Comment prendre en compte la dimension postcoloniale dans notre société ?
Il faut reconstituer des généalogies, c’est-à-dire rétablir de la profondeur là où une approche immédiatiste courante, modelée notamment par le discours politique et le discours des médias, nous fige sur un présent extrêmement court. Vous allez avoir tout un discours proliférant qui va se constituer sur les quartiers excentrés : les zones de non-droit, les dealers qui font la loi, la police qui ne peut pas mettre les pieds là-dedans, les gens qui sont au chômage, la population immigrée entassée là-bas… On va fabriquer une espèce de topos, d’espace où le discours tourne en boucle : la drogue, l’insécurité, etc. avec des jeux d’associations très étroites entre certaines catégories d’étrangers, l’immigration précaire, les clandestins… Alors que si on s’efforce de reconstituer des généalogies, on va être renvoyé à des scènes antérieures qui sont des scènes coloniales. Ce qui se joue là-dedans, c’est évidemment la relation entre des points de crise dans le présent et puis le passé colonial.
Le temps ne guérit donc pas les blessures ?
C’est du faux bon sens de penser que plus cela s’éloigne dans le temps et plus les tensions, les drames ou les crises s’atténuent. Dans la question coloniale, si les problèmes n’ont pas été réglés, si les contentieux demeurent, alors au contraire, le temps qui passe tendrait plutôt à faire en sorte que cela s’envenime, du moins sur des points particuliers.
La question de l’Algérie pour nous Français est de ce point de vue-là très marquante. Cela est notamment dû au fait que les pouvoirs, les gouvernements successifs en France n’en ont jamais pris la responsabilité politique devant l’histoire : ce contentieux existe donc encore. Il va se traduire dans les choses les plus courantes et banales, dans la conduite de gamins qui sont maintenant la énième génération depuis les pères qui ont connu la guerre d’Algérie et qui en ont souffert. Ils sont d’une façon ou d’une autre encore traversés par ces blessures et, même s’ils ne sont pas forcément capables de les formuler politiquement, cela agit comme un poison.
Sortie du postcolonial, ce serait donc passer par une reconnaissance par l’autorité de sa responsabilité ?
Je pense que l’on n’en sort à proprement parler jamais. Mais pour que les tensions majeures soient apaisées, oui, il faut que l’autorité politique, et derrière elle les élites intellectuelles et médiatiques, fassent un travail, non pas de repentance ou d’excuses, mais de reconnaissance. Le modèle auquel on peut se référer, c’est l’Allemagne sur la question du IIIe Reich. L’autorité allemande a ainsi déclaré que c’est bien au nom de son peuple, c’est bien une autorité légitime en son temps qui a commis ces crimes, nous le reconnaissons, nous en prenons la charge et nous en portons la responsabilité face aux autres peuples, en premier lieu ceux qui ont subi ces violences et ces crimes. C’est cela la façon de faire.
Ce n’est pas compliqué, mais pour le moment on est encore loin d’une déclaration d’un personnage qui représente l’autorité et qui dise : oui, absolument des crimes de guerre voire des crimes contre l’humanité ont été commis pendant la guerre d’Algérie : Napalm, villages brûlés. Oui, la torture y était routinière et pas exceptionnelle. Oui, autour du 8 mai 1945 ont été commis des crimes qui sont pour le moins des crimes de guerre, etc.
Jamais aucune autorité en France n’a fait au sujet de l’Algérie ce que Chirac a fait en 1995 à propos de la rafle du Vél d’Hiv : dire « c’est un gouvernement illégitime qui a fait cela certes, mais nous en prenons la charge face à l’Histoire ».
Vous dites aussi que l’une des caractéristiques de la dimension postcoloniale, c’est qu’elle fait l’objet d’un déni…
Dans nos sociétés d’aujourd’hui, dans un pays comme la France, ce passé colonial est refoulé. Ou du moins on ne veut pas en voir les effets dans le présent. On les prend comme des questions d’histoire, cela va être traité sous l’angle de la mémoire. Par exemple est-ce qu’il faut oui ou non commémorer tel ou tel évènement ? Or, la commémoration, c’est précisément une façon de découper le temps historique en tranches et de ne pas travailler sur des éléments de litiges extrêmement forts du passé et leurs effets dans le présent. Cela fait vraiment l’objet d’un déni massif du côté politique et de ceux qui font l’opinion. Si on soulève ces sujets-là, on va rapidement nous demander d’arrêter d’en faire des « victimes éternelles » etc. Or, il ne s’agit pas d’en faire des victimes, mais bien d’essayer de comprendre comment le passé colonial infecte le présent.
Cela peut s’incarner aussi dans les événements d’apparence plus éloignés, les affaires, les bavures policières en banlieue, l’affaire DSK, qui est selon vous très emblématique de ce phénomène-là ou comme l’affaire Charlie Hebdo.
Ce que ne veulent pas comprendre la classe politique et les faiseurs d’opinions, c’est qu’il y a, à cause du passé colonial, des milieux sociaux qui sont très inflammables sur certaines questions. Et cela les cyniques de Charlie Hebdo l’ont bien compris : il suffit d’appuyer sur un bouton, sur Mahomet, la charia, etc. pour que cela parte en déclenchant l’incendie. Et hop, cela fait vendre du papier. Et avec un parfait cynisme, ils ont très bien compris cela alors que l’on peut faire des caricatures du Pape cela ne va pas produire les mêmes effets parce que l’on a affaire à des milieux plus sophistiqués, parce qu’il n’y a pas cette dimension coloniale. La dimension coloniale est très spécifique de ce point de vue-là, c’est un monde de blessures qui n’ont jamais été vraiment soignées.
Existe-t-il un lien entre le colonialisme et la figure du terroriste islamiste aujourd’hui ? Dans le cadre de la guerre que les Français mènent au Mali, pourquoi les dirigeants parlent des combattants islamistes comme de « terroristes » ?
Il y a création d’éléments de langage qui sont pensés. On ne va pas dire les « rebelles », mais on va les qualifier de « terroristes ». Et cela a tout de suite des implications dans les manières de mener le combat ou sur le traitement des prisonniers : on ne va pas leur donner le statut de combattants ennemis, mais celui d’un mauvais gibier à abattre.
Par ailleurs, depuis le 11 septembre, on est entré dans une nouvelle séquence, mais ce qui est impressionnant, c’est que de notre côté à nous, Français, elle va très vite embrayer sur l’histoire coloniale. Cela va réveiller encore une fois cette image du terroriste islamiste qui est absolument indissociable de la façon dont on parlait des terroristes du FLN pendant la guerre d’Algérie. Cela renvoie à une espèce de subconscient, à la fois très difficile à sonder et inépuisable. Cela vient du tréfonds de la colonisation même. C’est l’image de l’Arabe violent qui emploie des moyens de violence qui sont sournois et qui comporte quelque chose de terrifiant. L’image du couteau a une place très importante. C’est l’arme blanche, l’égorgement. Le massacre des sept moines de Tibhirine par exemple [attribué dans un premier temps au Groupe Islamique Armé alors que la réalité semble être plus complexe, il pourrait même en effet s’agir d’une mise en scène de l’armée algérienne. NDLR]. Cela marque un inconscient collectif parce que c’est enraciné au plus profond d’une certaine image de l’Arabe dangereux. Cela renvoie au début de la colonisation de l’Algérie en 1830.
Ces images se remobilisent facilement et ce n’est donc pas du tout étonnant que quand on se lance dans cette aventure dans le Sahel, on puisse produire des effets de mobilisation, du consensus très facilement. Il y a des strates. On va faire des images de la guerre au terrorisme aujourd’hui, mais après on va vers des strates encore plus profondes. Et si on va vers une espèce d’élément archaïque là-dedans, on va toujours trouver à cela une certaine image de l’Arabe qui est un personnage insaisissable, dangereux et constitutivement violent.
En France, c’est quelque chose qui structure une espèce d’inconscient collectif de l’autochtone et curieusement, ce n’est pas du tout la même fantasmagorie pour ce qui concerne les Noirs. Il y aura d’autres éléments de dépréciation, mais ce n’est pas du tout pareil, ils ne sont pas « dangereux » de la même façon pour cet inconscient collectif.
Vous disiez qu’il n’y a pas eu de reconnaissance de l’Etat. Que pensez-vous des déclarations de François Hollande en Algérie en décembre 2012 ?
En Algérie, c’était assez sournois parce qu’il a mis l’accent sur le fait qu’il n’était « pas là pour faire de la repentance ou pour présenter des excuses… mais que par ailleurs, oui on savait bien qu’il y avait… ». C’était un truc biaisé, c’est une façon encore une fois de dire les choses sans les dire. Or, ce qui serait fondamental pour les Algériens, pour l’émigration d’origine algérienne en France et d’une façon plus générale pour les Maghrébins qui vivent en France, cela serait que les choses soient dites comme Chirac les a dites à propos du Vél d’Hiv. Cela prend 5 minutes, mais ils ne veulent pas le faire. Le lobby pied-noir reste extrêmement puissant, il a même repris du poil de la bête sous Sarkozy.
Je ne sais pas si un jour viendra ce type de déclaration qui est la seule chose qui permettrait de lever les tensions là-dessus. Cela commence par cela. Au contraire maintenant, ils ont toutes ces stratégies de diversion comme de dire « Laissons les historiens faire leur travail ». Or, ce n’est pas du tout aux historiens de le faire, de prendre la responsabilité pour l’autorité politique !
« L’affaire DSK » ou la scène primitive du colonialisme
Le viol de Natafissia Diallo par Dominique Strauss-Kahn c’est-à-dire de la femme de chambre par le Directeur du FMI, de la Noire par le Blanc, de la servante par le maître, de l’illégitime par le super légitime, jouerait pour Alain Brossat comme un révélateur d’une certaine rémanence de l’espace colonial, d’une certaine « scène primitive » de la colonisation : celui de la femme esclave noire abusée par le maître blanc. Scène à laquelle il faut ajouter toutes des caractéristiques de la subalternité : le discours médiatique a principalement entretenu un déni dans la légitimité de la parole de Natafissia Diallo (louche, menteuse, illettrée etc.) et une surlégitimité dans celui de Dominique Strauss Kahn longtemps auréolé d’une « présomption d’innocence ».
Autochtone imaginaire, étranger imaginé
Retour sur la xénophobie ambiante
Alain Brossat
Éditions du Souffle, 2012