Cette année-ci, peut-être enfin décidé à percer le mystère de la règle du hors-jeu, la dernière (1925) des 17 lois immuables de ce sport, ou à tenter de comprendre ma parenthèse quelque peu irrationnelle de quatre semaines, j’ai décidé de poursuivre la compétition. Comme toujours avec des livres. Pourquoi un tel engouement planétaire, quasi-religieux ? Pourquoi la sélection de Roberto Martinez effaçait-elle, dans la hiérarchie de l’information, toutes les autres préoccupations bien plus essentielles, du monde ? Pourquoi organiser, en 2022, une coupe du monde dans les sables surchauffés d’un émirat noyé sous les dollars ? Pourquoi, en fin de compte, l’épopée russe me paraissait-elle être le stade suprême et grandiose de la mondialisation tout à la fois économique, politique et culturelle ?
L’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, l’auteur du bouleversant Les veines ouvertes de l’Amérique latine, s’interroge : « Par quoi le football ressemble-t-il à Dieu ? Par la dévotion qu’ont pour lui de nombreux croyants et par la méfiance de nombreux intellectuels à son égard »1. Malgré Camus, Pasolini et Gramsci, un cliché gardait la peau dure. D’un côté les élites savantes qui méprisaient le foot vu comme l’apanage des beaufs, de l’autre, les passionnés du ballon rond qui peinaient à exprimer la beauté du jeu et les valeurs populaires qu’il transmettait. Cette ligne de fracture s’étiole peu à peu et des paradigmes plus nuancés et plus complexes émergent. Les plaidoyers du philosophe Jean-Claude Michéa l’illustrent merveilleusement2.
UN FAIT SOCIAL TOTAL
Car, comme l’écrit Ignacio Ramonet3, le football est un fait social total, tant les angles d’approche sont multiples. Il témoigne d’une réussite universelle : c’est un sport simple, tolérant, improbable, à la structure générale fluide qui permet improvisations et surprises, et symbolique, qui figure le ballon-soleil comme la course de notre destin. « Chaque match est un résumé de la condition humaine » écrit François Brune4. Dans cette dramaturgie, tel le théâtre antique, chacun peut s’identifier à une équipe ou à un joueur qui « représente de façon sublimée, ce qu’on fait dans la vie (attaquer, défendre, ruser, forcer, se donner ou non, souffrir ou exulter, être brillant ou laborieux, tricher ou combattre à la loyale, jouer personnel ou collectif, etc.) ». Les supporters essentialisent leurs héros, figures faillibles qui permettent au spectateur de se grandir et de s’identifier aux exploits de leurs dieux, fluides et inaccessibles dans le ciel, mais humains, trop humains sur la pelouse.
Les interminables débats sur l’arbitrage électronique, le fameux VAR, traduisent les hésitations pour confier à la machine les palpitations de l’existence humaine dont les élans d’espoirs ou les sentences du destin et de l’injustice ne sauraient être réduites à de l’impersonnelle électronique. Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot affirme que « le foot témoigne de notre amour secret pour l’injustice. La vidéo pourrait normaliser la tragédie d’un match, en évacuant le « flou », les malentendus et les sorties de piste. Il nous faut de la passion, un récit au long cours. On veut du tragique pour refaire le match après le coup de sifflet final »5.
DIPLOMATIE PAR LE BALLON
Le foot est un condensé de notre modernité. Il pose le premier des problèmes de la philosophie politique : comment vivre ensemble sans s’entre-tuer ? Chants guerriers et hymnes nationaux mais résolution, le plus souvent, pacifique sur le gazon. Mais surtout dans les coulisses car il y a une véritable géopolitique du football. Au-delà de l’instrumentalisation par les pouvoirs, dont Vladimir Poutine et l’émir du Qatar sont les représentants les plus manifestes, la FIFA en viendrait presque à supplanter l’ONU. Certaines nations, comme la Palestine, sont membres à part entière de l’internationale du football et un des premiers actes politiques d’un nouvel Etat – et ils sont nombreux depuis un demi-siècle – consiste à demander son adhésion à la FIFA, véritable préfiguration de la représentation politique à l’échelle planétaire.
Si le monde était un village, ses habitants les plus connus seraient certainement Messi, Ronaldo ou Zidane. « Les critères de la puissance internationale, écrit Pascal Boniface, sont en train de connaitre une profonde mutation. Les critères classiques (territoire, forces militaires, démographie, maîtrise technologique) font place, sans disparaître, à de nouveaux critères : la capacité d’influer, l’image, etc. Au hard power classique doit s’ajouter désormais le soft power. Le football, incarnation d’un État, image symbolique de la nation, apprécié presque universellement, contribue pour beaucoup à la réputation et à la popularité d’un pays, au même titre désormais que les facteurs culturels »6. Bienvenue en 2022 à Doha.
LA MONDIALISATION CAPITALISTE SUR LE TERRAIN
Plus encore que la diplomatie parallèle du ballon, le football épouse la dynamique du capitalisme. Cela va de la nature même du jeu – non plus « construire pour gagner » mais « détruire pour ne pas perdre » comme le rappelle Jean-Claude Michéa – jusqu’à la récupération du foot comme une industrie « avec tous les ingrédients habituels de l’économie libérale : revenus indécents, fraude, corruption des dirigeants, médiatisation à outrance des grands évènements, merchandising, etc. ». Une défaite devient un drame économique. Place au calcul, à la tactique et à l’investissement. « L’histoire du foot, écrit Eduardo Galeano, est un voyage triste du plaisir au devoir ». Du fair-play et de la beauté du jeu à la victoire rentable, au primat de la victoire et à la stratégie défensive.
Nombre d’intellectuels s’insurgent alors contre le football, cette nouvelle fable du monde où la World Cup transforme la planète en un gigantesque ludodrome, gavé d’épanchements brassico-patriotiques, d’hystérisation chauvine des peuples et de saturation de l’espace symbolique. Cette fête de la concurrence effrénée, entre « fétichisme du nom des marques » et « peste émotionnelle », capte la lumière et remplit de vacuité le vide démocratique. Cette montée du conformisme généralisé, comme l’écrivent Robert Redeker7 ou Jean-Marie Brohm8, conduit à la déliquescence de l’esprit critique et à une diversion sociale et politique. Quoi de plus capital que la cheville de Neymar ? Hormis le pouvoir d’achat et la dramatisation de pacotille, plus aucun souci philosophique ou politique, spirituel ou métaphysique. L’Église nouvelle, avec sa liturgie en toc et sa caste sacerdotale des joueurs, d’entraineurs et d’arbitres, fait « croître le désert » comme le prophétisait Friedrich Nietzsche.
Cette virulente perspective ne doit pas occulter une autre histoire du football, profondément populaire celle-là, comme la raconte remarquablement Mickaël Correia9. Loin d’être uniquement un opium du peuple, « au cours de l’histoire, écrit Correia, et aux quatre coins du monde, le football a été en effet le creuset de nombre de résistances à l’ordre établi, qu’il soit patronal, colonial, dictatorial ou tout cela à la fois. Il a également permis de faire émerger de nouvelles façons de lutter, de se divertir, de communiquer, bref d’exister ». De la résistance ouvrière à la lutte contre la domination masculine, du « match de la mort » en Ukraine face aux nazis, au cœur de la révolution arabe de 2011 en Égypte, des crampons palestiniens aux révoltés d’Istanbul, du football féminin aux amateurs, le long cheminement du foot illustre un imaginaire culturel et politique, bien éloigné de « l’industrie football ». Cette dernière, rouage essentiel du divertissement mondialisé vampirise, selon la logique du capitalisme, et « reconfigure en fonction de ces seules exigences tous les éléments des différentes cultures qui lui ont préexisté », comme l’exprime Jean-Claude Michéa.
On peut l’analyser, le football apparait bien comme un fait social total qui oscille entre la psychologie individuelle et collective et la haute diplomatie internationale, entre la sacralisation symbolique la plus aigüe et les plus bas intérêts mercantiles. Une fascinante communion universelle qui transcende les passions individuelles pour atteindre une dimension quasi-surnaturelle et mystérieuse du destin dont les humains restent assoiffés. Singulièrement après un siècle d’effritement religieux et d’effondrement des grandioses espérances politiques. On peut se permettre de douter que l’évènement-monde de la World Cup, comme l’évoque François Brune, balise la grande marche en avant de l’histoire humaine. Si d’autres enjeux, cruciaux cette fois, en ce nouveau régime climatique, mobilisaient autant de ferveurs, d’énergies et d’enthousiasmes, j’en redeviendrais presque optimiste. Hélas…
- Eduardo Galeano, Le football, ombre et lumière, Préface de Lilian Thuram, Lux, 2014.
- Jean-Claude Michéa, Le plus beau but était une passe, Écrits sur le football, Climats, 2018.
- Ignacio Ramonet, « Un fait social total » in Football et passions politiques, Manière de voir n° 39, Le Monde diplomatique, Mai-juin 1998.
- François Brune, « Un résumé de la condition humaine », in Football et passions politiques, Manière de voir n° 39, Le Monde diplomatique, Mai-juin 1998.
- Pierre-Henri Tavoillot, « Le football témoigne de notre passion secrète pour l’injustice » in Philosophie Magazine, N° 119, Mai 2018.
- Pascal Boniface, « Géopolitique du football » in Football et passions politiques, Manière de voir n° 39, Le Monde diplomatique, Mai-juin 1998.
- Robert Redeker, Peut-on encore aimer le football ?, Le Rocher, 2018.
- Jean-Marie Brohm, Marc Perelman, Le football, une peste émotionnelle, Folio, 2006.
- Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, La Découverte, 2018.