On parle beaucoup de taxer les surprofits. Outre l’énergie, quels secteurs ont particulièrement profité de la crise et pourraient donc exceptionnellement contribuer plus ?
Il faut d’abord rappeler ce qu’est un surprofit. On parle d’une augmentation significative des bénéfices en raison de facteurs externes à l’entreprise (perturbation géopolitique, guerre, catastrophe naturelle, pandémie). Les surprofits sont générés par un changement soudain dans l’économie globale (baisse ou hausse des prix, augmentation de la demande ou interruption de l’offre de certains produits). Les surprofits sont donc la part des bénéfices, indépendante des performances de l’entreprise, qui dépasse le retour sur investissement que les investisseurs peuvent raisonnablement attendre dans des conditions normales.
Les surprofits dans le secteur de l’énergie sont vite apparus comme flagrants. D’abord, les factures d’énergie des ménages et des PME ont atteint des niveaux jamais vus en un laps de temps très court. Ensuite, on a observé des versements de dividendes records aux actionnaires. Les gens ont vite compris que la crise ne touchait pas tout le monde et que l’argent qu’ils dépensaient en plus pour s’éclairer, se chauffer ou se déplacer passait directement de leurs poches vers celles des actionnaires. D’ailleurs, entre 2020 et 2022, les milliardaires du secteur du pétrole, du gaz et du charbon ont vu leur richesse augmenter de près de 24 %. Même l’OCDE et l’Agence Internationale de l’Énergie ont dénoncé le caractère problématique de cette situation.
Mais la tendance va bien au-delà du secteur de l’énergie. Il y a une lame de fond depuis la pandémie de COVID-19 où les États sont intervenus massivement pour sauver l’économie. Ainsi, 1000 des plus grandes entreprises du monde ont enregistré des surprofits de 1,15 trillion de dollars par rapport à la période prépandémique. Il s’agit d’une augmentation moyenne de 68,5 % de leurs bénéfices. On parle entre autres des multinationales du secteur de l’alimentation, du numérique (comme les GAFAM) ou pharmaceutique.
Que permettraient ces rentrées d’argent ?
La taxation des surprofits est un outil de bonne gestion économique qui permet de répercuter la hausse des profits sur la population plutôt que la hausse des prix. Elle permet d’assurer le financement des mécanismes de protection sociale et des services publics qui sont les meilleurs remparts contre l’accroissement des inégalités. Mais elle permet aussi de corriger les dérives du marché en limitant l’accaparement et en favorisant l’investissement.
En 2022, pour répondre à la crise de l’énergie, l’État belge a consenti l’octroi d’une aide d’au moins 2,4 milliards d’euros sous la forme d’une baisse de la TVA, d’un élargissement du tarif social et d’un chèque énergie. Et ce, après deux ans de pandémie qui avaient déjà coûté 5,8 milliards en soutien public aux entreprises. À court terme, les recettes d’une taxation des surprofits devraient être canalisées vers les personnes les plus touchées par les crises et vers le financement de politiques ciblées de soutien. À plus long terme, un mécanisme automatique de taxation des surprofits permettrait d’anticiper l’occurrence des crises et pourrait contribuer à relever les plus grands défis de notre époque, comme la crise climatique en finançant des mesures d’adaptation aux effets du dérèglement climatique ou un fonds « pertes et préjudices » pour les pays vulnérables.
Aussi, tout le monde peut comprendre que les multinationales n’ont pas réalisé des bénéfices exceptionnels en ayant un avantage comparatif juste et mérité. En outre, l’énorme injection d’argent dans l’économie pendant la pandémie par les banques centrales a profité à ces entreprises. Une taxation des surprofits permettrait de rebattre les cartes puisque la concentration du marché entre les mains de quelques grands acteurs économiques permet à ceux-ci de dicter les règles du jeu en maintenant des marges élevées en période de crise. Ce sont d’ailleurs ces marges élevées qui alimentent fortement l’inflation. Aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie, des études ont démontré que 54 %, 59 % et 60 % de l’inflation, respectivement, étaient dus à l’augmentation des bénéfices. En Espagne, les bénéfices des entreprises étaient responsables de 83,4 % des hausses de prix au cours du premier trimestre 2022. Et la même tendance se dessine en Belgique. L’inflation est un phénomène complexe et est le résultat de différents facteurs. Mais une taxe sur les surprofits peut avoir des répercussions positives sur les effets de distorsion du marché, en réduisant le pouvoir des monopoles et en empêchant l’augmentation des prix à travers une concurrence plus saine.
Qu’est-ce qui empêche de prendre cette mesure aujourd’hui ?
Si la taxation des surprofits a été soutenue par des voix fortes, du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz jusqu’aux Nations Unies, il faut cependant reconnaitre que le leadership politique n’a pas été au rendez-vous. Les États membres de l’UE ont perdu de précieux mois avant de s’accorder sur des mesures pour taxer les surprofits du secteur de l’énergie. Des personnalités politiques de premier plan à l’étranger mais aussi chez nous ont longtemps refusé de reconnaitre le concept même des surprofits ! Alors que la Belgique a pourtant eu recours cinq fois à leur taxation au cours du 20e siècle1.
Il faut aussi considérer la nature même des entreprises qui réalisent ces surprofits comme une explication du blocage. Tout d’abord, les situations de monopole (ou d’oligopole) sont évidentes pour les acteurs les plus puissants des secteurs de l’énergie, de l’alimentation, du numérique ou du pharmaceutique. Le poids des États est dérisoire lorsqu’il s’agit de négocier avec les géants de la mondialisation. Et ensuite, il y a l’éternelle question des paradis fiscaux. Par exemple, on sait qu’une partie importante des profits records du pétrolier SHELL sont localisés dans des paradis fiscaux où ils échappent déjà à toute forme de taxation. Il n’y aura pas de justice fiscale sans une véritable lutte contre les paradis fiscaux.
Quelles autres mesures fiscales (des mesures d’urgence comme des décisions plus structurelles) pourraient être prises pour combattre l’inflation ou à tout le moins, dans un sens de justice sociale, pour en réduire les effets, notamment pour les classes populaires qui sont les plus impactées ?
La fiscalité permet surtout d’agir dans un sens de justice sociale en redistribuant les richesses via des politiques publiques. Ce dont nous avons besoin en Belgique, c’est d’une réforme fiscale ambitieuse qui redonne de la progressivité à notre système fiscal. À l’heure actuelle, les travailleurs payent proportionnellement plus d’impôts que des rentiers, c’est inadmissible.
D’une manière générale, on constate dans le monde une baisse structurelle des impôts sur la minorité des plus riches. C’est ce qu’on a appelé la théorie du ruissellement, c’est-à-dire que ces baisses d’impôts étaient censées rejaillir en croissance et en emplois sur le reste de la population. En réalité, ces baisses d’impôts ont surtout été compensées par des coupes dans les services publics et une augmentation des impôts sur le travail et sur la consommation du plus grand nombre. Notre pays en est un bon exemple puisque ce sont surtout le travail et la consommation qui fournissent à l’État ses recettes fiscales. Ainsi, sur un euro de recette perçu par l’État, 0,80 euro provient de l’impôt sur le revenu, des cotisations de sécurité sociale et des impôts sur la consommation tels que la TVA et les accises2. Et seulement 0,08 euro provient de la taxation du patrimoine.3
Les 1% de Belges les plus riches possèdent près d’un quart des richesses du pays, ce qui est plus élevé que ce que détient 70% de la population combinée. Or, la fortune des ulra-riches n’est pas constituée des fruits de leur travail mais de l’accumulation d’un patrimoine généralement transmis par l’héritage. En plus, les revenus générés par ce patrimoine sont très peu taxés. Par exemple, les plus-values sur actions ne font l’objet d’aucun prélèvement en Belgique. Lorsqu’il a vendu sa société Omega Pharma, Marc Coucke est devenu milliardaire du jour au lendemain sans payer 1 centime d’impôt. À noter en passant que 85% des actions cotées en bourse sont détenues par les 10% les plus riches de la population seulement.
Un autre exemple d’injustice fiscale concerne les dividendes. Si ceux-ci sont officiellement taxés à 30%, il existe en fait une série de mécanismes qui permettent d’éviter de payer ce taux de sorte que sur les 66 milliards de dividendes versés en 2021, 52 milliards étaient imposés à 0%. En parallèle, il est peut-être utile de rappeler que les travailleurs sont quant à eux très rapidement taxés à 40% sur les revenus de leur travail.
C’est un non-sens absolu. Notre système fiscal manque indéniablement de progressivité. Cela augmente les inégalités, menace la soutenabilité des politiques publiques et met en péril la cohésion sociale en érodant la notion de consentement à l’impôt.
Il faut donc une réforme fiscale qui permette de rendre du pouvoir d’achat aux bas et moyens salaires en diminuant les charges sur le travail et en compensant cette baisse par une augmentation de la fiscalité sur le patrimoine et les revenus du patrimoine. À titre d’exemple, un faible impôt sur la fortune des plus riches permettrait de récolter 20 milliards d’euros de recettes fiscales selon une étude de la KUL. C’est près du double du déficit de la sécurité sociale attendu pour 2024.
- En 1919 (surprofits de guerre), 1920 (surprofits de la reconstruction), 1939 (surprofits de l’armement et énergie), 1945 (surprofits de guerre) et 1951 (surprofits de l’armement et énergie pendant la guerre de Corée).
- Source OCDE : Fiscalité — Impôt sur le revenu des personnes physiques — OCDE Data (oecd.org) & Fiscalité — Cotisations de sécurité sociale — OCDE Data (oecd.org) & Fiscalité — Impôt sur les biens et services — OCDE Data (oecd.org)
- Source OCDE : Fiscalité — Impôt sur le patrimoine — OCDE Data (oecd.org)