Rencontre avec François Jullien

Photo : CS Photographie

Fran­çois Jul­lien est phi­lo­sophe et sino­logue. Il est venu en avril der­nier dans le cadre de Phi­lo, les ren­contres phi­lo­so­phiques de PAC orga­ni­sées en col­la­bo­ra­tion avec Phi­lo­so­phie Maga­zine, nous entre­te­nir de l’universel à l’épreuve de la Chine. Un beau moment de réflexion déca­lé en regard de la puis­sance de la ratio­na­li­té occidentale.

Vous êtes spécialiste de la Chine, vous parlez souvent à propos de la Chine, de transformation silencieuse et vous distinguez des concepts comme l’universel traditionnel de l’Occident et de l’Europe des Lumières, et l’uniforme et le commun de la Chine. Cette distinction était tout à fait intéressante pour appréhender justement de manière plus claire le regard différent que l’on peut avoir sur l’empire du Milieu.

Je crois que cela implique un tout petit peu de net­toyage concep­tuel. L’universel est une notion de la phi­lo­so­phie et de la science mais le terme est ambi­gu parce qu’il y a deux façons de conce­voir l’universel. Soit l’universel est un uni­ver­sel de constat, c’est-à-dire de géné­ra­li­tés, c’est-à-dire que cela a tou­jours été ain­si, soit c’est un uni­ver­sel de néces­si­té : il ne peut pas en être autrement.

Quand on dit que les Droits de l’Homme sont uni­ver­sels, quel est l’universel en ques­tion ? Il faut suivre les étapes. L’universel vient d’une his­toire sin­gu­lière. La ques­tion aujourd’hui pour nous, c’est que nous décou­vrons, à la ren­contre des autres cultures, que l’universel est une pro­duc­tion sin­gu­lière, donc en contra­dic­tion avec elle-même. L’universel n’est pas uni­ver­sel. L’universel serait de lui-même le contraire de l’universel. C’est une pro­duc­tion sin­gu­lière de l’histoire, de la culture euro­péenne qui, par la phi­lo­so­phie, par le droit, a pro­duit cette exigence-là.

Tandis que l’uniforme, c’est plutôt un concept économique ?

L’uniforme pour moi, c’est disons l’inverse, c’est-à-dire non plus selon une exi­gence de néces­si­té donc ration­nelle mais effec­ti­ve­ment, ce qui se rap­porte à la pro­duc­tion, au stan­dard, au sté­réo­type. Et la dif­fi­cul­té aujourd’hui pour nous c’est que l’uniforme, ten­dant à recou­vrir le monde entier par le fait de la mon­dia­li­sa­tion, fait comme s’il était l’universel. Il se pré­vaut d’une légi­ti­mi­té de rai­son, alors qu’il n’est qu’une com­mo­di­té de la production.

Est-ce que l’on pourrait dire que l’uniforme s’incarne dans l’hégémonie culturelle anglo-saxonne ?

Oh, cela chan­ge­ra ! Oui pour l’instant ! Oui parce qu’il y a une uni­for­mi­sa­tion, qui est un mode de vie, qui est le fait que vous trou­vez Har­ry Pot­ter en Chine comme à Paris au même moment et que tous les enfants du monde auront le même ima­gi­naire. C’est cette uni­for­mi­sa­tion-là qui fait qu’il y a du stan­dard, du sté­réo­type et donc un dan­ger de répé­ti­tion ennuyeuse.

Mais les Chinois ont-ils accepté cette uniformité ? J’ai été en Chine il y a un an. Mes enfants voulaient un jour manger au McDonald’s. Il y a plus de 200 McDo à Pékin et à Shanghai.

Là, il faut ren­trer dans l’Histoire. Nous sommes allés en Chine. Nous sommes allés au tra­vers des mis­sions reli­gieuses avec plus ou moins d’effets. Nous sommes retour­nés par la force et nous avons ouverts les ports chi­nois, les trai­tés inégaux, les conces­sions. On a donc rom­pu l’histoire chi­noise. On y a appor­té une moder­ni­té qu’elle n’attendait pas. Ils ont dû emprun­ter les caté­go­ries euro­péennes car la moder­ni­sa­tion a commencé.

Et la ques­tion aujourd’hui, c’est jus­te­ment de voir com­ment les cultures réagissent par rap­port à des stan­dar­di­sa­tions qui sont-là à l’œuvre.

On voit ce qui se passe maintenant dans l’explosion démocratique au Moyen et au Proche-Orient. Est-ce qu’on pourrait imaginer un processus de ce type-là comme évolution dans la Chine d’aujourd’hui ?

On m’a beau­coup posé cette ques­tion depuis deux mois ! La réponse est : « Je ne crois pas ». Parce que ce qui a per­mis ces révo­lu­tions au Magh­reb, c’est qu’il y avait un dic­ta­teur à abattre. En Chine, il n’y en a pas. Qui vou­lez-vous abattre en Chine ? Quelle est la figure sym­bo­lique qu’il faut sup­pri­mer ? Non, le pou­voir est struc­tu­ré, par le par­ti, par l’armée.

Il n’y a aucun inté­rêt à tuer le pré­sident chi­nois parce que c’est un appa­reil. D’autre part, il faut tenir compte du fait que les condi­tions ne sont pas du tout les mêmes. La Chine a connu la révo­lu­tion culturelle.

La Chine n’a jamais pro­duit de concep­tion poli­tique autre que la monar­chie, c’est comme cela. Les formes de régime telles que les Euro­péens les ont pen­sées, il n’y a pas de tra­di­tion équi­va­lente en Chine.

Donc la Chine a une tra­di­tion très monar­chique du pou­voir, monar­chique et bureau­cra­tique. D’autre part, elle a connu la révo­lu­tion cultu­relle, un désordre, et elle a aujourd’hui un désir d’enrichissement et de puissance.

L’ambition de Taiwan, système parlementaire, qui se rapproche plus de l’Occident, et qui espère que par contagion la Chine continentale s’aligne sur eux ? Qu’en pensez-vous ?

Peut-être. Peut-être sous une forme pro­gres­sive de trans­mis­sion silen­cieuse. Pas sous forme de révo­lu­tion comme ce qu’on a vu récem­ment dans le Proche-Orient. Je ne crois pas à un grand évé­ne­ment. Vous savez la grande for­mule en Chine aujourd’hui, c’est celle qu’on avait à l’époque de Gui­zot en France : « Enri­chis­sez-vous par le tra­vail et par l’épargne ».
Je veux expri­mer par-là que cer­tains jour­na­listes disent qu’il y a une sorte de conta­gion révo­lu­tion­naire. Main­te­nant, on est dans le régime des por­tables et des SMS et donc cela va flam­ber d’Occident en Orient. Je ne suis pas sûr de cela. Par contre, il y a des trans­for­ma­tions à l’œuvre et le régime chi­nois il faut bien le com­prendre, se trans­forme. Le Par­ti com­mu­niste d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec le Par­ti com­mu­niste d’il y a 40 ans. Aujourd’hui, ce sont des managers.

J’ai lu que dans le livre d’André Chieng, qui accompagne votre pensée, vous faites une distinction entre ce que les Allemands ont fait après la Deuxième Guerre mondiale, Nuremberg, et les Chinois, qui n’ont rien fait après la Révolution culturelle. Il y a donc un rapport différent à l’histoire ?

L’idée chi­noise stra­té­gique dans le monde poli­tique, c’est de lais­ser mûrir les condi­tions. Donc ce cré­dit accor­dé à la durée dans ses effets propres avec cette convic­tion que le for­çage pro­duit un contre effet. Si vous impo­sez un modèle à une situa­tion, vous pro­dui­sez du rejet.

Est-ce que vous pensez que la compréhension de la Chine dans toute sa subtilité et qui est effectivement une vraie extériorité par rapport à l’Occident, à l’Europe, au monde occidental, progresse dans le monde politique, dans le monde des affaires, dans le monde économique, dans le monde culturel ?

Il faut dis­tin­guer les mondes. Dans le monde éco­no­mique cer­tai­ne­ment. Je peux vous dire que depuis 15 ans je suis en rela­tion avec les entre­prises, y com­pris à Bruxelles, en Alle­magne et en France. Je vois que les chefs d’entreprises ont com­pris non seule­ment qu’il y a des stra­té­gies diverses mais ils ont com­pris l’intérêt à réflé­chir à d’autres stra­té­gies que la stra­té­gie euro­péenne modé­li­sante des objectifs.

Y a‑t-il une contradiction entre l’efficacité et le système démocratique ?

Oui, c’est clair. Il faut la réflé­chir. Je ne pense pas que les hommes poli­tiques incarnent le monde démo­cra­tique. Je pense qu’ils sont plus dans le média­tique qui n’est pas démo­cra­tique. Exemple : les son­dages qui pol­luent la France aujourd’hui. Les son­dages ne sont pas démo­cra­tiques, ils sont média­tiques. Ils font de l’évènement tous les jours qui per­mettent aux jour­na­listes de pro­duire des articles et des débats. Mais je crois aux élec­tions comme épi­sode démo­cra­tique dans l’isoloir et tous les cinq ans. Je crois qu’il faut lais­ser agir le temps. C’est pour cette rai­son que je suis contre les son­dages car le court terme ne pro­duit rien.

C’est la thèse de Dominique Bourg dans son livre « Vers une démocratie écologique ». Il constate que les enjeux majeurs sont sur la longue durée or la vie politique est sur la courte durée. Donc il y a un décalage dans le rythme politique ?

Et puis il faut ali­men­ter le média­tique. Il faut que tous les jours il y ait de l’évènement, il faut tou­jours que l’on parle de vous et il faut tou­jours soi­gner son image et ça c’est anti­dé­mo­cra­tique et c’est coû­teux en terme d’efficacité.

On est de plus en plus dans la dictature de l’urgence ?

Abso­lu­ment. Une fausse urgence d’ailleurs. Quand on dit que l’on veut arrê­ter le chô­mage, au lieu de l’annoncer tous les jours par des mesures soi-disant spec­ta­cu­laires et qui n’ont pas d’effet, il vaut mieux amor­cer des modi­fi­ca­tions dis­crètes au départ qui pro­gres­si­ve­ment pro­dui­ront leurs effets.

Le prix Nobel de la paix à un dissident chinois. Quel est le point de vue que vous exprimez sur cette question ?

Un prix Nobel c’est tou­jours un com­pro­mis. Cela ne tombe pas du ciel comme cela. La reli­gion du droit-de-l’hom­misme n’est pas la mienne mais les Droits de l’homme, c’est une pro­duc­tion sin­gu­lière de l’Europe à une époque. J’ai écrit pour dire à quel point je ne vou­lais pas rela­ti­vi­ser les droits de l’homme. Je garde un sta­tut d’absolu, mais je ne prends pas pour abso­lu les valeurs des droits de l’homme. Je ne prends pour abso­lu que le nom de résis­tance à l’oppression, le nom de l’insupportable, le nom de la révolte. 

Je me méfie du cultu­ra­lisme d’une part, du droit-de-l’hom­misme de l’autre et il me semble qu’il faut tra­vailler non pas dans l’entre-deux mais pour dépas­ser cette alternative-là.

Cela m’a frappé, en Chine, le regard encore extrêmement négatif, même des jeunes générations chinoises, sur le Japon comme si on n’avait pas fait le deuil des massacres de Nankin en 1937.

Ils n’ont pas la même taille. La grande Chine et le petit Japon. C’est par la Chine que le Japon s’est ouvert à l’extérieur. Le Japon est une île et le Japon a connu une mon­tée natio­na­liste parce c’est sa façon de digé­rer la moder­ni­té, l’époque Mei­ji, l’ouverture au monde exté­rieur. Le Japon a fait la guerre à la Chine, à la Rus­sie puis aux Etats-Unis sans se rendre compte qu’il se pas­sait peut-être autre chose. Il y a eu la guerre de Nan­kin, c’est vrai. Le Japon souffre d’une hégé­mo­nie chi­noise encore plus main­te­nant que la Chine a dépas­sé le Japon en terme de PIB. Je trouve les japo­nais assez héroïques à cet égard, il faut quand même le reconnaître.

Le Tibet ? Le nationalisme chinois ?

Je me méfie du natio­na­lisme et sur­tout quand le natio­na­lisme prend le relais des régimes dic­ta­to­riaux ou auto­ri­taires. On sait bien que les régimes auto­ri­taires quand ils n’ont plus d’éléments por­teurs sont des régimes natio­na­listes. On l’a vu en Europe suf­fi­sam­ment. Donc, je me méfie du natio­na­lisme chi­nois parce que les dépenses mili­taires chi­noises, on le voit aujourd’hui, sont quand même colossales.

Der­nier ouvrage paru : Phi­lo­so­phie du vivre, Gal­li­mard 2011

Autour de l’auteur : « La pra­tique de la Chine, en com­pa­gnie de Fran­çois Jul­lien », de André Chieng 
Gras­set, 2006

Pho­to : CS Photographie

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