Ne pas se tromper colère

Illustration : Alice Bossut

Une colère indi­vi­duelle peut conduire au vice pas­sion­nel. Une colère col­lec­tive à la révo­lu­tion ou à la bar­ba­rie. De toutes les pas­sions, de tous les affects, la colère, ce puis­sant débor­de­ment qui nous sub­merge, peut engen­drer tant de remèdes comme tant de poi­sons. Avec, par­fois, un cor­tège de remords ou de regrets.

La fureur des groupes a sou­vent fait vaciller l’histoire. Après une longue remon­tée de souf­frances ou d’oppression, la rage des peuples ful­mine puis explose. Jadis la colère des dieux, aujourd’hui celle des hommes. Le cours du temps bas­cule, les ins­ti­tu­tions se désa­grègent, tous les deve­nirs sont en puis­sance. Ver­sant lumi­neux, la révolte des esclaves, les révo­lu­tions fon­da­trices de la moder­ni­té poli­tique ou de la Com­mune de Paris. Ver­sant sombre, les mas­sacres de masse de géno­ci­daires, l’adhésion à un tyran ou, plus paci­fi­que­ment, la trans­for­ma­tion de la carte électorale.

RÉASSOCIER AFFECT ET RAISON

Être hors de soi, l’expression le signi­fie clai­re­ment, ran­ge­rait l’irascibilité exces­sive dans le tiroir des pas­sions tristes, de la perte du sens de la mesure, de l’abandon d’une cer­taine sagesse. Bref de ne plus être tout à fait soi-même. Donc d’être sus­cep­tible de tous les éga­re­ments, de toutes les per­ver­sions. Comme s’il y avait d’un côté la rai­son pru­dente et tem­pé­rante et, de l’autre, un défer­le­ment de pul­sions pathogènes.

Toute la tra­di­tion occi­den­tale a le plus sou­vent dis­so­cié le cœur et la rai­son, le corps et l’esprit, la pen­sée et l’émotion. Comme l’explique Jacques Géné­reux, ce constat d’une sépa­ra­tion entre un cer­veau ration­nel et un cer­veau émo­tif dure de Pla­ton à nos jours en pas­sant par Des­cartes. Mais cette oppo­si­tion est inexacte. Spi­no­za a rai­son quand il fait du corps humain la clé du mys­tère de l’esprit. Nos idées sont d’abord des émo­tions. Elles n’ont plus de force dans notre repré­sen­ta­tion du monde que parce que d’abord elles nous affectent. « Une idée abs­traite, déta­chée de toute émo­tion, qui ne nous touche pas, ne nous impres­sionne pas, ne peut ni nous inté­res­ser ni nous convaincre » écrit Jacques Géné­reux. Qui rajoute : « une idée vraie ne peut l’emporter que si l’émotion qu’elle véhi­cule l’emporte sur les émo­tions atta­chées aux contre-véri­tés qu’elle com­bat »1.

C’est donc la puis­sance de l’affect qui empor­te­ra une forme de véri­té face à des affects moins puis­sants, comme le montre toute la réflexion de Fré­dé­ric Lor­don2. La rai­son est secon­daire. L’intelligence n’est pas le pre­mier dis­po­si­tif céré­bral à mobi­li­ser pour empor­ter la convic­tion. Les débats poli­tiques en sont un écla­tant reflet : dire une véri­té ne suf­fit pas pour avoir rai­son. Le sen­sible prime sur l’intelligible, l’émoi sur l’argumentation, la croyance sur la connaissance.

Cette supré­ma­tie semble encore plus s’affirmer quand on passe de l’entendement indi­vi­duel à l’ordre col­lec­tif. « La confu­sion men­tale est patho­lo­gique quand on est seul, nor­male quand on est plu­sieurs » disait Paul Valé­ry. Tous les phé­no­mènes de foule, pas­sion­nels ou irra­tion­nels, du sen­ti­ment natio­nal au culte de la per­son­na­li­té, du pèle­ri­nage reli­gieux au lyn­chage de la vic­time émis­saire, de la guerre « fraiche et joyeuse » aux illu­sions lyriques, signent et per­sistent sans relâche depuis des mil­lé­naires. Et par­ti­cu­liè­re­ment au cœur de notre moder­ni­té ration­nelle et tech­nos­cien­ti­fique. La froide abs­trac­tion des algo­rithmes pros­père d’abord sur nos dési­rs, nos peurs et nos colères. La haute tech­no­lo­gie qui per­met le sel­fie prend racine dans nos troubles les plus intimes3.

JUSTE UNE COLÈRE OU UNE COLÈRE JUSTE ?

La colère, un des sept péchés capi­taux puisque, pour les chré­tiens, seul Dieu a le droit de se mettre en colère, a pour­tant selon le phi­lo­sophe Charles Pépin, « quelque chose de sain et de libé­ra­teur, voire de joyeux »4. Peu importe le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le jaillis­se­ment d’une colère est d’abord une affir­ma­tion. Plus pré­ci­sé­ment l’affirmation d’une limite, certes tota­le­ment sub­jec­tive, qui ne doit pas être fran­chie. La colère désigne le non-négo­ciable, ce sur quoi on ne lâche­ra pas. Charles Pépin indique que c’est d’ailleurs vrai d’un indi­vi­du comme d’un peuple.

La colère est à l’opposé de la négo­cia­tion, de la stra­té­gie ou du com­pro­mis. Elle pose bru­ta­le­ment les balises de l’inacceptable. Elle affirme sans nuance un point de vue radi­cal. En poli­tique, elle croît comme car­bu­rant pre­mier aux insou­mis­sions, aux indi­gna­tions et aux déga­gismes. L’affect devient un cri face à toute ten­ta­tive d’explication ou de ratio­na­li­sa­tion. On com­prend que les éru­dits s’en méfient. L’irrationnel leur fait peur. Mais l’homme est un ani­mal sym­bo­lique. Sa rai­son se fonde sur la dérai­son. Sinon com­ment com­prendre l’incroyable somme de fic­tions, de récits et de nar­ra­tions les plus insen­sées depuis l’aube de l’aventure humaine ?

NE PAS LAISSER LA COLÈRE DEVENIR HAINE

La colère pos­sède une ambi­va­lence intrin­sèque puisqu’elle peut pro­vo­quer des tour­ments, des éman­ci­pa­tions ou des désastres. Salu­taire au départ, elle peut vite ver­ser dans la haine, le mépris et l’exclusion. Ne dit-on pas d’un raciste qu’il est quelqu’un qui se trompe de colère ? Aujourd’hui comme hier, les foudres des peuples colé­reux, exté­nués par les ravages du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé, tombent sur l’autre, l’étranger, le migrant, ou son voi­sin, sa femme, son chien…

En ce sens, la rage et l’emportement, si légi­times face aux souf­frances sociales et éco­no­miques, doivent se pro­lon­ger dans une décons­truc­tion des méca­nismes de la domi­na­tion. Même si, pour suivre l’idée de Sibo­ny avec son affir­ma­tion selon laquelle « l’origine de la vio­lence c’est la vio­lence des ori­gines »5, la furie ini­tiale doit se conver­tir, par le dia­logue, l’éducation ou l’intelligibilité des rap­ports de force, en un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion sociale qui ne se trompe pas de cible. La guerre entre les pauvres arrange par­fai­te­ment ceux qui en vivent.

La colère per­met le décol­lage de la révolte qui s’extrait de l’indifférence, de l’apathie et de la sou­mis­sion. Mais elle ne peut s’envoler sans les indis­pen­sables outils de la rai­son cri­tique pour pro­mou­voir un pro­jet éman­ci­pa­teur. Se trom­per de colère en la por­tant sur ceux qui sont les pre­mières vic­times des délires occi­den­tal, théo-fas­ciste ou iden­ti­taire néo-fas­ciste, pour reprendre les termes de Dany-Robert Dufour, serait un désastre6. L’éducation popu­laire trouve toute son essence dans l’évitement de la confu­sion des emportements.

  1. Jacques Géné­reux, La déco­no­mie, Seuil, 2016.
  2. Fré­dé­ric Lor­don, La socié­té des affects, Seuil, 2013.
  3. Jean Bric­mont et Régis Debray, À l’ombre des lumières, Odile Jacob, 2003.
  4. Charles Pépin, « Vos ques­tions » in Phi­lo­so­phie Maga­zine, N°75, décembre 2013-jan­vier 2014.
  5. Daniel Sibo­ny, Vio­lence, Seuil, 1998.
  6. Dany-Robert Dufour, La situa­tion déses­pé­rée du pré­sent me rem­plit d’espoir, Le bord de l’eau, 2016.

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