Pour vous quels sont le ou les publics du hip-hop ?
Il y a ce que je nommerais un public « naturel » dont la sensibilité privilégie ces cultures urbaines parce qu’elles correspondent à des héritages culturels. Dans les quartiers populaires en Belgique, il y a une très forte présence de l’immigration qui est issue du Maghreb, d’Afrique noire (ou d’Europe du sud). Et dans ces populations-là, il y a des affinités vers ces cultures urbaines pour des raisons d’identification : les jeunes des quartiers pourris s’identifient aux blacks du Bronx. Il y a également des affinités esthétiques qui font que beaucoup de gens dont les racines remontent à l’Afrique sont sensibles à ces musiques qui proviennent, après de longs détours, de l’Afrique. La rythmique funk, qui est la rythmique du rap, descend du vieux rhythm’n’blues, qui descend du blues etc. qui descend d’Afrique.
Et puis, il y a une conjonction avec des choses qui sont dans l’air du temps. Il y a des phénomènes de générations qui se jouent. Le rap a été dépositaire de la révolte et de sentiments de frustration de tous les jeunes qui habitaient dans les quartiers de relégation. Il l’a aussi été pour tous ceux qui voulaient partager ce contenu de révolte, d’un refus du monde comme il va. À d’autres époques, ça a été le cas avec d’autres musiques, par exemple le rock. Mais le rock n’est plus ça, c’est une musique aujourd’hui convenue qui fait partie de l’establishment. Le rap pas. Ça veut dire que plein de jeunes — pas forcément issus de l’immigration ou des classes défavorisées- vont rejoindre ce courant-là. Ils n’acceptent pas le monde comme il est. Ils veulent se démarquer. lls veulent une musique qui rue dans les brancards et qui met le doigt sur les trucs qui ne sont pas acceptables.
Dans les grandes villes, à Bruxelles par exemple, pour la majorité des jeunes des milieux populaires, c’est leur musique. Ils écoutent ça, pas toujours nécessairement du rap dur, mais ils écoutent NRJ ou Fun Radio car c’est là qu’ils entendent du hip-hop ou du R’n’B. Ça fait partie de leur monde.
Mais il y a toujours eu un décalage incroyable entre le public potentiel de ces musiques et la réalité de la diffusion culturelle dont ce public peut profiter. Il y a très peu de concerts de rap. Vraiment pas assez par rapport au nombre de personnes qui apprécie le rap.
Il y a donc beaucoup d’attentes et un large public ignoré.
Oui. Il y a eu une grande frustration pendant de nombreuses années. Il y a toujours une difficulté avec cette musique. Le rap, il suffit d’en prononcer le nom, et il y a quelque chose qui ne va pas. Je prends toujours cet exemple : en Belgique, la RTBF, notre radio-télé nationale, aujourd’hui en 2011, alors que le rap existe depuis 25 ans, 20 ans en Belgique (1989 avec Benny B), notre radio-télé de service public, qui a une mission culturelle importante, n’a toujours pas accepté que le rap y soit diffusé. Il n’y a toujours pas une seule émission consacrée au rap. Je crois qu’il y a une petite émission, arrachée après des années de bataille qui passe le dimanche à 23h30 sur Pure FM. Elle est présentée par Sonar mais il ne peut même pas parler, seulement diffuser de la musique. Je pourrais faire le même constat pour la danse hip-hop. C’est à l’image de ce qui ne va pas dans ce domaine. Pour moi, c’est une injustice culturelle, une inégalité culturelle. Une inégalité de traitement.
Par rapport à d’autres courants ?
Évidemment ! Je ne demande pas que ce soit mieux considéré que les autres genres. Je demande simplement qu’il ait « droit de cité ». Alors, certes on a avancé, je ne dis pas que rien n’a été fait, d’ailleurs si notre association Lezarts urbains existe, c’est qu’il y a une certaine considération. Mais la difficulté importante, c’est quand je vais voir des opérateurs, même ceux avec qui je m’entends très bien. Si je dis le mot « rap » je vois une réaction physique chez les gens [Alain mime un mouvement de recul, ndlr]. Les programmateurs sont réticents.
Est-ce que ça a voir avec cette idée que vous développez parfois qu’on a affaire à un public immédiatement « suspect », des « basket-capuche » qui trainent une réputation d’embrouilles, drogues, bagarres etc. ?
C’est un public suspecté, tout-à-fait. Ce sont des milieux qui font peur. Les classes populaires ont toujours fait peur. Au 19e siècle, on parlait des classes dangereuses. Il y a un long travail d’éducation permanente ‑qui doit être fait et qu’on doit continuer à faire — non pas avec les gamins mais avec les responsables culturels ! Les premiers avec qui j’ai dû faire ce travail, ce sont les pouvoirs publics car ils n’étaient pas suffisamment informés. Après, il a fallu convaincre les opérateurs culturels que ça valait la peine, que ce n’était pas si dangereux. On l’a fait, des gens se sont engagés, y compris Fadila Laanan, et ont pris des risques. Grâce à ces personnes, le paysage a changé, en Belgique, ça a avancé, des institutions se sont ouvertes. Ils l’ont fait par conviction politique et je leur rends hommage. Mais même si la question est moins aigue qu’il y a 10 ans, on reste tout de même dans une inégalité de traitement. Aujourd’hui, on est arrivé dans une période de quota : beaucoup d’opérateur considèrent que si, dans une saison, ils ont leur spectacle hip-hop, alors « c’est bon ». Or, ça ne correspond pas non plus à la réalité !
Les gens se trompent et passent à côté de quelque chose. Ils pourraient remplir leur salle facilement et plus souvent. Pour la danse hip-hop par exemple, il y a potentiellement un large public familial. C’est uniquement à cause des fantasmes et des peurs des opérateurs ou des responsables des centres culturels que cela ne se fait pas. Sur le rap, on se trompe car la dangerosité qui a pu parfois être dans une certaine période et qui a souvent été exagérée n’est plus. Et puis, on se trompe sur le vrai public du rap aujourd’hui. C’est devenu un public composite avec une partie faite des jeunes de quartiers difficiles mais une autre grande partie faite des jeunes de la petite classe moyenne.
C’est donc un public beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine.
Regardez, dans un magasin de disques, il y a grosso modo trois grands rayons pour les jeunes : le rock-pop, la techno et le hip-hop : on peut imaginer que le public du hip-hop, c’est au moins un 1/3 de l’audience ! On peut gagner de l’argent avec ça ou faire venir des gens ! C’est que la RTBF n’a jamais compris : ils ont donné à RTL, à Plug, NRJ etc. du public qu’ils auraient pu garder avec de bonnes émissions, du bon rap alors que c’est du « rap de merde » qui passe sur les chaines privées, du « rap MTV », du pseudo-gangsta. Ils pourraient avoir un fort audimat avec une émission hip-hop de qualité. Mais le fait est que le rap n’est pas considéré comme convenable. Il y a des murs comme ça, pour moi, ce sont des questions sociales et politiques, de politique culturelle.
L’expo intitulée « Explosition » au Musée d’Ixelles vient de se fermer ses portes. Elle a présentait le travail de plusieurs artistes de street-art. Le graff au musée : reconnaissance ou contre-sens ?
Les deux. C’est important que cette reconnaissance ait lieu. Il était temps. Maintenant, le street-art est un courant qui par définition est libre, d’abord axé sur la rue, l’extérieur, rebelle la plupart du temps. Le street-art est rebelle, esthétiquement et matériellement. L’expo aplatissait un peu le truc mais il était temps que ça se fasse.
Par rapport à la question de public, est-ce que cet art de et dans la rue est une façon de toucher autre chose que les visiteurs des musées ?
Oui. C’est évident que la volonté des artistes du street-art c’est de rencontrer les publics là où ils sont c’est à dire rarement dans les musées. Et aussi de perturber le continuum, la routine. Une personne marche dans la rue et son regard est attiré par quelque chose qui perturbe le paysage, qui n’est pas « à sa place », pas dans une place en principe destinée à cela. Après, quand il y a un paquet de graffitis, ça change de nature : ce n’est plus la petite étincelle qui attire le regard, ça devient carrément une vague qui peut le submerger. On rentre alors dans une autre logique, celle de la rébellion collective. Une rébellion qui pose d’ailleurs question à la ville. J’ai toujours été très fort interpellé par cette rébellion : qu’est-ce qu’elle veut dire ? Pourquoi existe-t-elle ?
Par ailleurs, les artistes du street-art sont des artistes qui ont une démarche intéressante, particulière qu’on ignore souvent car on est trop obnubilé par l’acte rebelle. On ne regarde pas comment c’est fait. Ici, à Lezarts Urbains, on passe beaucoup d’énergie à expliquer. Par exemple : « Regardez ce tag d’Osmose, comment il a écrit son “E”, qu’il a emboité son E dans le M, la dynamique, la calligraphie etc ». C’est plus dur sur le tag que sur des dessins de street-art. Je suis une des rares personnes qui trouve qu’un beau tag, ça existe ! On prépare d’ailleurs un film sur le tag, qui sera prêt avant fin 2012. On veut attirer l’attention sur ce que personne ne veut voir.
C’est vrai que c’est une question un peu particulière, qui n’est pas la même que celle du rap parce que le graffiti n’est plus uniquement le fait de milieu populaire. C’est un truc de jeunes (toutes classes confondues) plus qu’un truc de jeunes des classes populaires. Mais il y a des choses qui sont du même ordre : ça fait chier les gens à cause de son côté rêche, son côté brutal. Les gens trouvent ça agressif. Et ça l’est sans doute. Toutes les avant-gardes ont toujours été considérées comme choquantes, rejetées ou minimisées. D’autres part, on voit bien que déjà un certain graffiti est devenu « classique », qu’une forme d’écriture née à New-York dans les années 70 – 80 est utilisée par exemple en publicité. Il ne faut jamais oublier ce processus par lequel les formes deviennent classiques et enrichissent la culture générale, deviennent de la culture générale.
Infos sur l’action de Lezarts Urbains, les évènements qu’ils proposent, mais aussi l’actualité des cultures urbaines en Belgique francophone : www.lezarts-urbains.be