1917 : 2017 inversé ?

Par Jean Cornil

L’homme est ain­si fait qu’il se struc­ture par le décou­page du temps. Du calen­drier à l’anniversaire, de la date fétiche à la com­mé­mo­ra­tion obli­gée, cha­cun remonte la généa­lo­gie de ses pré­dé­ces­seurs, jusqu’à l’aurore du Sapiens, par une scan­sion de chiffres qui struc­ture ce fameux temps qui passe et qu’Augustin, au 4e siècle de notre ère, res­sen­tait aus­si inten­sé­ment qu’il avait du mal à l’expliquer.

Sacri­fions donc à la mémoire du cen­te­naire : 1917. L’année qui a chan­gé le monde ? Deux révo­lu­tions en Rus­sie. L’intervention mili­taire amé­ri­caine pour la pre­mière fois surle sol du Vieux Conti­nent. La pro­messe, ambigüe, d’une nation pour les juifs, par la Décla­ra­tion Bal­four. L’épopée de Law­rence d’Arabie comme les écrits de Freud, de Proust, les pein­tures de Picas­so ou les recherches d’Einstein ou de Marie Curie. Ou le ciné­ma de Char­lie Chaplin.

Les choix sont tou­jours arbi­traires et à chaque année ses évo­ca­tions, ses figures ou ses cor­res­pon­dances. Disons que pour ce moment-là, la fon­da­tion du pre­mier État com­mu­niste, l’inauguration de l’interventionnisme US et les germes de la tra­gé­die au Moyen-Orient, annoncent toute la trame du 20e siècle. On peut y ajou­ter, selon son tem­pé­ra­ment et ses incli­nai­sons, la nais­sance de Dada et du sur­réa­lisme, les exploits aériens ou la créa­tion de la coupe de France de football.

Tous ces faits et ces per­son­nages résonnent, plus ou moins fai­ble­ment, en nous et façonnent notre regard sur le pré­sent. D’où les débats, sou­vent si viru­lents, sur l’enseignement de l’Histoire, les lois mémo­rielles, la sanc­tua­ri­sa­tion de cer­tains lieux, les com­pa­rai­sons entre époques ou les dis­cours poli­tiques de repen­tances ou de jus­ti­fi­ca­tions. L’identité, le colo­nia­lisme, l’immigration ou les crises du capi­ta­lisme refont sou­dai­ne­ment sens par un simple coup d’œil rétros­pec­tif dans le rétroviseur.

Car, « Madame H. », comme l’écrit Régis Debray, se décline sur de mul­tiples plans. L’Histoire est une science mais aus­si une phi­lo­so­phie, un patri­moine et un rêve. Elle est tout à la fois objet d’étude, de médi­ta­tion, de consom­ma­tion et d’imagination. Tous ces prismes, selon les formes les plus variées en regard de nos sen­si­bi­li­tés et des enga­ge­ments, nous mur­murent un sens chaque fois que nous por­tons un juge­ment sur notre actualité.

De l’invocation du héros aux sou­ve­nirs de la souf­france des peuples, nous bâtis­sons notre mytho­lo­gie por­ta­tive, insis­tant sur ce qui nous conforte, écar­tant ou mini­mi­sant les évè­ne­ments qui contra­rient nos fabu­la­tions ou nos convic­tions idéologiques.

C’est pour­quoi je n’aime rien tant que la patiente décons­truc­tion par des cher­cheurs sour­cilleux de mes mythes per­son­nels. Ain­si, pour en reve­nir à 1917, la révo­lu­tion d’Octobre ne fut qu’une simple échauf­fou­rée, un coup d’État contre un pou­voir ago­ni­sant, bien loin des embra­se­ments populaires.

Mais j’y recherche aus­si une médi­ta­tion sur la phi­lo­so­phie de l’Histoire et des ensei­gne­ments pour mon pré­sent. Pou­tine qui enterre Lénine, Trump l’isolationniste qui est l’exact inverse du pré­sident Wil­son, l’Europe ren­due folle par la fièvre natio­na­liste qui abou­tit aux tra­gé­dies du Che­min des Dames, les femmes ouvrières en lutte, le génie des avant-gardes esthé­tiques, ou la déso­béis­sance de Gand­hi, tout confi­gure 1917 pour mieux aus­cul­ter un cen­te­naire irré­duc­tible à une simple commémoration.

1917 comme un miroir inver­sé de 2017.