Est-ce qu’imposer ses termes pour décrire le social est un enjeu politique important ou accessoire ? Est-ce que les mots permettent d’imposer des idées ou des pratiques ?
Oui, les mots et leurs usages sont essentiels, car ils structurent notre compréhension de la réalité, ils donnent un « cadre » à ce que nous vivons et comprenons. Et, par conséquent, ils nous mettent dans une certaine disposition pour penser et pour agir dans ce monde. Par exemple, ce n’est pas un hasard si, au milieu des années 1990, les mouvements de solidarité avec les étrangers en situation irrégulière ont promu le terme « sans-papiers » en remplacement du terme « clandestins », qui était alors prépondérant : il s’agissait de mettre en avant le fait que ces personnes étaient des victimes dépossédées de quelque chose (à l’instar des « sans-abris », des « sans-emplois »…), et non pas des délinquants coupables d’enfreindre la loi. Ou encore, ce n’est pas un hasard si l’Association des Paralysés de France cherche à infléchir les discours pour que « handicapé » soit remplacé par « personne en situation de handicap » : il s’agit de souligner que le handicap ne constitue pas l’identité de la personne, et qu’il est créé par un environnement sur lequel il est possible d’agir (équipements, accessibilité…).
En cela, il n’est pas chimérique de promouvoir un certain vocabulaire ou certaines tournures, et de refuser d’en utiliser d’autres, car les mots organisent une certaine façon de concevoir le monde. Quand Rony Brauman (ancien président de Médecins sans frontières) reprend ses interlocuteurs à chaque fois qu’ils parlent de « crise humanitaire », il est cohérent avec sa vision des choses, car l’expression « crise humanitaire » dissimule la dimension politique des évènements. À chaque fois, Rony Brauman précise qu’il n’existe pas des « crises humanitaires », mais des « conflits armés », des « famines », des « déplacements de populations »…
Lutter au sujet du langage fait partie du combat idéologique. Car les mots participent aux enjeux de visibilité et d’invisibilité, ils fournissent un cadrage au réel, à la manière dont nous le concevons, le comprenons, l’interprétons. Ils nous disposent donc à penser et à agir d’une certaine manière. Les mouvements qui s’opposent au droit à l’avortement se sont auto-désignés « pour la vie » (« Marche pour la vie »…), ou encore « pro-vie » (de l’anglais « pro-life »), et non pas bien entendu « contre le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes ». Ils créent ainsi un cadrage favorable à leur cause : il est assez difficile d’être contre la vie. Réfléchir sur les mots qu’on utilise, en relation avec nos convictions et nos valeurs, n’est donc absolument pas accessoire, au contraire.
Suffit-il de changer les mots pour changer le monde ? Suffit-il de substituer d’autres mots aux mots « piégés » pour changer les perceptions ? De (re)dire « bombardement » au lieu de « frappe chirurgicale », « exploités » au lieu de « défavorisés » etc.?
L’expression de restriction que vous utilisez (« il suffit ») suppose qu’il serait aisé, ou même tout simplement possible, de « changer les mots ». Mais c’est au contraire un effort permanent, une manière d’agir. Dans un contexte où les rapports de force et d’opinion se réagencent sans cesse, il est vain de vouloir « changer les mots » en quelque sorte « une bonne fois pour toutes ». Face à des discours, il existe toujours des contre-discours, qu’ils soient publics ou clandestins, organisés ou désordonnés, amenés par des porte-paroles institués ou diffusés de manière plus dispersée. Et ces contre-discours obligent y compris les discours dominants à bouger – ne fût-ce que pour essayer de mettre ces contre-discours à leur service. Chaque groupe d’intérêt, chaque acteur politique, chaque organisation doit donc en permanence faire un travail de réinvention de son propre discours.
Dans leur célèbre ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello expliquent que le capitalisme récupère à son profit les critiques qui lui sont adressées. Ainsi, quand il est reproché au capitalisme d’étouffer les capacités créatives des individus (travail à la chaine, hiérarchie verticale…), il se met à valoriser la « créativité », la « communication », et maintenant l’« agilité ». Quand il est reproché au capitalisme d’être immoral et irresponsable (pillage des ressources naturelles, mise sous dépendance des petits paysans…), le capitalisme met en avant la « Responsabilité Sociale des Entreprises » (RSE). À présent, au fur et à mesure que des chercheurs soulignent l’accroissement des inégalités engendré par le capitalisme1, les entreprises et les gouvernements néolibéraux s’emparent des discours sur l’« inclusivité » (« société inclusive », « inclusion sociale », « développement inclusif »…). À chaque fois qu’il est l’objet de critiques, le capitalisme développe des contre-arguments qui visent à le rendre acceptable.
Les analyses de Boltanski et Chiapello sont directement observables dans les discours par divers mouvements de captation du vocabulaire. Par exemple, le terme « développement durable », qui portait une certaine charge critique, a fini par être mis au service du capitalisme, qui a su le détourner en sa faveur en usant d’une sorte de rhétorique de la compatibilité et de la neutralisation des contradictions (« préserver la planète tout en développant l’activité économique. »). Ainsi, il faut constamment retravailler les discours (mots, slogans, formules, genres d’expression, répertoires d’action…) pour les maintenir dans leur capacité subversive et critique. En tout cas, je ne crois pas qu’il soit judicieux de chercher le « bon vocabulaire », susceptible de nommer correctement, car le langage est un fait social dynamique, socio historique : il n’est jamais stabilisé.
Vous évitez de parler de « mots du pouvoir », de « mots-piégés », de « langue de bois », de « novlangue » comme c’est souvent le cas dans les milieux militants. Pourquoi ce choix ?
En effet, je ne reprends pas à mon compte des expressions telles que « novlangue » ou « langue de bois », que j’ai précisément étudiées en tant qu’expressions militantes ou ordinaires2. Bien entendu, je comprends ces expressions, qui correspondent à certaines intuitions. Mais, pour la linguiste que je suis, elles ne correspondent pas à un phénomène langagier suffisamment précis. Pour réfléchir à ce que l’on entend habituellement par « novlangue » ou par « langue de bois », il faut, comme c’est toujours le cas dans une démarche scientifique, « retraduire » l’observation spontanée en des termes qui soient discutables scientifiquement. Dans le cas présent, la « langue de bois » renvoie à plusieurs types de faits linguistiques, discursifs, psycho-sociaux et politiques relativement hétérogènes, dont les « formules » peuvent être l’un des aspects.
Pouvez-vous définir le concept de « formules » que vous avez développé pour analyser mots et énoncés qui nous traversent ?
Une « formule » est un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire. La définition que je viens de donner indique bien qu’une « formule » n’existe pas seulement « en langue » (on ne peut donc pas dresser une liste des formules du français contemporain, comme on pourrait établir une liste des verbes du premier groupe), mais aussi et surtout « en discours », c’est-à-dire en fonction d’usages situés.
Comment savoir qu’on a affaire à ces formules dans les discours politiques, médiatiques ou dans la vie courante ?
Toute personne peut repérer des usages formulaires dans les situations auxquelles elle participe. Par exemple, les personnes qui travaillent dans certains secteurs de la mise en œuvre des politiques publiques (emploi, logement…) ont certainement repéré par elles-mêmes l’apparition puis le développement de l’expression « innovation sociale ». Ces personnes ont sans doute remarqué également que cette expression comporte une grande diversité de significations, et qu’« innovation sociale » forme une sorte de réseau phraséologique avec d’autres expressions (« expérimentation locale », « essaimage de bonnes pratiques », « accompagner la transformation des territoires »…). Elles ont peut-être remarqué aussi que « innovation sociale » est utilisé par des acteurs dont les perspectives ne se recouvrent que partiellement : depuis l’association ATD Quart Monde qui y voit un moyen de créer de nouvelles solidarités, jusqu’à des incubateurs d’entreprises qui y trouvent un argument pour développer l’entreprenariat individuel néolibéral. L’ensemble de ces observations permet de penser que l’on a commencé de repérer une formule.
J’avais précisément commencé à m’intéresser à la notion de formule quand j’avais remarqué, en 1992, dans le contexte de la guerre en ex-Yougoslavie, que « purification ethnique » et les expressions associées (« nettoyage ethnique », « épuration ethnique », « Bosnie ethniquement pure »…) étaient prises dans un paradoxe : les commentateurs de la guerre en ex-Yougoslavie (journalistes, intellectuels, responsables politiques…) avaient recours à ces expressions, mais dans le même temps ils ne cessaient de les questionner et considéraient qu’elles posaient problème. Ces usages problématiques sont tout à fait caractéristiques d’une « formule » : tout un chacun peut, depuis son expérience professionnelle, militante ou associative, appendre à repérer ce type de fonctionnement. Analyser les discours, c’est d’abord savoir les lire et les écouter.
Quelles sont les parts de « manufacturé » (par des agences de communication, des cabinets politiques, des lobbys etc.) et de naturel dans le parcours social et la popularité de ces formules ?
Les discours politiques, mais aussi les discours institutionnels, et plus largement une partie des discours tenus sur la scène publique, sont en effet souvent perçus comme peu naturels, « manufacturés » comme vous dites. Cette dimension préfabriquée des discours amène souvent à considérer que celles et ceux qui les tiennent sont insincères, voire manipulateurs. Mais la production des énoncés et leur circulation est heureusement plus complexe.
Que des discours soient préparés, c’est une réalité. Les organisations politiques, publiques et privées mettent en place notamment ce qu’elles appellent elles-mêmes des « éléments de langage » et des « argumentaires », qui comportent des formulations et des arguments destinés à être repris. Il s’agit, pour l’organisation, d’assurer la cohérence de la parole publique, de « tenir un langage commun », de « parler d’une même voix » par-delà la diversité des personnes qui s’expriment. Dans cette même perspective, des agences de conseil en communication et des consultants proposent différents types de normalisation de l’expression et de ses contenus, à travers ce que ces prestataires appellent – souvent un peu pompeusement – la création d’une « identité verbale », la conception d’une « charte sémantique », la mise en place d’un « design narratif », ou encore par exemple l’élaboration de « storytelling » et de « récit d’entreprise ».
Mais que les discours soient contrôlés ou maitrisés, c’est tout autre chose. On ne contrôle pas les effets de sens des mots, car la langue n’est pas un « outil » : il existe de la polysémie, de l’ambigüité, des connotations, des significations qui varient d’une personne à une autre, d’un contexte à l’autre, d’un genre de discours à un autre… Il est illusoire de croire qu’on « maitrise un message », même si les communicants essaient de le faire croire, pour légitimer leur activité professionnelle.
Vos recherches montrent bien que ces usages ne sont pas le seul fait des lieux de pouvoir mais aussi de ceux de contre-pouvoir, des milieux militants.
Il ne faudrait pas imaginer que la fabrique d’un discours « tout fait » serait le monopole des entreprises privées, des gouvernements néolibéraux, des multinationales et des pouvoirs qui servent le capitalisme. En effet, le fait de « préparer les discours », de les travailler, de les affuter, de les mettre en cohérence, et parfois de les formater… fait partie intégrante d’une activité de communication et de lobbying qui s’observe aussi bien dans le militantisme et l’action collective. Par exemple, un collectif citoyen qui s’oppose à un projet immobilier, peut, au moment de l’enquête publique, mettre à disposition sur internet des « arguments tout prêts » que les opposants au projet pourront utiliser pour déposer leur avis sur le registre d’enquête publique ouvert sur une plateforme dédiée : les opposants pourront puiser dans un « stock d’arguments » (« Nous devons protéger les terres agricoles », « Ce grand projet est incompatible avec les engagements pris par la France dans le cadre de la conférence climat COP 21 »…) pour rédiger leur propre avis, donnant ainsi force et cohérence aux discours de lutte contre ce projet d’urbanisation. Ainsi, le caractère « préparé » des discours peut relever d’une certaine efficacité militante. En tous cas, il ne caractérise pas exclusivement les discours de communication des pouvoirs qui diffusent les idées néolibérales.
Comment désamorcer la « langue de coton », pour reprendre les mots de François-Bernard Huygue ? Comment lutter contre des discours qui nous semblent lisses, ou susceptibles de produire du consensus alors que nous voyons la possibilité d’un désaccord (comme c’est le cas avec la formule « développement durable », pratiquement impossible à rejeter) ?
Parmi les outils mobilisables pour critiquer les discours, le « dictionnaire politique » est le plus connu. Il foisonne lors de la Révolution française, dans un contexte où les bouleversements de l’ordre politique s’accompagnent nécessairement de mutations du vocabulaire, ce que les contemporains ne manquent pas d’observer. Aujourd’hui, les acteurs engagés continuent de recourir au dictionnaire politique : La novlangue néolibérale d’Alain Bihr (2007), le Petit dictionnaire des mots de la crise édité par Alternatives économiques (2009), le Petit dictionnaire de la fausse monnaie politique d’Olivier Besancenot (2016)… Notons que les glossaires militants sont courants aussi à l’extrême droite : Dictionnaire de novlangue de Polémia (2016)…
Mais, comme je l’ai dit tout à l’heure, il serait vain de vouloir fixer « une bonne fois pour toutes » une sorte de « décodage » des mots, car la signification est un processus dynamique. Un « mot-piégé » peut s’user. À l’inverse, un mot peut se trouver investi d’enjeux idéologiques nouveaux. Par exemple, l’expression « mobilités douces » est d’abord apparue dans le vocabulaire des écologistes. Mais les industries de la voiture électrique tentent, avec un certain succès, de s’inscrire dans le paradigme des « mobilités douces », aux côtés du vélo, de la marche à pied, etc. Elles tendent donc à brouiller la compréhension de la situation, en provoquant la confusion entre des transports polluants et des transports non polluants. Ainsi, il n’est pas possible de stabiliser un dictionnaire, non seulement parce que le sens des mots évolue dans le temps, mais aussi parce que les mots changent de sens en fonction des positions de celles et ceux qui en font usage.
Quels outils seraient pertinents alors pour se défaire les effets délétères du langage ?
Ce qui est intéressant dans la pratique du « dictionnaire politique », ce n’est pas le résultat qu’il produit, mais la démarche dont il est issu, et qu’il encourage à mener. Tout ce qui relève d’une mise à distance critique est positif : l’idée, c’est de dénaturaliser le langage, de le déconstruire. À partir de là, tout est pertinent. Certains chercheurs soutiennent cette démarche. C’est ce qu’a fait Josiane Boutet dans son ouvrage Le pouvoir des mots. À destination d’un public plus universitaire, c’est aussi ce que j’ai visé dans mon livre Analyser les discours institutionnels.
Parallèlement, il existe une multitude d’initiatives militantes, conduites notamment par des mouvements d’éducation populaire dans une perspective de transformation sociale. Je peux en citer trois à titre d’exemples : l’« Atelier d’auto-défense contre la domination par le langage » proposé en 2013 par la branche lilloise du mouvement d’éducation populaire Culture et Liberté (atelier animé par Jessy Cormont, membre de l’organisme de recherche-action P.H.A.R.E. pour l’Égalité), l’« Atelier novlangue. Désintox anti-langue de bois » proposé depuis 2013 par le Centre Jeunes Taboo et les JOC (Jeunes Organisés et Combatifs), à Charleroi et animé par Émilie Jacquy, l’ « Atelier de désintoxication de la langue de bois », proposé en Bretagne par la coopérative d’éducation populaire Le Pavé puis Le Contrepied, et appuyé par un coffret pédagogique (2016).
Il existe également des initiatives qui relèvent à la fois de la performance artistique et de la démarche critique, comme le plan « Les mots du pouvoir. La novlangue néolibérale », qui invite tout un chacun à s’interroger sur le caractère stéréotypé et prévisible de certains énoncés.
Il n’existe pas de « recette » ou de méthode « clé en main » pour remettre en cause les discours qui suscitent ou qui légitiment les systèmes de domination. Cette remise en cause est possible, mais elle participe d’une réflexion personnelle et collective constante, à laquelle les linguistes, les sociolinguistes et les analystes du discours peuvent d’ailleurs contribuer.
- Thomas Piketty, Le capital au XXIème siècle, Seuil, 2013. Ou plus récemment : World Wealth and Income Database, Rapport sur les inégalités mondiales 2018
- Alice Krieg-Planque, « La “novlangue” : une langue imaginaire au service de la critique du “discours autre” », dans Sonia Branca-Rosoff et al., L’hétérogène à l’œuvre dans la langue et les discours. Hommage à Jacqueline Authier-Revuz, Éditions Lambert-Lucas, 2012. Et Alice Krieg-Planque, « Comment un collectif militant d’éducation populaire évoque-t-il la “langue de bois” ? : une contribution à la compréhension des idéologies langagières », colloque L’image des langues : 20 ans après, Université de Neuchâtel, 2017.
Dernier livre paru
Analyser les discours institutionnels (Armand Colin, 2012), véritable guide théorique et manuel pratique permettant d’interroger des discours produits par les partis politiques, le champ associatif ou les organisations.
Elle est aussi l’auteure de nombreux articles et a signé plusieurs entrées comme "éléments de langage" (avec Claire Oger) dans le Publictionnaire.