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Automatiser le travail social ?

Logiciel Redi

Illustration : Vanya Michel

Les ser­vices sociaux n’échappent pas au vaste mou­ve­ment de numé­ri­sa­tion actuel­le­ment à l’œuvre. Celui-ci se fait bien sou­vent sans prendre en compte ses effets sur la qua­li­té de ces ser­vices pour leur usa­ger-es. Ni l’impact que cela aura sur les travailleur·euses qui voient cer­taines de leurs tâches être auto­ma­ti­sées. Le logi­ciel REDI, qui se déploie peu à peu dans les CPAS de Bel­gique, est une sorte de cas d’école en la matière. Ima­gi­né comme un outil pour plus d’équité et de faci­li­té dans l’attribution d’aides sociales com­plé­men­taires, il a dans les faits ten­dance à dégra­der le ser­vice ren­du et à en dimi­nuer la por­tée, tout en ren­dant plus machi­nal le métier d’assistant·e social·e. Est-il vrai­ment sou­hai­table d’automatiser le tra­vail social ?

Les ser­vices publics se numé­risent et le gou­ver­ne­ment en a fait une prio­ri­té pour les années à venir. Le der­nier accord de gou­ver­ne­ment pré­voyait un inves­tis­se­ment colos­sal en la matière. Cette numé­ri­sa­tion des ser­vices a des effets délé­tères tant pour l’ac­cès aux droits des béné­fi­ciaires que sur la nature même du tra­vail social. Le col­lec­tif Tra­vail Social en Lutte l’a­vait d’ailleurs vive­ment dénon­cé dans une carte blanche parue en sep­tembre 2021, c’est-à-dire en pleine pan­dé­mie de Covid, période qui a per­mis une accé­lé­ra­tion effré­née de ce phé­no­mène de tout au numérique.

Dans cet article, nous nous inté­res­se­rons à la numé­ri­sa­tion des ser­vices sociaux et plus par­ti­cu­liè­re­ment des CPAS (Centre Public d’Action Sociale) à tra­vers l’im­plan­ta­tion en leur sein du pro­gramme REDI dont le nom est une abré­via­tion pour « bud­get de réfé­rence pour un REve­nu DIgne ». L’ob­jec­tif du logi­ciel est évi­dem­ment fort louable. À l’initiative de la ministre en charge de la Lutte contre la pau­vre­té et de l’intégration sociale, il se veut un outil per­met­tant de mesu­rer l’état de besoin des per­sonnes ayant recours à l’aide sociale au CPAS.

Plus pré­ci­sé­ment, son objec­tif est de sou­te­nir les CPAS dans l’octroi d’aides sociales com­plé­men­taires (finan­cées par le fédé­ral) pour per­mettre aux béné­fi­ciaires de « mener une vie conforme à la digni­té humaine ». Un bud­get spé­ci­fique de 70 mil­lions d’euros a été pré­vu à cet effet. Il ser­vi­ra à finan­cer ces aides et à payer les licences du pro­gramme. Le logi­ciel REDI est déjà uti­li­sé dans 45 CPAS en Flandre. Il a été déve­lop­pée par un orga­nisme pri­vé, le CEBUD (Centre d’ex­per­tise pour le bud­get et le bien-être finan­cier), en col­la­bo­ra­tion avec des cher­cheurs de l’U­ni­ver­si­té de Liège et de la Haute école Odisee.

Décli­née lors d’un webi­naire de pré­sen­ta­tion de l’outil orga­ni­sé par le Ser­vice Public fédé­ral de Pro­gram­ma­tion (SPP) Inté­gra­tion sociale, la stra­té­gie du gou­ver­ne­ment consiste à mettre l’ou­til REDI gra­tui­te­ment à dis­po­si­tion des CPAS, sans obli­ga­tion mais tout de même avec beau­coup d’in­sis­tance. Dans le webi­naire, les repré­sen­tants du gou­ver­ne­ment insistent ain­si fort sur le fait que les CPAS qui n’ac­cep­te­ront pas d’u­ti­li­ser REDI ne pour­ront pas béné­fi­cier du finan­ce­ment de 70 mil­lions d’euros pour 2023 – 2024 accor­dés pour des aides com­plé­men­taires. Selon la ministre, cette poli­tique vise­rait en fin de compte à aug­men­ter le pou­voir d’a­chat et lut­ter ain­si contre la pau­vre­té. Elle per­met­trait aus­si de dimi­nuer la (sur)charge de tra­vail des assistant·es social·es (AS).

COMMENT ÇA MARCHE ?

L’ap­pli­ca­tion REDI per­met d’é­ta­blir les besoins d’un ménage à par­tir des recettes et des dépenses réelles sur base de para­mètres locaux. Les déve­lop­peurs ont tout d’a­bord construit un bud­get de réfé­rence, enten­du comme la condi­tion finan­cière pour per­mettre une pleine par­ti­ci­pa­tion à la vie sociale. Ce bud­get de réfé­rence est éta­bli pour une famille type. Il est esti­mé selon 11 besoins cen­sés garan­tir la san­té et l’autonomie comme le loge­ment, l’alimentation, les soins de san­té, les soins d’hygiène per­son­nelle, l’habillement, le repos, le droit de gran­dir en toute sécu­ri­té… Ces dif­fé­rents besoins sont tra­duits concrè­te­ment en paniers de biens et de ser­vices sur base de recom­man­da­tions, de direc­tives dié­té­tiques, de connais­sances scien­ti­fiques et expertes. Des groupes de dis­cus­sion com­po­sés de citoyen·nes se réunissent aus­si pour dis­cu­ter de l’acceptabilité et de la fai­sa­bi­li­té de ces paniers. Ils sont ensuite tari­fés à des « prix bas et accep­tables dans des maga­sins acces­sibles sur l’en­semble du ter­ri­toire ». Les paniers sont mis à jour en fonc­tion de l’évolution des prix chaque année et leur conte­nu est revu tous les cinq ans. Ces bud­gets de réfé­rence théo­riques pour famille type sont ensuite inté­grés à REDI en tenant compte des carac­té­ris­tiques propres aux béné­fi­ciaires en enco­dant les reve­nus et les dépenses de ces der­niers ain­si que leur situa­tion familiale.

Le bud­get de réfé­rence cal­cu­lé est ensuite com­pa­ré au bud­get dis­po­nible réel du deman­deur. Il est soit en des­sous et le deman­deur peut alors béné­fi­cier d’une aide com­plé­men­taire, soit au-des­sus et le deman­deur est alors invi­té à faire des efforts pour réduire ses dépenses. Les CPAS peuvent déci­der de don­ner ou pas le com­plé­ment pro­po­sé par REDI. S’il donne le mon­tant égal ou un mon­tant infé­rieur, ils seront finan­cés par le SPP pour que le cout sup­plé­men­taire ne repose pas sur les CPAS. Le déve­lop­peur de l’Université de Liège sou­ligne que comme dans beau­coup de cas les mini­mas sociaux sont infé­rieurs aux besoins réels pour pou­voir mener une vie digne, l’objectif vou­lu est d’adapter les reve­nus aux besoins réels mais cela reste un choix de la part des CPAS. Il admet qu’ils ont plu­tôt ten­dance à réduire un peu les reve­nus pour évi­ter les situa­tions de pièges à l’emploi (c’est-à-dire lorsqu’une per­sonne gagne moins en tra­vaillant qu’en étant allo­ca­taire social). À terme, il pour­ra être inté­gré aux outils exis­tants dans les CPAS.

Cet outil se veut un ins­tru­ment de mesure uni­forme qui per­met­trait d’établir l’état de besoin des per­sonnes et savoir com­ment les aider. Selon ses concep­teurs, il per­met­trait de dres­ser un diag­nos­tic équi­table des besoins afin de gom­mer les dif­fé­rences de trai­te­ment d’un CPAS à l’autre, de ne plus lais­ser de place à l’arbitraire des AS et d’objectiver la déci­sion du Comi­té Spé­cial du Ser­vice Social [Comi­té qui au sein des CPAS est char­gé de sta­tuer sur les demandes d’aides sociales sur base du rap­port social de l’AS. NDLR].

Il pour­rait aus­si per­mettre de tenir mieux infor­més les décideur·euses poli­tiques des besoins de la popu­la­tion de leur com­mune afin qu’ils puissent prendre des déci­sions poli­tiques fondées.

Mais atten­tion, comme le sou­ligne la res­pon­sable du SPP Inté­gra­tion sociale, il ne fau­drait pas que ces per­sonnes reçoivent de l’argent « sans rien faire » ! C’est pour­quoi l’obtention du com­plé­ment sera assor­tie d’une « acti­va­tion » comme le PIIS — Pro­jet Indi­vi­dua­li­sé d’In­té­gra­tion Sociale — ou autre pro­jet de remise à l’emploi. Le but étant que « la per­sonne sorte du CPAS ». La res­pon­sable attire aus­si l’attention sur le fait que les sub­ven­tions reçues par les CPAS sont des enve­loppes fer­mées : il ne sera ain­si pas pos­sible de géné­ra­li­ser cette aide à tous les usager·es (à moins que le CPAS décide de le finan­cer sur fonds propres). Il s’agit donc de cibler cer­taines caté­go­ries de bénéficiaires.

UN NON-PROJET DE LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ

En pre­mier lieu, il est inté­res­sant de noter que la poli­tique part du constat que le Reve­nu mini­mum d’intégration sociale octroyé par les CPAS ne per­met pas d’accéder à cette inté­gra­tion sociale et à la digni­té humaine comme la loi le pré­voit pour­tant. Face à ce constat, visi­ble­ment par­ta­gé par tous·tes, la logique vou­drait que l’on aug­mente les mini­mas sociaux. À moins que l’objectif ne soit pas tout à fait celui affi­ché par le gouvernement…

Selon la ministre, ce pro­gramme per­met­trait éga­le­ment de lut­ter contre un autre fléau : la sur­charge de tra­vail des AS des CPAS. Or, mettre en place un énième for­mu­laire à rem­plir c’est ajou­ter une tâche admi­nis­tra­tive à l’assistant·e social·e, ce qui va au contraire aug­men­ter sa charge de tra­vail. Encore une fois, il s’agit d’une non-solu­tion : de la ges­ti­cu­la­tion poli­tique pour évi­ter la vraie ques­tion qui est le manque criant de finan­ce­ment des CPAS. Les res­pon­sables poli­tiques rabâchent sans arrêt qu’il faut faire des éco­no­mies, qu’on n’a pas les moyens de mettre en place de vrais pro­jets pour lut­ter contre la pau­vre­té, et en même temps on ne cesse de dépen­ser de l’argent pour des poli­tiques ponc­tuelles. Pour mettre en place cette « poli­tique » dans le CPAS, on sort 70 mil­lions d’euros de bud­get de la lutte contre la pau­vre­té. Cet argent non seule­ment n’aura aucun impact en la matière mais ser­vi­ra à enri­chir des acteurs du sec­teur pri­vé puisqu’une grande par­tie de cette somme sert en réa­li­té à payer les licences du logi­ciel REDI pour chaque CPAS.

Au-delà de cette hypo­cri­sie poli­tique, il faut éga­le­ment se pen­cher sur les effets réels que la numé­ri­sa­tion du tra­vail social pour­rait avoir à tra­vers l’utilisation de cet outil. Notons ici cepen­dant que l’analyse ne pour­ra être com­plète et réel­le­ment inté­res­sante que si elle se base sur une obser­va­tion réelle de son uti­li­sa­tion pen­dant un cer­tain temps.

OBJECTIFS VS REALITE DU TERRAIN

Les avan­tages argués en faveur de l’utilisation de l’outil, comme la réduc­tion de la dif­fé­rence et l’inégalité de trai­te­ment des usager·es entre les dif­fé­rents CPAS ou la dimi­nu­tion de l’arbitraire de l’assisant·e social·e dans les déci­sions d’octroi, ne tiennent pas la route. En effet, l’AS peut conti­nuer, même avec REDI, de choi­sir de prendre en compte cer­taines dépenses et pas d’autres… En effet, il y a des dépenses que l’AS est obli­gée d’indiquer, comme le cout du loge­ment, et d’autres qu’iel peut choi­sir de ne pas prendre en consi­dé­ra­tion (voi­ture, dettes, etc.). Dans le cas d’une dette par exemple, il revient à l’AS ou au CPAS de déci­der quelle est la part jugée accep­table à prendre en compte en fonc­tion de la légi­ti­mi­té des dépenses, si elles sont super­flues voire incon­si­dé­rées ou non, etc. Et puisque les CPAS sont invi­tés à cibler cer­tains publics et le bud­get étant limi­té, on est très loin du trai­te­ment « équi­table » van­té par les pro­mo­teurs de REDI. Un bon exemple est le CPAS de Bruxelles qui a déci­dé de n’octroyer ces aides com­plé­men­taires qu’aux per­sonnes sous Article 60.

Par ailleurs, selon les pre­mières expé­riences d’utilisation qui ont été rap­por­tées, les CPAS ne donnent pra­ti­que­ment jamais les sommes pro­po­sées par REDI comme allo­ca­tion sup­plé­men­taire, jugées trop éle­vées. Il sem­ble­rait que le conte­nu des paniers cen­sés per­mettre l’accès à la digni­té humaine soit trop géné­reux… Le pré­sident du SPP a d’ailleurs fait savoir que ceux-ci seraient « ajus­tés » à l’avenir en fonc­tion des don­nées de Statbel.

Outre le fait qu’on ne sait pas com­ment le cal­cul se fait, on est aus­si en droit de se deman­der qui décide du conte­nu de ces paniers et des sommes accor­dées pour telle ou telle dépense, et ce qui légi­time ces déci­sions d’allure arbi­traire ? Pour prendre un exemple : si l’on exige de la part de l’allocataire d’aller faire ses courses dans la chaîne de maga­sin la moins chère pos­sible, que devient la liber­té de choix des personnes ?

REDI est pré­sen­té comme une « aide à la déci­sion » mais une fois le logi­ciel ins­tal­lé, la marge de manoeuvre de l’AS sera très faible. On peut faci­le­ment ima­gi­ner que dans les faits, les AS seront obligé·es de pas­ser par le logi­ciel pour toute aide sociale com­plé­men­taire afin que celles-ci ne reposent pas ou plus sur les fonds propres des CPAS comme c’était le cas avant. Il lui sera en effet très com­pli­qué de don­ner un avis contraire à celui du pro­gramme qui per­met de pui­ser dans la malle de 70 mil­lions d’eu­ros. Ce qui est donc pré­sen­ter comme un outil fera fina­le­ment force de loi. Et même si pour l’ins­tant les mon­tants pour les aides com­plé­men­taires que pro­posent le pro­gramme semblent géné­reux, à l’a­ve­nir, le gou­vernent pour­rait très bien déci­der de faire des éco­no­mies et chan­ger subrep­ti­ce­ment les para­mètres de l’ou­til pour réduire le bud­get esti­mé pour un des besoins (comme le loi­sir par exemple) sans que cela ne doive être débattu.

Si le numé­rique s’implante si bien dans les ser­vices publics, c’est que le ter­rain était déjà favo­rable… Au final, il nous semble que cet outil ne fait que ren­for­cer une poli­tique de contrôle et d’activation au ser­vice de l’idéologie néo­li­bé­rale. N’y aurait-il que les « bons pauvres » – ceux qui font des efforts pour « s’activer » – qui auraient droit à des aides com­plé­men­taires et donc à la digni­té humaine ? Le PIIS qui est en place depuis des années n’a jamais prou­vé son effet. Com­bien de per­sonnes ayant eu recours au CPAS ont-elles trou­vé de l’emploi grâce ce dis­po­si­tif ? La réponse est que ce nombre est proche de zéro. La plu­part (notam­ment celles qui ne res­pectent pas stric­te­ment les démarches qui leur sont impo­sées) se voient tout bon­ne­ment exclues de leurs droits. Et on dirait que cela ne nous empêche mal­heu­reu­se­ment pas de conti­nuer dans la même direction…

La néces­si­té d’en­co­der un grand nombre d” infor­ma­tions sur la per­sonne dans le for­mu­laire et de four­nir les preuves de toutes ses dépenses ne fera que ren­for­cer l’atteinte à la vie pri­vée et à la liber­té. On est bien loin de l’accès à la digni­té. D’un côté, les per­sonnes seront ame­nées à devoir rendre tou­jours plus de comptes pour accé­der à leurs droits, ce qui va accen­tuer le non-recours (qui fait aus­si l’objet de toute une série de « poli­tiques » aus­si cou­teuses qu’inefficaces). De l’autre, les AS seront ame­nés à devoir effec­tuer de plus en plus de tra­vail admi­nis­tra­tif, ren­for­çant ain­si la déshu­ma­ni­sa­tion du tra­vail social.

LE TRAVAIL SOCIAL MIS EN DIFFICULTÉ PAR LE CAPITALISME NUMÉRIQUE

Le fait que tous·tes les travailleur·euses aient accès à tous les dos­siers enco­dés pose ques­tion quant au res­pect du secret pro­fes­sion­nel et per­met aus­si un contrôle accru de la part de la hié­rar­chie, mais aus­si des tra­vailleurs sociaux entre eux. Et que pen­ser du fait que les usager·es n’aient pas à don­ner leur accord pour que l’on intro­duise leurs don­nées per­son­nelles dans le logi­ciel ? La garan­tie de pro­tec­tion des don­nées (pour­tant assu­rée par la bonne parole du pré­sident du SPP) semble plus qu’incertaine.

Le temps de la per­ma­nence sociale, l’assistant·e social·e le pas­se­ra à rem­plir son for­mu­laire der­rière son ordi­na­teur. Ou pire : la per­sonne devra trans­mettre ses infor­ma­tions à dis­tance. L’application REDI ne pour­ra jamais prendre en consi­dé­ra­tion tout ce qui fait la com­plexi­té des situa­tions, qui demandent à être envi­sa­gées dans leur glo­ba­li­té pour per­mettre un bon accom­pa­gne­ment. Cette com­plexi­té ne peut se com­prendre que dans la construc­tion d’un lien avec les per­sonnes aidées. Elle ne se résume pas à un bud­get. Le tra­vail social se voit ain­si deve­nir de plus en plus « auto­ma­tique » et pro­cé­du­ral. C’est fina­le­ment l’AS qui se met au ser­vice de l’outil et non l’outil qui serait au ser­vice de l’AS. Insi­dieu­se­ment, on oublie de pen­ser et on suit bête­ment ce que dit le programme.

Avec la cen­tra­li­sa­tion des don­nées, il est encore plus à craindre que les don­nées per­son­nelles des demandeur·euses soient auto­ma­ti­que­ment trans­mises au CPAS sans tran­si­ter par un·e intervenant·e social·e. Pour certain·es, ce par­tage des don­nées per­met­trait de lut­ter contre le non-recours grâce à l’au­to­ma­ti­sa­tion des droits. Mais atten­tion à ne pas aller trop vite en besogne. Car les tech­no­lo­gies sont déve­lop­pées et uti­li­sées au ser­vice d’une poli­tique en place. Or, la volon­té poli­tique est plu­tôt à l’aus­té­ri­té et au contrôle qu’autre chose. Pen­sons par exemple à cette incom­pré­hen­sion par­ta­gée par la Mutua­li­té socia­liste alors qu’elle avait accès à toutes les don­nées per­met­tant d’ac­cor­der auto­ma­ti­que­ment le sta­tut BIM à des cen­taines de mil­liers de per­sonnes mais qu’elle ne pou­vait pas le faire.

Tout porte à croire, au contraire, que les don­nées per­son­nelles trans­mises auto­ma­ti­que­ment seront uti­li­sées à des fins de sur­veillance : pour sanc­tion­ner les per­sonnes et les exclure de leur droit. La cher­cheuse Elise Degrave nous alerte sur un ins­tru­ment de tra­çage déjà bien en cours dans l’ombre et qui ne fait l’ob­jet d’au­cun débat démo­cra­tique, il s’a­git de l’ou­til OASIS (Orga­ni­sa­tion Anti- fraude des Ser­vices d’Inspection Sociale) : « Il est fonc­tion­nel depuis 2005. Il s’agit d’une cen­tra­li­sa­tion de nom­breuses don­nées de l’ONSS, de l’Onem, du SPF Sécu­ri­té sociale et du SPF Emploi. Non seule­ment on cen­tra­lise, mais on applique des algo­rithmes qui vont ten­ter de devi­ner le com­por­te­ment des citoyens et trou­ver des noms de per­sonnes sus­pec­tées de fraude sociale. C’est du pro­fi­lage ».

En fin de compte, l’implantation de ce genre d’outils dans les ser­vices publics devrait être ana­ly­sée au-delà des ques­tions pure­ment tech­niques qui enferment le débat et ne per­mettent pas de poser les véri­tables ques­tions. Il y a lieu de se pen­cher sur les effets sou­vent insi­dieux que ce genre de dis­po­si­tif sus­cite. Les ques­tions inté­res­santes à se poser sont : à qui et à quoi il sert ? Qui en a fait la demande ? Par qui a t‑il été mis en place et pour ser­vir quels inté­rêts ? On nous vend une « faci­li­ta­tion admi­nis­tra­tive », alors que les effets sur le ter­rain nous montrent tout l’inverse. La poli­tique ne se réduit pas aux actions de nos représentant·es avec leurs inten­tions sup­po­sées ser­vir « l’intérêt géné­ral » ; elle est faite de rela­tions d’intérêts, de récits, d’idéologie. La mise en place de la numé­ri­sa­tion des ser­vices publics n’est pas le fait du hasard ou de l’évolution tech­no­lo­gique iné­luc­table. Elle sert les inté­rêts intri­qués du sys­tème poli­tique néo­li­bé­ral et du capi­ta­lisme numérique.

Pour construire une résis­tance, il y a donc lieu de com­men­cer par sor­tir des termes dans les­quels on veut enfer­mer la dis­cus­sion et construire d’autres récits, faire un effort d’imagination pour inven­ter d’autres pra­tiques à l’instar de ce que peut faire la Coor­di­na­tion sociale de Lae­ken à tra­vers son action « Place à nos droits » pour « s’opposer au tout numé­rique mais aus­si à cer­taines pra­tiques pré­sen­tielles tout aus­si inef­fi­caces, voire agres­sives envers les usa­gers et ten­ter d’amener le tra­vail social vers d’autres logiques que celles de l’État social actif ».



Magali Gillard est membre du collectif Travail social en lutte

Précisions de l'autrice : la réflexion développée dans cet article s'est nourrie de rencontres tenues notamment au sein du collectif PUNCH mais aussi de discussions et d'échanges avec Guillermo Kozlowski que je tiens à remercier. Je remercie aussi Gabor Tverdota pour sa relecture attentive et Aurélien Berthier pour le travail de rédaction.