Dans beaucoup d’actions sociales, culturelles ou socioculturelles et d’organismes publics qui défendent l’écoresponsabilité, on a tendance à considérer les populations précaires, les milieux populaires comme une population à « civiliser », à éduquer aux bons comportements de consommation, d’alimentation ou d’économie d’énergie, comment changer les regards ?
Beaucoup de préjugés et présupposés erronés pèsent sur les populations appauvries — celles qui sont dans le trop peu et singulièrement le trop peu d’argent — dans leur manière de consommer et dans leur rapport à l’écologie. Par exemple avec l’idée selon laquelle pauvreté voudrait dire surconsommation, singulièrement en matière énergétique ou d’usage de l’eau. Des études montrent que la pauvreté entraine généralement au contraire une sous-consommation, en deçà même de ce qui constitue des conditions dignes d’existence pour affronter le quotidien sans être dans la privation. Au lieu de chercher à régler l’accès au droit (ici l’accès à l’eau et l’énergie), on multiplie les démarches à destination de ceux qui sont déjà dans la sous-consommation pour leur apprendre à moins consommer de l’eau ou de l’énergie… Des démarches culpabilisantes qui présupposent à priori dans le chef de ces populations appauvries un déficit d’éducation ou de capacité de s’organiser, et donc un potentiel mauvais comportement environnemental.
Par ailleurs, plus on est appauvris, plus on a de risques de devoir se loger dans un logement en mauvais état, avec des fenêtres passoires, des fuites, un type de chauffage qui va consommer à outrance pour chauffer peu, etc. Effectivement, ce type d’habitat va être très éloigné des canons actuels de l’habitat idéal censé contribuer à « sauver la planète ». Mais que faire à part prendre la question des droits à bras le corps ? Car c’est de nouveau un droit qui est affecté, celui du droit à un logement digne, et non pas une question de comportement individuel. On ne peut donc pas tenir pour responsable des gens dont les budgets sont plus qu’étriqués, qui doivent jouer des pieds et des mains pour avoir un toit sur la tête. Sinon, ce genre de discours éducatif va aboutir à une double violence : d’une part, tenter de les éduquer aux économies d’énergie dans un endroit où c’est impossible d’en réaliser, et d’autre part leur reprocher d’être mal-logés.
L’autre reproche fréquent, c’est celui de l’alimentation. Les pauvres n’aimeraient-ils pas le bio ?
On rencontre souvent cette idée que les pauvres ne sauraient pas ce qui est bon pour la santé — et donc souvent bon pour la planète — comme manger plutôt des fruits et légumes, bio, de saison, produits localement, etc. Et qu’il faudrait donc les éduquer à avoir du goût, à savoir comment utiliser les produits, à jardiner, à s’investir dans un projet collectif de potagers communautaires… Je précise que je n’ai rien contre ce genre de projets collectifs de jardin collectif, au contraire, mais par contre j’estime qu’il faudrait les mener auprès de toutes les couches sociales et pas seulement des populations appauvries.
Les gens affectés par la pauvreté savent faire la différence entre manger du bon ou manger ce qu’ils mangent quotidiennement parce que leur portefeuille ne permet pas d’aller autre part que dans une grande surface avec des produits industriels, importés, de mauvaise qualité, etc. Si leurs conditions de vie leur permettaient d’acheter de meilleurs produits ou d’avoir une cuisine mieux équipée qui permette de les valoriser, la toute grande majorité d’entre eux le ferait. La question c’est donc : comment leur permettre d’y accéder ? Cela suppose une évolution des droits les plus importants en leur faveur : un revenu décent, un logement digne, une école qui réussit avec tout le monde, un accès à la santé… Seuls ces éléments minimaux sont à même de pouvoir les sortir du carcan de survie dans lequel ils ont bien dû organiser leur vie.
Un débat, devenu très vif à l’occasion du récent mouvement des Gilets jaunes, surgit de manière récurrente. C’est la question de taxer davantage ou d’interdire le diesel, entre contrainte écologique pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, et contrainte sociale car cela va limiter des déplacements des plus précaires… Comment résoudre cette contradiction ?
Pour résoudre cette contradiction, pour que les gens dans la grande pauvreté puissent être naturellement et spontanément des citoyens qui contribuent à l’amélioration de l’environnement, il faut constituer du droit qui permettra aux gens de ne plus être dans la nécessité d’acheter une voiture d’occasion, déjà âgée, polluante ou au diesel ou bien de faire tenir sa vieille voiture le plus longtemps possible en la réparant encore et encore.
Certes, il faudra bien limiter la circulation en voiture, pour les pauvres comme pour les autres, mais alors cela suppose de déployer un transport public adéquat, de proximité, à des prix largement abordables et qui offrent réductions voire gratuité pour les plus appauvris. C’est notamment ce qui rendra possible voire souhaitable d’abandonner la voiture. Mais en attendant (et plus tard, dans les zones où le recours au transport en commun ne sera pas possible), il faut bien avoir une solution pour se déplacer. Que fait-on pour permettre aux ménages qui n’ont pas ou peu de revenus pour accéder à un véhicule moins polluant ? Est-ce que l’État ne devrait pas plus réfléchir et agir en fonction de l’équité, pour réduire les inégalités dans ce domaine-là, pour que tous participent à l’effort pour la planète ?
On doit donc arrimer l’environnemental au social…
Si on veut réussir une action par rapport à l’environnement, on doit la penser en articulation avec la justice sociale. C’est-à-dire en posant les critères de ce qu’on veut faire évoluer dans la société en fonction de la réduction des inégalités. Autrement dit, en fonction de critères équitables qui supposent qu’on ne peut pas traiter tout le monde de la même façon.
Outre le fait d’agir d’abord sur les causes des pollutions massives dans la mobilité (transport aérien et maritime, camions, désinvestissement dans les transports en commun…), il s’agirait donc d’interroger le ménage aisé qui possèdera plusieurs véhicules : comment faire pour limiter leurs émissions ? Mais pour un ménage particulièrement en difficulté qui a un véhicule plus polluant, quel est l’intérêt de rendre ce véhicule encore plus coûteux, en taxant le carburant pour pouvoir circuler avec ? Cela risque bien de mettre cette famille encore plus en difficulté. Or, plus on met les gens en difficulté, moins ils peuvent être contributeurs à l’effort collectif.
Sauf par la disette : comme ils sont appauvris, ils vont utiliser moins de chauffage, moins de gaz, etc. Ce n’est bien sûr pas une solution : « sauver la planète » ne veut pas dire vivre avec presque pas d’eau, avoir froid, un logement insalubre et humide parce qu’on ne sait pas le chauffer… « Sauver la planète » passe plutôt selon moi par la possibilité d’une vie décente, grâce à des aides, des ressources, des outils… qui rendent plus convenable et moins nuisible pour l’environnement le logement, la voiture, l’alimentation, etc. Il y a donc à constituer un droit de base équitable autour de tout ce qui pollue et qui est utilisé par tous.
Cela supposerait plus de volontarisme de la part de l’État et de vastes politiques de lutte contre les causes sociales de la pauvreté…
On parlait de la mobilité et de transports en commun public. Mais on pourrait par exemple décider d’avoir une politique massive de rénovation/isolation des logements qui ne fonctionne pas avec des primes individuelles (primes et crédit d’impôt qui atteignent surtout ceux qui ont la capacité de demander, en raison de la complexité de la démarche, bref, ceux qui en ont déjà les moyens), mais où les pouvoirs publics feraient isoler systématiquement les bâtiments et maisons du pays, ville par ville, quartier par quartier, en prenant en compte les revenus de chacun. Mais aussi une politique de l’énergie où on cherche des solutions collectives par village et par communes en termes d’accès à l’eau, de construction de panneaux solaires, etc. Bref, d’avoir des solutions collectives, dans une logique de service public, pour créer de l’équité, de l’accès et de l’égalité plutôt que d’être sur la dynamique individuelle.
N’y aurait-il pas un enjeu à déculpabiliser les classes populaires souvent ciblées par les actions de sensibilisation ?
Je ne pense pas que les gens appauvris se sentent coupables. En se comparant, ils réalisent bien qu’ils ne sont pas les plus énergivores. Ils sont les premiers à vouloir un meilleur logement isolé ou avoir accès à une meilleure alimentation. Au sein du RWLP, j’entends le plus souvent un « qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ? ».
Le problème n’est pas tant le fait d’apprendre à économiser de l’énergie aux gens appauvris, mais de ne le faire quasi exclusivement qu’avec cette population-là. Il y a bien des ménages d’autres classes plus aisées pour lesquels, ce serait très porteur, pour eux et pour la planète, d’apprendre à économiser l’énergie, l’eau, la mobilité… Disons donc qu’il y a certaines catégories sociales qu’il faudrait plus culpabiliser… Car les pauvres ne sont pas les plus pollueurs, ce ne sont pas eux qui prennent l’avion, font des croisières en bateau, roulent en 4x4, ont trois salles de bains ou une piscine à chauffer, qui changent le plus fréquemment de voitures, de smartphones, de cuisines, de mobiliers, d’équipements électroménager… Les gens plus appauvris contribuent en fait déjà beaucoup au niveau de la planète par leur non-consommation.
Une partie des gens pauvres, consciemment ou non, sont des praticiens bien contraints du contraire de l’obsolescence programmée ou de l’achat du neuf. Globalement, ils sont beaucoup moins des consommateurs que les classes moyennes et aisées. Ils sont contraints d’aller faire de la récup, que ce soit pour se vêtir, s’équiper ou se meubler. On peut aussi penser aux donneries où les choses s’échangent gratuitement. Parfois, ça devient quelque chose de rationnel et conscient, défendu, et revendiqué. Mais d’autres n’en peuvent plus de l’impossibilité de pouvoir choisir entre les deux, de devoir subir cette obligation à la seconde main, et ne pas avoir accès au neuf. Car toute la société de consommation nous dit l’inverse, par la publicité notamment.
Ce savoir-faire de récup n’est-il pas quelque chose qui pourrait justement être appris et diffusé dans le reste de la société ?
Oui, mais alors il faut vraiment le massifier, ne plus le réserver aux populations précarisées. Et il faut arriver à ce que ce ne soit ni la source d’économie pour pouvoir se payer un minitrip, ni la pièce vintage achetée par une population plus aisée par distinction sociale en plus du reste, qui lui est acheté neuf. Est-ce que ça va être du plus pour tout le monde, mais qui va consolider les inégalités ? Ou alors est-ce qu’on le construit pour réduire les inégalités, pour qu’il y ait une forme de généralisation qui suppose des changements structurels, notamment dans le système publicitaire, pour qu’on arrive à valoriser l’idée de conserver des objets jusqu’à ce qu’ils soient usés (ou consommer de l’occasion) plutôt que de les changer par effet de mode ?
Un cliché classiste voudrait que plus on soit pauvre, plus on s’en fiche de l’environnement, qu’est-ce qu’une actrice de terrain comme vous en pense ?
Je pense qu’il y a autant de personnes qui se sentent concernées par les questions d’environnement parmi des gens dans la pauvreté ou la précarité que parmi les classes moyennes et aisées. Cela ne me semble pas vraiment être une question de classes sociales ou de ressources financières. Par contre, l’intérêt ou le désintérêt se manifestent différemment selon les situations sociales. Dans les classes aisées, on va souvent croiser par exemple des gens peu intéressés par la question, car dans la croyance selon laquelle on va trouver une solution technologique pour refroidir la planète, et qui donc ne s’inquiètent pas trop d’une hausse de 2 °C ou plus des températures globales…
Plus on est dans des conditions de vie sécurisées, consolidées, garanties sur un certain terme, plus on pourra aller vers une prise de risque en faveur de l’environnement dans sa manière d’exister, changer ses habitudes, s’engager dans des luttes climatiques ou environnementale, etc. Moins on a de moyens, plus ce sera difficile de s’investir et d’investir personnellement, plus on devra être prudent sur les changements qu’on peut opérer car on n’est pas sûr de pouvoir conserver l’équilibre précaire qu’on a dans la survie. Il ne s’agit donc pas exactement du même type de prise de risque. C’est pourquoi il faut arrêter de demander aux gens dans la pauvreté de s’engager dans la simplicité volontaire, eux qui sont dans la simplicité obligatoire. Celle qui met leur santé en danger, provoque mal-être et conduit à la dépression. Permettons d’abord par la recomposition du droit qu’ils sortent de la survie. Ils auront alors plus facile ensuite de pouvoir amplifier des efforts collectifs et individuels par rapport à l’environnement.
Dans les conversations politiques ordinaires et les débats qui tournent autour de la limitation ou l’interdiction des vols low cost, on entend souvent un « mais… comment vont faire les pauvres pour voyager ? » Qu’en pensez-vous ?
Il y a de plus en plus de voyages, mais ce sont plutôt ceux qui voyagent déjà qui voyagent plus. Les pauvres eux, ne voyagent généralement pas. Les statistiques nous montrent que plus d’un tiers de la population en Wallonie ne prennent pas du tout de vacances. On a quelquefois des voyages par nécessité de visiter la famille, cela concerne notamment des personnes qui ont immigré et qui vont économiser avec comme objectif ce voyage dans leur pays d’origine tous les deux ou trois ans. Voyage qui ne se fait d’ailleurs pas forcément en avion. Une chose est sûre, dans les aéroports, on trouve très peu de pauvres…
Le low cost concernerait donc plutôt une classe moyenne qui s’est appauvrie ces dernières années et qui peut encore voyager ou multiplier les voyages grâce à lui…
D’ailleurs, il faudra bien se demander si faire quatre minitrips par an pour aller manger des crêpes à Berlin ou à Barcelone le weekend, c’est nécessaire à la vie et de manière plus large, interroger son rapport au voyage qui doit forcément être lointain. C’est un problème non seulement pour l’empreinte écologique du déplacement en avion que le surtourisme qui rend la vie impossible pour les habitant·es de ces villes. On doit réfléchir à des limitations à ce niveau-là, faire pas loin de chez soi, voyager autrement et questionner cette mobilité-là, au sein des classes moyennes, très friandes de ces déplacements. Y compris dans les milieux militants…