la réduction drastique des autres formes de domination mentionnées précédemment. Plus largement, l’égalité ne devrait être qu’un moyen au service de la liberté.
Dans quel sens votre parcours de femme a‑t-il éclairé votre dénonciation de l’oppression et de l’aliénation ?
Le fait d’être une femme a renforcé ma volonté de lutter pour une société de liberté. Les inégalités, discriminations et oppressions affectant les femmes constituent en effet des freins particulièrement forts à la liberté de ces dernières. En d’autres termes, les femmes subissent des inégalités et un traitement différencié qui circonscrivent étroitement leur capacité à réaliser librement leur conception du bien. Certains stéréotypes très en vogue de nos jours font partie de ces obstacles. Qu’ils soient liés à l’apparence, à la sexualité, à la maternité, à la prise de parole ou à la capacité d’empathie, ils constituent des catégories extrêmement enfermantes pour les femmes. Toutefois, le principe de liberté est susceptible de rencontrer un écho dans d’autres groupes dominés, qui subissent des dominations distinctes, mais tout aussi antagoniques à la liberté effective de choisir et de mettre en pratique ses projets de vie. Dans une perspective de type néo-gramscienne, il s’agit en effet pour la gauche de penser de nouveaux principes rassembleurs et mobilisateurs. Pour ce faire, elle doit impérativement remettre en question sa tendance à l’inertie et à la rigidité intellectuelles. Mon livre se veut une petite contribution, à la fois iconoclaste et provocatrice, à ce défi pressant.
Pour un individualisme de gauche, Éditions JC Lattès, 2013