
Ce qu’il y a d’irritant avec les médias de masse – disons les « grosses chaines d’info télé » pour faire simple –, c’est leur propension à restreindre l’usage sémantique des mots et, par effet de contamination, à faire de nos imaginaires des champs stérilisés par abus de monoculture. Or, réduire le langage, ce n’est rien d’autre qu’amoindrir l’espace de la pensée critique…
Prenez le mot anarchie par exemple, ou son adjectif anarchique. Quand les journalistes paresseux les utilisent, c’est pour désigner, au choix : le désordre, l’émeute, le chaos, la pagaille… Plus curieux, cette définition d’anarchie trouvée dans Le Robert (édition 2013) : « Désordre résultant d’une absence ou d’une carence d’autorité. » Il faut remonter plus loin, dans cette vieille édition du dictionnaire Quillet (1948) pour trouver celle-ci qui se rapproche, au moins, du sens étymologique : « Absence de tout gouvernement. État social où cette absence de gouvernement est présentée comme idéale. »
On respire ! Sans être sentencieux, nous aimerions rappeler ici que l’anarchie, à l’origine, est une philosophie politique qui se cristallise au milieu du 19e siècle et qui, loin d’envisager le désordre comme une fin en soi, postule une organisation sociale alternative qui se passe de toute forme de hiérarchie. L’anarchie, c’est l’ordre sans l’autorité. C’est, en outre, une ramification évidente de la pensée socialiste visant à l’émancipation de la classe ouvrière et la mise à bas de toutes formes de domination sociale. Et ce, même si, comme le disait Adolphe Fischer (militant anarchiste américain, l’un des cinq martyrs du Black Friday, le 11 novembre 1887) : « Tout anarchiste est socialiste mais tout socialiste n’est pas nécessairement un anarchiste. »
Daniel Colson, dans son Petit lexique philosophique de l’anarchisme (LGF, 2001) apporte cette remarquable précision : « C’est d’abord le refus de tout principe premier, de toute cause première, de toute idée première, de toute dépendance des êtres vis-à-vis d’une origine unique (qui finit toujours pas s’identifier à Dieu). L’anarchie c’est, dès maintenant, comme origine, comme but et comme moyen, l’affirmation du multiple, de la diversité illimitée des êtres et de leur capacité à composer un monde sans hiérarchie, sans domination, sans autres dépendances que la libre association de forces radicalement libres et autonomes. »
De fait, anarchie renvoie bel et bien à un champ connotatif moins péjoratif que celui évoqué plus haut : autonomie, autogestion, échange, entraide, solidarité, démocratie directe, association, éducation populaire…
À partir des années 1880, le bouillonnement idéologique anarchiste dans un contexte de répression et d’inégalités sociales ahurissantes, engendre un courant activiste dont les principes d’action – propagande par le fait et reprise individuelle (reprendre ce que les patrons nous ont volés !) –, sont résumés par les mots célèbres de Pierre Kropotkine : « La révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite… » C’est la période des attentats et des bandits anarchistes qui focaliseront pour longtemps l’attention des masses. Ce qui explique pourquoi un mot synonyme de liberté a perdu tout son sens premier. Mais le besoin d’anarchie, au sens propre, lui demeure.