À Molenbeek, le fait religieux est extrêmement présent, avec parfois des demandes d’ordre religieuses dans le cadre d’activités culturelles ou sociales. Comment composez-vous avec ces demandes ? Est-ce que c’est par exemple possible dans vos activités de prier pendant un cours comme cela peut se faire au VK ?
Non, car cela relève de la sphère privée. Depuis 20 ans que je travaille à Molenbeek, je constate en effet une présence beaucoup plus accrue du fait religieux. Et par exemple, le jour de la fête de l’Aid, les écoles s’arrangent pour organiser une journée pédagogique. Pourquoi pas, ça a sa légitimité étant donné que c’est une fête aussi importante pour les pratiquants musulmans que Noël pour les pratiquants chrétiens. Mais de là à travailler sur les accommodements raisonnables… À titre personnel, je lutte pour qu’on suive une laïcité de pratique, c’est-à-dire que l’espace public reste un espace pour tous et ne soit pas privatisé par le fait religieux. Dans les équipes, le deal, c’est que tout port de signes ostentatoires est à proscrire de la sphère du travail.
À Molenbeek, la question de la laïcité est assez clivante et les pratiques sont assez multiples…
En fait, en quelques années le mot « laïcité » en France et en Belgique a été ringardisé, en parlant de « laïciste » comme on dirait raciste. Je trouve que cela relève d’une certaine perversité dans la mesure où la laïcité, telle que moi je la conçois, protège justement le culte plus qu’elle ne le dénie. On a fait tout un travail sur les valeurs au niveau de la boîte. La tension la plus grosse, c’était une partie qui se revendiquait d’une certaine laïcité et l’autre partie qui se revendiquait d’une certaine neutralité.Les gens n’assument plus les mots parce qu’ils ont peur d’être ringards : être laïc, c’est être « laïcard », c’est un concept de vieux.
Plutôt que de dire la question du port du signe religieux, c’est non pour telle ou telle raison, certaines écoles ou associations restent dans un certain confort : elles essayent de contourner les règles ou « laissent pisser » les choses pour éviter des relations qui pourraient passer par un mode conflictuel. Par exemple, il y a des demandes pour qu’il n’y ait pas de classe verte parce qu’il y a de la mixité, du coup, on n’organise plus de classe verte, ni de cours de piscine. Plutôt que d’aller dans la confrontation positive, en expliquant pourquoi c’est important la mixité, que ce n’est pas forcément sexualisée, etc. on élude. Or, éluder, c’est quelque part collaborer au pire. Quand on « laisse pisser » un problème car on est mal à l’aise d’en parler, on valide le non-dit et le déni de l’Autre. Rentrer dans le conflit, ce n’est pas forcément le mettre à mal dans ses fondamentaux, mais mettre en débat ce qui relève du vivre-ensemble d’une collectivité que ce soit en classe, dans un centre de jeunes ou autour d’une pièce de théâtre. L’animateur ne doit donc pas avoir de mal à aborder tous les sujets, sans tabous : religion, homosexualité, racisme, amour… Quand on aborde une problématique, et que quelque chose ne passe pas, on doit s’asseoir et en discuter. Qu’est-ce qui bloque, quels sont les freins, est-ce qu’on peut le prendre par un autre biais ? Si on ne le fait pas, on tombe dans la petite activité qui effleure les trucs, une activité pour de l’activité et pas quelque chose de plus profond. Il faut entrer dans la conflictualité. Si on n’ose pas le débat, si on n’ose pas affirmer des choses aussi, il y a des espaces qui se libèrent. Et les espaces qui sont libérés, ce ne sont pas nécessairement les plus progressistes qui les prennent.
Ça peut être une stratégie de travailler avec des partenaires d’obédience musulmane pour toucher des publics qu’on ne peut pas toucher par ailleurs ?
On coordonne toute une série d’associations dans le cadre du programme de cohésion sociale, c’est pour nous évident que les associations, qu’elles soient financées ou non, font partie d’une systémique locale et donc sont toutes « intégrées » dans la dynamique réflexive. Et je pense que c’est pour ces associations aussi une manière d’être reconnues et éviter qu’elles ne se sentent exclues du fait du registre religieux. On en discute. Quand on a des activités coordonnées autour de la jeunesse, c’est clair que la mixité fait partie du deal, il y a de grandes discussions sur piscine / pas piscine ou des choses comme ça. Le débat permet à ce que les positions ne se cristallisent pas, mais restent ouvertes à la discussion. Il n’y a pas de fait associatif spécifique à une communauté particulière, mais on a des associations historiques qui relèvent des progressistes syndicaux socialistes, d’autres d’obédience chrétienne, d’autres qui sont pluralistes, d’autres paracommunales comme la mienne. Il y a un réseau d’associations, à l’initiative de personnes d’obédience musulmane, pour qui le fait religieux n’est pas la focale principale d’action avec qui on travaille. Il y a néanmoins des associations qui relèvent des mosquées qui organisent elles-mêmes des activités. Nous ne sommes pas en contact avec elles.
Est-ce qu’il y a un certain manque de diversité, de personnes issues de l’immigration, au niveau des cadres associatifs qui agissent dans la commune ?
C’est vrai que quand on observe les associations, plus on monte dans les cadres, moins les origines se diversifient et on a effectivement plus de « blancs » dans les postes de pouvoir que le lambda animateur de rues qui lui sera plutôt le gamin des quartiers. Chose qui a peut-être d’ailleurs été une erreur au départ. On a peut-être trop fait porter la question de l’insertion, de la cohésion aux jeunes eux-mêmes issus des quartiers, peu importe leur qualification. Avec tout l’écueil des confusions des rôles entre grands frères, famille élargie et fonction éducative. Vingt ans plus tard, on se dit qu’on devrait nous-mêmes travailler sur la mixité des équipes et booster par le haut la formation continue du travailleur. Car il faut vraiment les personnes les plus qualifiées pour atteindre les objectifs les plus ambitieux. Et aussi qu’un travailleur peu qualifié ne va pas s’amuser jusque 67 ans avec un ballon sous le bras avec des jeunes qui ont 40 ans de moins. Dans le tissu associatif local, on précarest dans un très fort bouleversement des pratiques. Alors oui, comment peut-on tendre à de la mixité dans les structures si les cadres ne sont pas eux-mêmes inscrits dans la mixité ? Mais la mixité doit se vivre également au sein des équipes. Il faut aussi arriver à ce que les familles puissent s’identifier à des animateurs de toutes origines, filles et garçons, pour construire quelque chose de pluriel.
Que peut la culture face à la précarité et à la radicalisation ?
La culture n’est pas une réponse à la radicalisation en tant que telle, mais elle contribue à l’émancipation, permet de se sentir respectable et respecté, curieux, d’assumer son passé et d’avancer avec un regard plus mûr sur le monde. Le b.a‑ba du fait culturel, c’est que plus on baigne dedans, plus on élargit son champ et son regard sur le monde. Plus on baigne aussi dans le respect, la découverte et la curiosité, jamais dans le repli sur soi. La culture permet justement de ne pas s’en tenir au ici et maintenant pour apporter des réponses à une quête de sens, mais de toujours construire et déconstruire pour élever et avoir un regard plus large sur le monde.
Le défi pour Molenbeek c’est d’amplifier encore les moyens. On a le travail extraordinaire de la Maison des cultures mais ils manquent de moyens. Or, il faut tendre vers le meilleur pour que les personnes se sentent respectées par l’offre. On commence à sortir d’une certaine frilosité suivant laquelle l’art ou la culture « ce n’est pas pour eux », où on ne considérait pas comme prioritaire la culture comme étant un outil valide d’émancipation. À un moment donné, dans les associations, un animateur pouvait faire deux weekends de sensibilisation et hop, il était bon pour aller animer des ateliers de théâtre. Maintenant, le réflexe sera plutôt d’aller chercher le comédien ou le metteur en scène pointu et motivé qui va pouvoir communiquer sa passion et amener à ce que les jeunes s’identifient à cette passion. Le fait d’avoir l’impulsion d’artistes qui côtoient des travailleurs sociaux et les participants amène quelque chose qui va vers le haut.
Est-ce que c’est difficile dans l’action culturelle à Molenbeek de sortir de la simple dimension occupationnelle des activités culturelles pour aller vers une dimension plus critique, d’émancipation, d’éducation permanente ?
Les défis sont énormes. À un moment donné, il y a eu une demande de prendre à bras le corps la problématique de la jeunesse. Et pour certains, cela signifie faire du chiffre. Pour certains, il s’agit, sous prétexte d’activités éducatives, d’organiser un certain contrôle social par le biais d’une activité cadrante. Or, selon moi, il vaut mieux une activité culturelle de qualité pour un tout petit nombre que d’organiser une sortie avec 80 gamins pour seulement les occuper. On est alors loin de fournir à chaque jeune des choix et le respect de ce qu’il est et de ses envies. Si on ne s’entoure pas en suffisance de collaboration et de compétences, la tentation est très grande de jouer au foot tous les jours ou d’organiser des ateliers créatifs qui n’en sont pas, qui seront plutôt de l’ordre de la garderie. Il y a une prise de conscience, mais les moyens manquent. Aujourd’hui, si on observe que les associations, qu’elles soient privées ou parapubliques, travaillent dans des conditions plus qu’honorables en terme de moyens et de matériel, de lieux d’accueil qui ont été rénovés, il s’agit maintenant de passer à du qualitatif par rapport à l’accompagnement des publics. Notamment, en matière de vivre-ensemble, d’accès à la culture ou de valorisation des productions culturelles. En renforçant les dispositifs existants qui marchent qui offrent des réponses globales, mais manquent de moyens, plutôt que de réinventer un énième projet ponctuel sur une problématique spécifique.