Sommes-nous entrés dans la nuit des prolétaires, à l’image du fameux livre de Jacques Rancière ? Avec l’extinction de certains fleurons de la société industrielle, à tout le moins la délocalisation de la métallurgie et du textile de l’Europe occidentale, un monde de luttes et d’usines, de camaraderie et de vive conscience politique, s’évanouit peu à peu. Après les agriculteurs qui ont fondu en quelques décennies, voilà les ouvriers comme espèce en voie de disparition sous nos latitudes ? Un adieu au prolétariat selon la formule d’André Gorz. Et une avancée vers la troisième révolution industrielle qui, au travers des analyses de Jeremy Rifkin, nous conduit vers un avenir combinant énergies décarbonées et mise en réseau sur la toile ? Une tertiarisation généralisée ? Les services après les récoltes des champs et l’acier des hauts-fourneaux ? L’avènement d’une petite bourgeoisie tentaculaire, victoire des classes moyennes et de la société salariale ? Ces métamorphoses suscitent moult questions et les essais visant à décrypter ces mutations s’accumulent. Comme le regard de l’artiste.
Gérard Mordillat, depuis son film « Vive la sociale ! » et plus encore par ses romans, décrit avec empathie la fin d’un monde. Certes ce n’est plus l’heure de la brutale exploitation des travailleurs, de l’aliénation et des violences physiques comme symboliques dont Marx et Engels ont mis en lumière les fondements par l’extraction de la plus-value et le triomphe de la propriété privée des moyens de production. Ni la souffrance indicible qui traverse l’œuvre romanesque d’Émile Zola, les sculptures de Constantin Meunier ou les toiles d’Eugène Laermans. Pour retrouver un tel degré d’asservissement, il faut aujourd’hui enjamber les océans. Les victoires du mouvement ouvrier, du droit du travail aux régimes de sécurité sociale, de la concertation à la progressivité fiscale, ont considérablement atténué la domination, du moins en regard de la misère des siècles qui nous ont précédés. Ce qui ne signifie en rien que ne perdure plus, singulièrement depuis septembre 2008, la désespérance du chômage et les ravages de la pauvreté.
Dans « Rouge dans la brume », après « Les vivants et les morts » et « Notre part des ténèbres », Mordillat mobilise tout son talent de romancier pour nous plonger avec une exceptionnelle humanité au cœur d’une usine en grève dont les travailleurs refusent la délocalisation en Europe centrale. Le lecteur suit les états d’âme successifs de Carvin, profondément perturbé par ses difficultés familiales comme par son drame professionnel, victime des calculs glacés de la rentabilité d’une multinationale où chaque décision se prend à Détroit. Le livre est de plus émaillé de citations réelles de syndicalistes, de patrons ou de responsables politiques, ce qui rend par un effet littéraire saisissant, l’extrême réalisme de la narration. Il faut dévorer ce texte comme le symbole esthétique de la dignité ouvrière, minée par les petites trahisons et les jeux d’intérêts, mais grandie par le souffle collectif de la fraternité dans l’usine occupée. Le signe aussi d’un monde qui se meurt et qui abandonne peu à peu tout aux désirs immédiats et à un individualisme sans limites. Carvin comme poing levé qui doucement s’enfonce dans « les eaux glacées de calcul égoïste ». Le roman des frères en perdition.
Éloge de la décence ordinaire des gens modestes, chère à Georges Orwell, où l’entraide et la coopération au quotidien sont les valeurs de solidarité qui disparaissent lentement dans la grisaille de notre époque éclatée. Les égos après les égaux. Avant la renaissance. Si d’aventure, votre flamme de la fraternité se doit d’être revigorée, lisez ce beau « roman vrai ».