Entretien avec Julien Desiderio (Oxfam)

Assainir l’économie, taxer les surprofits

Illu : Vanya Michel

Nous avons posé la ques­tion de la taxa­tion des sur­pro­fits à Julien Desi­de­rio, char­gé de plai­doyer Jus­tice fis­cale & inéga­li­tés au sein d’Oxfam Bel­gique, orga­ni­sa­tion membre avec d‘autres (dont PAC) du Réseau Jus­tice Fis­cale. Com­ment le sur­pro­fit fait-il mon­ter les prix et com­ment sa taxa­tion pour­rait redon­ner du souffle au plus grand nombre ?

On parle beaucoup de taxer les surprofits. Outre l’énergie, quels secteurs ont particulièrement profité de la crise et pourraient donc exceptionnellement contribuer plus ?

Il faut d’abord rap­pe­ler ce qu’est un sur­pro­fit. On parle d’une aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive des béné­fices en rai­son de fac­teurs externes à l’entreprise (per­tur­ba­tion géo­po­li­tique, guerre, catas­trophe natu­relle, pan­dé­mie). Les sur­pro­fits sont géné­rés par un chan­ge­ment sou­dain dans l’é­co­no­mie glo­bale (baisse ou hausse des prix, aug­men­ta­tion de la demande ou inter­rup­tion de l’offre de cer­tains pro­duits). Les sur­pro­fits sont donc la part des béné­fices, indé­pen­dante des per­for­mances de l’entreprise, qui dépasse le retour sur inves­tis­se­ment que les inves­tis­seurs peuvent rai­son­na­ble­ment attendre dans des condi­tions normales.

Les sur­pro­fits dans le sec­teur de l’énergie sont vite appa­rus comme fla­grants. D’abord, les fac­tures d’énergie des ménages et des PME ont atteint des niveaux jamais vus en un laps de temps très court. Ensuite, on a obser­vé des ver­se­ments de divi­dendes records aux action­naires. Les gens ont vite com­pris que la crise ne tou­chait pas tout le monde et que l’argent qu’ils dépen­saient en plus pour s’éclairer, se chauf­fer ou se dépla­cer pas­sait direc­te­ment de leurs poches vers celles des action­naires. D’ailleurs, entre 2020 et 2022, les mil­liar­daires du sec­teur du pétrole, du gaz et du char­bon ont vu leur richesse aug­men­ter de près de 24 %. Même l’OCDE et l’Agence Inter­na­tio­nale de l’Énergie ont dénon­cé le carac­tère pro­blé­ma­tique de cette situation.

Mais la ten­dance va bien au-delà du sec­teur de l’énergie. Il y a une lame de fond depuis la pan­dé­mie de COVID-19 où les États sont inter­ve­nus mas­si­ve­ment pour sau­ver l’économie. Ain­si, 1000 des plus grandes entre­prises du monde ont enre­gis­tré des sur­pro­fits de 1,15 tril­lion de dol­lars par rap­port à la période pré­pan­dé­mique. Il s’a­git d’une aug­men­ta­tion moyenne de 68,5 % de leurs béné­fices. On parle entre autres des mul­ti­na­tio­nales du sec­teur de l’alimentation, du numé­rique (comme les GAFAM) ou pharmaceutique.

Que permettraient ces rentrées d’argent ?

La taxa­tion des sur­pro­fits est un outil de bonne ges­tion éco­no­mique qui per­met de réper­cu­ter la hausse des pro­fits sur la popu­la­tion plu­tôt que la hausse des prix. Elle per­met d’assurer le finan­ce­ment des méca­nismes de pro­tec­tion sociale et des ser­vices publics qui sont les meilleurs rem­parts contre l’accroissement des inéga­li­tés. Mais elle per­met aus­si de cor­ri­ger les dérives du mar­ché en limi­tant l’accaparement et en favo­ri­sant l’investissement.

En 2022, pour répondre à la crise de l’énergie, l’État belge a consen­ti l’octroi d’une aide d’au moins 2,4 mil­liards d’euros sous la forme d’une baisse de la TVA, d’un élar­gis­se­ment du tarif social et d’un chèque éner­gie. Et ce, après deux ans de pan­dé­mie qui avaient déjà coû­té 5,8 mil­liards en sou­tien public aux entre­prises. À court terme, les recettes d’une taxa­tion des sur­pro­fits devraient être cana­li­sées vers les per­sonnes les plus tou­chées par les crises et vers le finan­ce­ment de poli­tiques ciblées de sou­tien. À plus long terme, un méca­nisme auto­ma­tique de taxa­tion des sur­pro­fits per­met­trait d’anticiper l’occurrence des crises et pour­rait contri­buer à rele­ver les plus grands défis de notre époque, comme la crise cli­ma­tique en finan­çant des mesures d’adaptation aux effets du dérè­gle­ment cli­ma­tique ou un fonds « pertes et pré­ju­dices » pour les pays vulnérables.

Aus­si, tout le monde peut com­prendre que les mul­ti­na­tio­nales n’ont pas réa­li­sé des béné­fices excep­tion­nels en ayant un avan­tage com­pa­ra­tif juste et méri­té. En outre, l’é­norme injec­tion d’argent dans l’é­co­no­mie pen­dant la pan­dé­mie par les banques cen­trales a pro­fi­té à ces entre­prises. Une taxa­tion des sur­pro­fits per­met­trait de rebattre les cartes puisque la concen­tra­tion du mar­ché entre les mains de quelques grands acteurs éco­no­miques per­met à ceux-ci de dic­ter les règles du jeu en main­te­nant des marges éle­vées en période de crise. Ce sont d’ailleurs ces marges éle­vées qui ali­mentent for­te­ment l’inflation. Aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Aus­tra­lie, des études ont démon­tré que 54 %, 59 % et 60 % de l’inflation, res­pec­ti­ve­ment, étaient dus à l’augmentation des béné­fices. En Espagne, les béné­fices des entre­prises étaient res­pon­sables de 83,4 % des hausses de prix au cours du pre­mier tri­mestre 2022. Et la même ten­dance se des­sine en Bel­gique. L’in­fla­tion est un phé­no­mène com­plexe et est le résul­tat de dif­fé­rents fac­teurs. Mais une taxe sur les sur­pro­fits peut avoir des réper­cus­sions posi­tives sur les effets de dis­tor­sion du mar­ché, en rédui­sant le pou­voir des mono­poles et en empê­chant l’augmentation des prix à tra­vers une concur­rence plus saine.

Qu’est-ce qui empêche de prendre cette mesure aujourd’hui ?

Si la taxa­tion des sur­pro­fits a été sou­te­nue par des voix fortes, du prix Nobel d’économie Joseph Sti­glitz jusqu’aux Nations Unies, il faut cepen­dant recon­naitre que le lea­der­ship poli­tique n’a pas été au ren­dez-vous. Les États membres de l’UE ont per­du de pré­cieux mois avant de s’accorder sur des mesures pour taxer les sur­pro­fits du sec­teur de l’énergie. Des per­son­na­li­tés poli­tiques de pre­mier plan à l’étranger mais aus­si chez nous ont long­temps refu­sé de recon­naitre le concept même des sur­pro­fits ! Alors que la Bel­gique a pour­tant eu recours cinq fois à leur taxa­tion au cours du 20e siècle1.

Il faut aus­si consi­dé­rer la nature même des entre­prises qui réa­lisent ces sur­pro­fits comme une expli­ca­tion du blo­cage. Tout d’abord, les situa­tions de mono­pole (ou d’o­li­go­pole) sont évi­dentes pour les acteurs les plus puis­sants des sec­teurs de l’énergie, de l’alimentation, du numé­rique ou du phar­ma­ceu­tique. Le poids des États est déri­soire lorsqu’il s’agit de négo­cier avec les géants de la mon­dia­li­sa­tion. Et ensuite, il y a l’éternelle ques­tion des para­dis fis­caux. Par exemple, on sait qu’une par­tie impor­tante des pro­fits records du pétro­lier SHELL sont loca­li­sés dans des para­dis fis­caux où ils échappent déjà à toute forme de taxa­tion. Il n’y aura pas de jus­tice fis­cale sans une véri­table lutte contre les para­dis fiscaux.

Quelles autres mesures fiscales (des mesures d’urgence comme des décisions plus structurelles) pourraient être prises pour combattre l’inflation ou à tout le moins, dans un sens de justice sociale, pour en réduire les effets, notamment pour les classes populaires qui sont les plus impactées ?

La fis­ca­li­té per­met sur­tout d’agir dans un sens de jus­tice sociale en redis­tri­buant les richesses via des poli­tiques publiques. Ce dont nous avons besoin en Bel­gique, c’est d’une réforme fis­cale ambi­tieuse qui redonne de la pro­gres­si­vi­té à notre sys­tème fis­cal. À l’heure actuelle, les tra­vailleurs payent pro­por­tion­nel­le­ment plus d’impôts que des ren­tiers, c’est inadmissible.

D’une manière géné­rale, on constate dans le monde une baisse struc­tu­relle des impôts sur la mino­ri­té des plus riches. C’est ce qu’on a appe­lé la théo­rie du ruis­sel­le­ment, c’est-à-dire que ces baisses d’impôts étaient cen­sées rejaillir en crois­sance et en emplois sur le reste de la popu­la­tion. En réa­li­té, ces baisses d’impôts ont sur­tout été com­pen­sées par des coupes dans les ser­vices publics et une aug­men­ta­tion des impôts sur le tra­vail et sur la consom­ma­tion du plus grand nombre. Notre pays en est un bon exemple puisque ce sont sur­tout le tra­vail et la consom­ma­tion qui four­nissent à l’État ses recettes fis­cales. Ain­si, sur un euro de recette per­çu par l’État, 0,80 euro pro­vient de l’impôt sur le reve­nu, des coti­sa­tions de sécu­ri­té sociale et des impôts sur la consom­ma­tion tels que la TVA et les accises2. Et seule­ment 0,08 euro pro­vient de la taxa­tion du patri­moine.3

Les 1% de Belges les plus riches pos­sèdent près d’un quart des richesses du pays, ce qui est plus éle­vé que ce que détient 70% de la popu­la­tion com­bi­née. Or, la for­tune des ulra-riches n’est pas consti­tuée des fruits de leur tra­vail mais de l’accumulation d’un patri­moine géné­ra­le­ment trans­mis par l’héritage. En plus, les reve­nus géné­rés par ce patri­moine sont très peu taxés. Par exemple, les plus-values sur actions ne font l’objet d’aucun pré­lè­ve­ment en Bel­gique. Lorsqu’il a ven­du sa socié­té Ome­ga Phar­ma, Marc Coucke est deve­nu mil­liar­daire du jour au len­de­main sans payer 1 cen­time d’impôt. À noter en pas­sant que 85% des actions cotées en bourse sont déte­nues par les 10% les plus riches de la popu­la­tion seulement.

Un autre exemple d’injustice fis­cale concerne les divi­dendes. Si ceux-ci sont offi­ciel­le­ment taxés à 30%, il existe en fait une série de méca­nismes qui per­mettent d’éviter de payer ce taux de sorte que sur les 66 mil­liards de divi­dendes ver­sés en 2021, 52 mil­liards étaient impo­sés à 0%. En paral­lèle, il est peut-être utile de rap­pe­ler que les tra­vailleurs sont quant à eux très rapi­de­ment taxés à 40% sur les reve­nus de leur travail.

C’est un non-sens abso­lu. Notre sys­tème fis­cal manque indé­nia­ble­ment de pro­gres­si­vi­té. Cela aug­mente les inéga­li­tés, menace la sou­te­na­bi­li­té des poli­tiques publiques et met en péril la cohé­sion sociale en éro­dant la notion de consen­te­ment à l’impôt.

Il faut donc une réforme fis­cale qui per­mette de rendre du pou­voir d’achat aux bas et moyens salaires en dimi­nuant les charges sur le tra­vail et en com­pen­sant cette baisse par une aug­men­ta­tion de la fis­ca­li­té sur le patri­moine et les reve­nus du patri­moine. À titre d’exemple, un faible impôt sur la for­tune des plus riches per­met­trait de récol­ter 20 mil­liards d’euros de recettes fis­cales selon une étude de la KUL. C’est près du double du défi­cit de la sécu­ri­té sociale atten­du pour 2024.

  1. En 1919 (sur­pro­fits de guerre), 1920 (sur­pro­fits de la recons­truc­tion), 1939 (sur­pro­fits de l’ar­me­ment et éner­gie), 1945 (sur­pro­fits de guerre) et 1951 (sur­pro­fits de l’ar­me­ment et éner­gie pen­dant la guerre de Corée).
  2. Source OCDE : Fis­ca­li­té — Impôt sur le reve­nu des per­sonnes phy­siques — OCDE Data (oecd.org) & Fis­ca­li­té — Coti­sa­tions de sécu­ri­té sociale — OCDE Data (oecd.org) & Fis­ca­li­té — Impôt sur les biens et ser­vices — OCDE Data (oecd.org)
  3. Source OCDE : Fis­ca­li­té — Impôt sur le patri­moine — OCDE Data (oecd.org)

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