Alain Lapiower

Les publics ignorés du Hip-Hop

Photo : © Dati Bendo

Alain Lapio­wer est le direc­teur de l’ASBL Lezarts Urbains qui entre­prend depuis plus de 20 ans main­te­nant de défendre et sou­te­nir la créa­tion hip-hop au sens large (rap, R’n’B, graffs, danse, street-art, slam…). Ces cou­rants urbains, « urbains » ne vou­lant pas dire « de la ville » mais bien « des quar­tiers reje­tés de la ville », ont réus­si à arra­cher une recon­nais­sance et une cer­taine légi­ti­mi­té après moult péri­pé­ties et années de galère. Issus des milieux popu­laires ‑per­met­tant au pas­sage de recon­naitre que ceux-ci étaient acteurs de culture- ils repré­sen­taient avant tout de nou­velles formes per­ti­nentes pour l’époque et en pointe sur le plan de la démarche esthé­tique. Aujourd’hui encore, ils sus­citent un engoue­ment aus­si intense que peu média­ti­sé et dif­fu­sé. Alain Lapio­wer revient sur ces publics pour ain­si dire ignorés.

Pour vous quels sont le ou les publics du hip-hop ?

Il y a ce que je nom­me­rais un public « natu­rel » dont la sen­si­bi­li­té pri­vi­lé­gie ces cultures urbaines parce qu’elles cor­res­pondent à des héri­tages cultu­rels. Dans les quar­tiers popu­laires en Bel­gique, il y a une très forte pré­sence de l’immigration qui est issue du Magh­reb, d’Afrique noire (ou d’Europe du sud). Et dans ces popu­la­tions-là, il y a des affi­ni­tés vers ces cultures urbaines pour des rai­sons d’identification : les jeunes des quar­tiers pour­ris s’identifient aux blacks du Bronx. Il y a éga­le­ment des affi­ni­tés esthé­tiques qui font que beau­coup de gens dont les racines remontent à l’Afrique sont sen­sibles à ces musiques qui pro­viennent, après de longs détours, de l’Afrique. La ryth­mique funk, qui est la ryth­mique du rap, des­cend du vieux rhythm’n’blues, qui des­cend du blues etc. qui des­cend d’Afrique.

Et puis, il y a une conjonc­tion avec des choses qui sont dans l’air du temps. Il y a des phé­no­mènes de géné­ra­tions qui se jouent. Le rap a été dépo­si­taire de la révolte et de sen­ti­ments de frus­tra­tion de tous les jeunes qui habi­taient dans les quar­tiers de relé­ga­tion. Il l’a aus­si été pour tous ceux qui vou­laient par­ta­ger ce conte­nu de révolte, d’un refus du monde comme il va. À d’autres époques, ça a été le cas avec d’autres musiques, par exemple le rock. Mais le rock n’est plus ça, c’est une musique aujourd’hui conve­nue qui fait par­tie de l’establishment. Le rap pas. Ça veut dire que plein de jeunes — pas for­cé­ment issus de l’immigration ou des classes défa­vo­ri­sées- vont rejoindre ce cou­rant-là. Ils n’acceptent pas le monde comme il est. Ils veulent se démar­quer. lls veulent une musique qui rue dans les bran­cards et qui met le doigt sur les trucs qui ne sont pas acceptables.

Dans les grandes villes, à Bruxelles par exemple, pour la majo­ri­té des jeunes des milieux popu­laires, c’est leur musique. Ils écoutent ça, pas tou­jours néces­sai­re­ment du rap dur, mais ils écoutent NRJ ou Fun Radio car c’est là qu’ils entendent du hip-hop ou du R’n’B. Ça fait par­tie de leur monde.

Mais il y a tou­jours eu un déca­lage incroyable entre le public poten­tiel de ces musiques et la réa­li­té de la dif­fu­sion cultu­relle dont ce public peut pro­fi­ter. Il y a très peu de concerts de rap. Vrai­ment pas assez par rap­port au nombre de per­sonnes qui appré­cie le rap.

Il y a donc beaucoup d’attentes et un large public ignoré.

Oui. Il y a eu une grande frus­tra­tion pen­dant de nom­breuses années. Il y a tou­jours une dif­fi­cul­té avec cette musique. Le rap, il suf­fit d’en pro­non­cer le nom, et il y a quelque chose qui ne va pas. Je prends tou­jours cet exemple : en Bel­gique, la RTBF, notre radio-télé natio­nale, aujourd’hui en 2011, alors que le rap existe depuis 25 ans, 20 ans en Bel­gique (1989 avec Ben­ny B), notre radio-télé de ser­vice public, qui a une mis­sion cultu­relle impor­tante, n’a tou­jours pas accep­té que le rap y soit dif­fu­sé. Il n’y a tou­jours pas une seule émis­sion consa­crée au rap. Je crois qu’il y a une petite émis­sion, arra­chée après des années de bataille qui passe le dimanche à 23h30 sur Pure FM. Elle est pré­sen­tée par Sonar mais il ne peut même pas par­ler, seule­ment dif­fu­ser de la musique. Je pour­rais faire le même constat pour la danse hip-hop. C’est à l’image de ce qui ne va pas dans ce domaine. Pour moi, c’est une injus­tice cultu­relle, une inéga­li­té cultu­relle. Une inéga­li­té de traitement.

Par rapport à d’autres courants ?

Évi­dem­ment ! Je ne demande pas que ce soit mieux consi­dé­ré que les autres genres. Je demande sim­ple­ment qu’il ait « droit de cité ». Alors, certes on a avan­cé, je ne dis pas que rien n’a été fait, d’ailleurs si notre asso­cia­tion Lezarts urbains existe, c’est qu’il y a une cer­taine consi­dé­ra­tion. Mais la dif­fi­cul­té impor­tante, c’est quand je vais voir des opé­ra­teurs, même ceux avec qui je m’entends très bien. Si je dis le mot « rap » je vois une réac­tion phy­sique chez les gens [Alain mime un mou­ve­ment de recul, ndlr]. Les pro­gram­ma­teurs sont réticents.

Est-ce que ça a voir avec cette idée que vous développez parfois qu’on a affaire à un public immédiatement « suspect », des « basket-capuche » qui trainent une réputation d’embrouilles, drogues, bagarres etc. ?

C’est un public sus­pec­té, tout-à-fait. Ce sont des milieux qui font peur. Les classes popu­laires ont tou­jours fait peur. Au 19e siècle, on par­lait des classes dan­ge­reuses. Il y a un long tra­vail d’éducation per­ma­nente ‑qui doit être fait et qu’on doit conti­nuer à faire — non pas avec les gamins mais avec les res­pon­sables cultu­rels ! Les pre­miers avec qui j’ai dû faire ce tra­vail, ce sont les pou­voirs publics car ils n’étaient pas suf­fi­sam­ment infor­més. Après, il a fal­lu convaincre les opé­ra­teurs cultu­rels que ça valait la peine, que ce n’était pas si dan­ge­reux. On l’a fait, des gens se sont enga­gés, y com­pris Fadi­la Laa­nan, et ont pris des risques. Grâce à ces per­sonnes, le pay­sage a chan­gé, en Bel­gique, ça a avan­cé, des ins­ti­tu­tions se sont ouvertes. Ils l’ont fait par convic­tion poli­tique et je leur rends hom­mage. Mais même si la ques­tion est moins aigue qu’il y a 10 ans, on reste tout de même dans une inéga­li­té de trai­te­ment. Aujourd’hui, on est arri­vé dans une période de quo­ta : beau­coup d’opérateur consi­dèrent que si, dans une sai­son, ils ont leur spec­tacle hip-hop, alors « c’est bon ». Or, ça ne cor­res­pond pas non plus à la réalité !

Les gens se trompent et passent à côté de quelque chose. Ils pour­raient rem­plir leur salle faci­le­ment et plus sou­vent. Pour la danse hip-hop par exemple, il y a poten­tiel­le­ment un large public fami­lial. C’est uni­que­ment à cause des fan­tasmes et des peurs des opé­ra­teurs ou des res­pon­sables des centres cultu­rels que cela ne se fait pas. Sur le rap, on se trompe car la dan­ge­ro­si­té qui a pu par­fois être dans une cer­taine période et qui a sou­vent été exa­gé­rée n’est plus. Et puis, on se trompe sur le vrai public du rap aujourd’hui. C’est deve­nu un public com­po­site avec une par­tie faite des jeunes de quar­tiers dif­fi­ciles mais une autre grande par­tie faite des jeunes de la petite classe moyenne.

C’est donc un public beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine.

Regar­dez, dans un maga­sin de disques, il y a gros­so modo trois grands rayons pour les jeunes : le rock-pop, la tech­no et le hip-hop : on peut ima­gi­ner que le public du hip-hop, c’est au moins un 1/3 de l’audience ! On peut gagner de l’argent avec ça ou faire venir des gens ! C’est que la RTBF n’a jamais com­pris : ils ont don­né à RTL, à Plug, NRJ etc. du public qu’ils auraient pu gar­der avec de bonnes émis­sions, du bon rap alors que c’est du « rap de merde » qui passe sur les chaines pri­vées, du « rap MTV », du pseu­do-gang­sta. Ils pour­raient avoir un fort audi­mat avec une émis­sion hip-hop de qua­li­té. Mais le fait est que le rap n’est pas consi­dé­ré comme conve­nable. Il y a des murs comme ça, pour moi, ce sont des ques­tions sociales et poli­tiques, de poli­tique culturelle.

L’expo intitulée « Explosition » au Musée d’Ixelles vient de se fermer ses portes. Elle a présentait le travail de plusieurs artistes de street-art. Le graff au musée : reconnaissance ou contre-sens ?

Les deux. C’est impor­tant que cette recon­nais­sance ait lieu. Il était temps. Main­te­nant, le street-art est un cou­rant qui par défi­ni­tion est libre, d’abord axé sur la rue, l’extérieur, rebelle la plu­part du temps. Le street-art est rebelle, esthé­ti­que­ment et maté­riel­le­ment. L’expo apla­tis­sait un peu le truc mais il était temps que ça se fasse.

Par rapport à la question de public, est-ce que cet art de et dans la rue est une façon de toucher autre chose que les visiteurs des musées ?

Oui. C’est évident que la volon­té des artistes du street-art c’est de ren­con­trer les publics là où ils sont c’est à dire rare­ment dans les musées. Et aus­si de per­tur­ber le conti­nuum, la rou­tine. Une per­sonne marche dans la rue et son regard est atti­ré par quelque chose qui per­turbe le pay­sage, qui n’est pas « à sa place », pas dans une place en prin­cipe des­ti­née à cela. Après, quand il y a un paquet de graf­fi­tis, ça change de nature : ce n’est plus la petite étin­celle qui attire le regard, ça devient car­ré­ment une vague qui peut le sub­mer­ger. On rentre alors dans une autre logique, celle de la rébel­lion col­lec­tive. Une rébel­lion qui pose d’ailleurs ques­tion à la ville. J’ai tou­jours été très fort inter­pel­lé par cette rébel­lion : qu’est-ce qu’elle veut dire ? Pour­quoi existe-t-elle ?

Par ailleurs, les artistes du street-art sont des artistes qui ont une démarche inté­res­sante, par­ti­cu­lière qu’on ignore sou­vent car on est trop obnu­bi­lé par l’acte rebelle. On ne regarde pas com­ment c’est fait. Ici, à Lezarts Urbains, on passe beau­coup d’énergie à expli­quer. Par exemple : « Regar­dez ce tag d’Osmose, com­ment il a écrit son “E”, qu’il a emboi­té son E dans le M, la dyna­mique, la cal­li­gra­phie etc ». C’est plus dur sur le tag que sur des des­sins de street-art. Je suis une des rares per­sonnes qui trouve qu’un beau tag, ça existe ! On pré­pare d’ailleurs un film sur le tag, qui sera prêt avant fin 2012. On veut atti­rer l’attention sur ce que per­sonne ne veut voir.

C’est vrai que c’est une ques­tion un peu par­ti­cu­lière, qui n’est pas la même que celle du rap parce que le graf­fi­ti n’est plus uni­que­ment le fait de milieu popu­laire. C’est un truc de jeunes (toutes classes confon­dues) plus qu’un truc de jeunes des classes popu­laires. Mais il y a des choses qui sont du même ordre : ça fait chier les gens à cause de son côté rêche, son côté bru­tal. Les gens trouvent ça agres­sif. Et ça l’est sans doute. Toutes les avant-gardes ont tou­jours été consi­dé­rées comme cho­quantes, reje­tées ou mini­mi­sées. D’autres part, on voit bien que déjà un cer­tain graf­fi­ti est deve­nu « clas­sique », qu’une forme d’écriture née à New-York dans les années 70 – 80 est uti­li­sée par exemple en publi­ci­té. Il ne faut jamais oublier ce pro­ces­sus par lequel les formes deviennent clas­siques et enri­chissent la culture géné­rale, deviennent de la culture générale.

Infos sur l’action de Lezarts Urbains, les évè­ne­ments qu’ils pro­posent, mais aus­si l’actualité des cultures urbaines en Bel­gique fran­co­phone : www.lezarts-urbains.be

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