Deux éléments pour commencer. Le 24 juin 2011, le Monde titrait sur l’effondrement des systèmes marins : « Les océans seraient à la veille d’une crise biologique inédite depuis 55 millions d’années ». Un trio mortel menacerait les mers de la planète : accroissement de l’acidité de l’eau, augmentation de la température et extension des zones privées d’oxygène. Et ce, sans parler de la surpêche qui a déjà réduit de près de 90 % certaines espèces de poissons. La caractéristique ? « L’ampleur des dégâts observés et le rythme de leur aggravation est au-delà de tout ce qui avait été prévu précédemment ou anticipé ». L’horizon probable de cette crise ? Entre 2020 et 2050, c’est-à-dire demain.
Second élément. Nous sommes depuis quelques semaines 7 milliards de Terriens. Et une personne sur deux vit en ville. Comment nourrir, loger correctement tous les hommes, leur permettre l’accès aux soins de santé et à l’éducation, sans épuiser les écosystèmes et amoindrir des ressources naturelles de plus en plus rares ? Le défi est à proprement parler historique. Nous ne pouvons plus vivre comme si la nature était un réservoir inépuisable de matières et d’énergies dans lequel chacun puiserait à satiété. Face aux inégalités croissantes, un milliard d’humains souffrent la faim, la question cruciale de la redistribution des richesses est plus que jamais d’actualité. C’est elle qui a structuré et structure encore le débat public. Mais elle est désormais insuffisante. Face à la dégradation de la biosphère, la question de notre modèle de développement devient centrale. D’autant que la crise climatique aggrave considérablement les inégalités sociales. La justice sociale doit rimer avec la justice environnementale. Comment dès lors penser et agir dans un nouveau paradigme qui préserve les équilibres naturels sans culpabiliser l’homme et sans renoncer à nos idéaux de progrès et d’émancipation ?
Un rapport plus que préoccupant
Le nouveau Rapport du GIEC (le Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Changement climatique) est en effet plus que préoccupant : « Le réchauffement du climat débouche sur des changements dans la fréquence, l’intensité, l’extension et la durée des évènements climatiques et météorologiques extrêmes et peut déboucher sur des évènements sans précédent ». « La vulnérabilité et l’exposition aux risques sont généralement le résultat de processus de développement associés à la dégradation de l’environnement, à une urbanisation rapide et non planifiée dans des zones dangereuses, à des défauts de gouvernance et à la faiblesse de moyens d’existence des plus pauvres », écrit encore le GIEC qui a estimé que 95 % des morts dans les catastrophes naturelles entre 1979 et 2004 vivaient dans des pays en développement. Ils sont à la fois plus exposés aux risques naturels et moins aptes à faire face aux catastrophes et à conjurer leurs effets destructeurs.
Quel que soit l’angle d’approche, de la monoculture à la perte de la biodiversité, des phénomènes climatiques extrêmes à la santé publique en termes de pesticides, d’obésité ou d’asthme, ce sont toujours les populations les plus précarisées, chez nous et plus encore dans les pays du Sud, qui subissent de plein fouet le dérèglement des cycles naturels. En ce sens, la lutte contre l’inégalité sociale est indissociablement liée à celle qui vise à rétablir et à préserver les équilibres fondamentaux de la biosphère. À défaut d’une prise de conscience planétaire et de politiques beaucoup plus volontaristes, les différends entre de plus en plus d’humains pour des ressources de plus en plus raréfiées, des hydrocarbures aux forêts, des minerais précieux à l’eau, vont s’exacerber de manière dramatique. On peut déjà dresser la cartographie actuelle des conflits géopolitiques pour l’accaparement de ces biens vitaux, du contrôle des terres en Afrique jusqu’à la gestion des barrages sur les grands fleuves. Les constats sont aveuglants. Pourtant, dans la majorité des cas, la cécité demeure la règle. Pourquoi donc, selon l’expression de Jean-Pierre Dupuy, ne croyons-nous pas à ce que nous savons ?
Parce que, et exprimé en termes caricaturaux tant une analyse plus fine s’avère indispensable, nous pensons et nous interprétons encore le monde avec une perspective mentale héritée du siècle précédent. Notre logiciel intellectuel qui réagit à l’intentionnalité humaine, au jugement moral, à la visibilité et à l’immédiateté d’un phénomène pour que nous le prenions en compte, même s’il reste pertinent pour la compréhension des rapports de forces des humains, devient inopérant devant les métamorphoses des cycles de la nature. Il va falloir se résoudre progressivement à penser en même temps, selon la classification d’Edgar Morin, que l’ordre comporte du désordre, que la science éclaire et aveugle, que la civilisation contient la barbarie, que raison et passion sont complémentaires, que la raison pure est déraison… Sans quoi, écrit le philosophe, « le probable est la désintégration. L’improbable, mais possible, est la métamorphose ». Cela se traduit, sur le plan de l’action, par l’imagination d’une politique de l’humanité qui inclurait des normes tout à la fois complémentaires et antagonistes : « mondialisation/démondialisation, croissance/décroissance, développement/enveloppement, transformation/conservation ». Superbe et essentiel programme politique pour les chercheurs d’un futur décent.
Développement durable ou décroissance ?
Face à ces douloureux constats – la crise environnementale amplifie la redistribution inégalitaire des richesses – et face à la nécessité de repenser notre grille d’interprétation du réel, nous nous sentons comme hagards dans le brouillard, sans boussole doctrinale pour forger notre destin. Devant ces incertitudes, en reprenant une classification d’Andreu Solé dans « Développement durable ou décroissance ? », cinq positions politiques types peuvent être identifiées :
- Position 1 : attitude ultralibérale selon laquelle, pour protéger l’environnement, il faut faire confiance à l’initiative privée et limiter au maximum les interventions de l’État.
- Position 2 : l’intégration du développement durable comme opportunité pour de nouveaux marchés. C’est le capitalisme vert ou la croissance verte.
- Position 3 : elle se fonde aussi sur les vertus du développement durable, mais dans une perspective réformiste du capitalisme par l’économie solidaire et l’altermondialisme.
- Position 4 : c’est une attitude de rupture avec le système qui met en exergue la décroissance, la relocalisation de l’économie et critique radicalement la logique du profit, du marché et de la consommation.
- Position 5 : elle rejette à la fois le développement durable et la décroissance dans une logique révolutionnaire d’écosocialisme.
Ces cinq positions types, une conservatrice, deux réformistes et deux révolutionnaires, sont bien évidemment ultra-simplifiées dans la très courte présentation que j’en fais. Elles impliquent chacune un rapport à soi, aux autres et à la nature qui varie considérablement, mais elles permettent, certes de manière caricaturale, à chacun de se situer actuellement face aux impasses planétaires. Mais, croisées avec la typologie décrite par Edgar Morin, elles devront évoluer, voire se chevaucher sous certains aspects. Voilà sans doute un des enjeux majeurs de la nouvelle politique à construire. Imaginer une science de la complexité qui combine des éléments à la fois convergents et contradictoires pour répondre aux urgences du monde.
L’éducation populaire doit se saisir de ces options cardinales. Elle se doit de les mettre en débat-citoyen en brisant le prisme traditionnel de nos représentations du politique. Par sa démarche singulière, son interrogation permanente, la mise en perspective critique de tout, et surtout de ce qui apparait comme évident, naturel ou de bon sens, elle questionne sans tabous et hors de l’idéologie marchande dominante, tous les chemins de l’avenir. La question civilisationnelle qui inclut au premier chef les rapports entre les hommes et la nature, la lutte contre les inégalités sociales par la justice climatique, en devient chaque jour, et à mesure de l’étendue des dégâts, plus capitale.