Pouvez-vous nous rappeler quel était votre parcours avant d’être Délégué général aux droits de l’enfant ?
Quand j’étais en humanités, mes parents auraient bien aimé que je sois médecin, architecte ou avocat. À partir de 20 ans, j’ai commencé à travailler comme éducateur et le suis resté jusqu’au moment où je suis devenu Délégué général. C’est ce que je voulais faire. D’ailleurs, cela me plairait bien de terminer ma carrière en retravaillant comme éducateur, histoire de boucler la boucle. J’ai commencé dans le domaine du handicap. J’ai travaillé avec des enfants autistes, des enfants avec de gros troubles du comportement. J’ai créé à partir de l’institution qui m’avait engagée à l’époque, « La Petite Maison » à Chastre, un hôpital psychiatrique dirigé par un médecin-psychiatre, le Docteur Lerminiaux, génial mais un peu gourou, qui utilisait des techniques de la méthode Ribbers, une technique de régression très importante pour des adolescents en les droguant avec des substances médicamenteuses puissantes. En 1983 – 84, j’ai dénoncé les pratiques pas très correctes de ce docteur qui a été licencié et j’ai pris ensuite la responsabilité de tout le département adolescent.
J’ai créé le projet Babylone qui se trouvait à Etterbeek. C’était un premier essai : offrir l’accès à un projet à des jeunes contrevenants, qui avaient des problèmes « borderline ». Ces adolescents qui posent toujours problème aujourd’hui : ni vraiment malades mentaux, ni vraiment délinquants, ni vraiment handicapés. L’idée était de leur offrir un cadre moins contraignant que celui d’une cellule ou d’un hôpital psychiatrique et de leur permettre d’avoir des terrains de réussite et d’insertion à travers une série de projets comme une entreprise de déménagement, une cantine populaire, une imprimerie, une entreprise de chantiers. Babylone était implanté dans un quartier populaire. C’était en quelque sorte l’ancêtre des Restos du cœur.
Puis, j’ai voyagé pendant un an en Afrique. J’ai ensuite travaillé pour Médecins sans frontières dans le pôle d’urgence pendant environ un an. De retour au pays, j’ai recréé un projet appelé Samarcande à Etterbeek. Même si mon ambition était de travailler à Samarcande, j’ai accepté la place de direction de SOS Jeunes. Puis nous avons développé d’autres projets comme : Quartiers Libres, Solidarités. En même temps, j’ai pris des responsabilités dans différents organes de concertation d’aide à la jeunesse, jusqu’à être Vice-président du Conseil communautaire et Président du Conseil d’arrondissement. Le dernier projet que j’ai créé est un service d’accrochage scolaire à Etterbeek : Seuil.
À ce moment-là, Claude Lelièvre quittait son poste de Délégué général aux Droits de l’enfant. J’ai introduit ma candidature sans avoir aucun soutien politique, pensant n’avoir aucune chance. Je suis pourtant devenu le candidat par défaut — je préfère dire « providentiel » pour mon égo et mon image — et depuis, c’est le bonheur intégral !
Que pensez-vous de la proposition de loi concernant l’abaissement de la majorité sexuelle à 14 ans plutôt qu’à 16 ans ?
Sur tous les abaissements de la majorité, je suis fort en questionnement. Si on veut être cohérent avec l’évolution de la société, je pense que beaucoup de mineurs d’âge n’attendent même pas 14 ans pour être responsables sexuellement. Même si parfois je le regrette. Je ne veux pas faire les pères la vertu et la pudeur, je ne suis pas le président des prudes de Belgique mais je ne suis pas sûr non plus que les messages de sexualisation de l’espace public, la sexualité « précoce » due au système publicitaire, au marketing et au fait notamment de la marchandisation des corps, soit une avancée.
Je pense que si l’on peut « permettre » aux enfants de grandir à leur aise, sans devoir se donner l’air d’avoir 16 ans quand ils n’en ont que 11 ou 30 ans quand ils n’en ont que 15, cela les aidera. Là, j’ai l’impression que l’on précipite les choses. Dans le même temps, je considère que l’on ne peut pas à la fois inciter des enfants à avoir une maturité sexuelle plus précoce qu’avant et leur interdire de l’exercer. Il faut essayer de suivre son époque.
Le plus tracassant en fait, c’est peut-être ce système publicitaire et cette marchandisation des corps avec en corollaire, une standardisation des stéréotypes des genres, un renforcement incroyable : les filles à partir de 11 ans doivent être belles et sexys et les garçons doivent être forts et courageux ! Cela devrait faire rugir toutes les femmes qui se sont battues pour l’égalité des genres.
La majorité pénale est à 18 ans mais il y a possibilité de correctionnalisation à partir de 16 ans, qu’en pensez-vous ?
Je suis peut-être entêté mais je maintiens encore aujourd’hui, et tant qu’il existe encore un espace de débats avec la communautarisation, que le dessaisissement n’est pas une mesure tolérable. Je ne veux même pas qu’elle existe. Tant que l’on n’arrivera pas à me démontrer que la justice des majeurs réussit mieux que la justice des mineurs, je ne vois pas à quel titre on devrait se prévaloir soudainement que parce que les stratégies en cours dans l’Aide à la jeunesse n’ont pas abouti, la justice des majeurs réussira mieux. On sait que la justice des majeurs est la plus abjecte, la plus imbécile, avec des taux de récidives incroyables, aux conséquences en termes de vie dramatique. La prison ne soigne pas, elle ne guérit pas, elle n’améliore jamais ou très rarement la trajectoire de ceux qui y sont soumis. Au contraire, cela la détériore. Donc, la soumettre à des enfants de 16 ans sous prétexte que l’Aide à la jeunesse n’y est pas parvenue, j’y suis farouchement opposée. Il faut donner une seconde chance à l’Aide à la jeunesse.
Est-ce qu’on pourrait imaginer une logique contraire et dire que pour certaines infractions commises par des adultes, il faudrait appliquer cette logique de la protection de l’enfance avec une décorrectionnalisation ?
Bien entendu. D’où viennent les sanctions alternatives ? Ce sont les prestations éducatives et philanthropiques qui les ont inspirées. Le problème est que l’on en perd toujours le sens. Sur les nouvelles stratégies restauratrices ou réparatrices, j’en suis un ardent défenseur. Mais je dois constater que l’on est en train d’en faire n’importe quoi. Qu’est-ce qui est important dans une prestation éducative philanthropique ? C’est qu’un gamin qui a fait une connerie va quelque part réparer. L’exemple classique est « tu as tagué un stade de foot, tu va aller pendant quelques heures y repeindre les barrières ». L’intéressant dans la logique de l’Aide à la jeunesse, c’est qu’à un moment, un professionnel, un éducateur va venir vraiment ou symboliquement tremper le pinceau dans le pot de peinture, et en peignant avec le gamin, il va avoir un débat avec celui-ci sur la responsabilité, sur le pardon, sur la réconciliation et sur la restauration du bien de la société. Il n’y a rien de pire que de condamner pour la première fois un gamin de 14 ans qui a fait une entorse à deux valeurs essentielles de la société : le travail et la solidarité. Si tu veux dégoûter à tout jamais les gamins du travail et de la solidarité, il suffit simplement de faire la première expérience sous la contrainte. C’est gagné, c’est fini. Il ne voudra plus jamais entendre parler de solidarité, il ne voudra plus jamais entendre parler de travail.
Quel est votre sentiment à propos des Institutions Publiques de Protection de la Jeunesse (IPPJ) ?
Je ne fais pas l’apologie des IPPJ. Le gros problème dans l’Aide à la jeunesse c’est que toutes les mesures réparatrices et restauratrices sont très peu utilisées. Alors que la loi réformée de 1965 donne justement aux magistrats la possibilité de prendre plusieurs mesures conjointes afin d’obtenir une mesure générale productive. Ils peuvent dire au gamin : « Pendant 3 ou 4 mois, tu vas aller dans les IPPJ et arrêter tes fréquentations à droite et à gauche. Tu peux développer un projet personnel que tu vas rédiger avec un éducateur. Tu vas t’exprimer sur ce que tu veux faire pour réparer tes délits, tes petites délinquances. » Les magistrats peuvent tenir ce discours. Il s’agit d’un ensemble de mesures qui finalement donnent du résultat. Il ne faut surtout pas laisser croire à la société, à monsieur et madame Tout-le-monde, que les conneries, les agressions, les meurtres commis par les jeunes vont rester lettre morte. C’est ce qui s’est passé par exemple avec Marius, un des coauteurs du meurtre de Jo Van Holsbeeck. Marius a été enfermé, soumis à une mesure de garde très étroite à l’IPPJ de Braine-le-Château, il a bénéficié d’un encadrement éducatif très poussé.
C’est encore une prison ?
Tout est dans la façon de travailler dans l’IPPJ. C’est très comportementaliste. On pourrait réfléchir sur le travail éducatif, le maintien de la scolarité en IPPJ. Mais globalement, c’est nettement mieux. La réparation, plus l’indemnisation des victimes, cela donne quelque chose de sérieux, qui est certainement aussi rentable, si ce n’est plus, que l’incarcération pure et simple. Je me rends à Saint-Hubert assez régulièrement. Je ne verse pas de larmes, mais il ne faut pas me parler quand j’en reviens. On leur désapprend le cours de la vie, de la chronologie naturelle, les relations sociales. Et on leur faire croire, que lorsqu’ils vont sortir, ils iront mieux. Si tu y réfléchis trois minutes, cela ne tient pas la route. Des études relativement longues ont été faites et montrent bien les effets catastrophiques qu’engendre la détention pure et simple. Le politique surfe sur les peurs, les angoisses ou les analyses irrationnelles de la population : peu importe l’avenir des jeunes pourvu qu’ils soient enfermés !
Êtes-vous favorable à la dépénalisation du cannabis pour les jeunes ?
Incapable de répondre oui ou non. Il y a un tel flou juridique qu’il est compliqué de construire un message pédagogique et éducatif cohérent, ce qui est pourtant essentiel. Car finalement, ce qui est important avec les adolescents c’est d’être clair, cohérent et constant. Ce sont les trois C. Si tu regardes la consommation de cannabis, interdiction ou autorisation, libéralisation ou contrainte : on est dans tout sauf cela. Il faut simplement faire évoluer la loi. D’autant qu’il y a de l’hypocrisie entre la consommation de cannabis, la consommation d’alcool, etc. Elle est limitée aux mineurs d’âge à l’achat et non à la consommation. En tout cas, il est certain que la loi et la pratique en matière de répression de la détention de la consommation de cannabis sont mal adaptées.
Vous pointez la question des repères indispensables à la construction des adolescents. Vous qui fréquentez à la fois les jeunes mais aussi inévitablement leurs parents, donc les adultes, est-ce que vous n’avez pas le sentiment qu’il y a chez eux autant de perte de repères que pour les jeunes eux-mêmes ?
Si. Mais le problème c’est qu’en gros on a deux institutions qui marquent profondément les enfants et les jeunes : la famille et l’école. Et ces deux institutions ont des vitesses et évolutions tout à fait différentes.
L’évolution des familles est fulgurante au cours des 10 – 15 dernières années. De papa et maman avec deux enfants, un chien, un chat, tu es passé à des familles pluriparentales, monoparentales, homoparentales, recomposées… tout ce que tu peux imaginer jusqu’à la manière de faire des enfants.
À côté de cela, tu as une institution scolaire qui n’a pas évolué d’un iota. Tu rentres dans une école aujourd’hui, tu retrouveras l’école que tu as connue. La différence, c’est peut-être simplement qu’ils ont repeint les murs et encore ce n’est même pas sûr. C’est exactement la même institution. Une institution qui se tourne toujours vers le passé, en disant que c’était mieux avant et que si on recommençait comme avant cela irait mieux. Sans même considérer que forcément l’autorité des maitres se voit déforcée dès lors que tous les contenus scolaires s’affichent en deux coups de clics sur internet. Il faut donc réinventer l’école.
C’est cela le problème, les parents qui sont encore en capacité d’être en interaction avec leurs enfants sont ceux qui ont la capacité intellectuelle et culturelle de mettre les évolutions fulgurantes à distance. Mais le parent non scolarisé, qui n’a pas les codes, qui n’a pas été incité à essayer de comprendre le monde et qui se retrouve tout à coup face à son fils qui lui dit : « écoute ton autorité je m’en balance », c’est là que se passe beaucoup de drames familiaux. Des difficultés d’éducation aux enfants. Tous ceux qui ont des enfants disent que cela n’a jamais été aussi compliqué. Aujourd’hui, il faut les compétences et les capacités pour le faire. Quand à côté de cela, le deuxième milieu éducatif, l’École, est aussi lamentable que ce qu’on en connaît aujourd’hui ! Finalement, quels sont les enfants qui sont mal à l’école ? Ceux qui vivent dans les milieux les plus précaires dont les familles atteignent très rapidement leurs limites. C’est le discours classique. On connaît beaucoup de pays voisins qui connaissent des inégalités criantes. Mais on connaît aussi beaucoup de pays qui font en sorte que l’école arrive à gommer, à diminuer l’impact de ces inégalités au sein de l’école. En Belgique, non seulement on n’y arrive pas mais en plus on rajoute les inégalités scolaires aux inégalités sociales. Forcément, il y a beaucoup d’enfants qui malheureusement grandissent sans tuteur, soutien pourtant très important.
D’un autre côté, les familles qui ne s’en sortent pas, il semblerait que l’on veuille les accompagner en vue de leur apporter de l’aide tout en les criminalisant de plus en plus.
Comment est-ce que le Délégué général aux droits de l’enfant peut mettre en œuvre des propositions, des mécanismes qui fassent que ces enfants puissent retrouver un peu l’insouciance de l’enfance ?
Avec d’autres acteurs, je sortirai dans le courant de cette année, un projet d’école sur lequel on travaille depuis maintenant trois ans. Nous l’avons déjà présenté à une série de responsables à la Fédération Wallonie-Bruxelles, à l’administrateur général, au Directeur général qui étaient admiratifs. Nous l’avons fait car nous avions le soutien associatif, ainsi que des gens du privé. Il s’agit d’une transformation radicale, un modèle du genre. Nous revendiquons un tronc commun jusque plus ou moins 15 ans ou 16 ans qui amène à goûter à des matières culturelles, artistiques, techniques, professionnelles et technologiques afin de pouvoir faire le meilleur choix entre une orientation plutôt intellectuelle, manuelle ou technique. Il s’agit d’un enjeu actuel majeur.
Dans les grandes villes où il faut créer de nouvelles écoles, il faut veiller dans l’implantation à une meilleure mixité des quartiers, multiplier les quartiers plus défavorisés en synergie avec les quartiers des entités plus privilégiées. Donner la priorité à la mixité naturelle.
Il s’agit aussi de penser intelligemment la fonctionnalité des nouveaux locaux. Est-ce que l’on va s’amuser à construire des bâtiments qui vont remplir simplement leurs missions d’écoles ou vont-ils être ouverts sur le quartier ? Je pense aux fameuses salles de gym qui ne peuvent pas servir d’espace de minifoot parce qu’elles sont trop petites. En travaillant de concert avec des architectes, on a par exemple imaginé les classes en carré ou en L pour favoriser le tutorat des jeunes entre eux. Va-t-on concevoir des couloirs larges ou étroits, large pour la circulation ou étroit pour favoriser les rencontres ? On peut faire en sorte que les locaux puissent être utilisés par les académies de musique le soir. Ou qu’ils puissent être utilisés par le quartier en vue d’y développer des activités sportives et culturelles pendant les vacances. Tout cela doit être pensé. Ainsi dans le groupe fondateur que nous avons constitué, je voulais que tous les acteurs soient là. Pas seulement les acteurs scolaires mais aussi ceux de l’extrascolaire, de la culture. Ce collectif a planché sur ce projet durant trois ans.
Êtes-vous pour l’introduction des nouvelles technologies à l’école ? Une société où tous les enfants dans l’enseignement de la Fédération Wallonie Bruxelles auraient leur tablette et sauraient s’en servir ?
Évidemment. La question informatique ne se pose même plus. Aujourd’hui, on n’imagine pas qu’il n’y ait pas un cours d’informatique dans les écoles. Il doit être généralisé dès les primaires. Tous nos enfants à cinq-six ans, et même à trois ans, utilisent des tablettes, les réseaux sociaux sans aucune information. Ce qui conduit aux dérives, aux harcèlements. On ne les informe pas suffisamment des dangers y afférents. On fait bien une petite sensibilisation, mais bien superficielle. Aujourd’hui selon moi, il vaut mieux utiliser correctement un programme de traitement de texte avec un correcteur d’orthographe. S’il faut empiéter un peu sur le cours d’orthographe, on peut imaginer le faire autrement. Cela permettra d’utiliser de nouveaux outils. Il faut peut-être s’inspirer des modèles asiatiques qui enregistrent de bons résultats. Il faut dépasser l’ère du boulier compteur !
Il y a certains États américains en 2014 qui vont rendre l’enseignement de l’écriture manuscrite facultative et l’écriture numérique obligatoire. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Les Américains ont encore d’autres idées qu’ils peuvent tout à fait expérimenter et qui peuvent être cohérentes. Toute la question effectivement est : pourquoi l’écriture numérique plutôt que l’écriture manuelle ? On imagine bien qu’il s’agit d’être en phase avec l’évolution des technologies. Globalement, aux États-Unis et même en France, il existe des expériences très intéressantes allant même jusque dans la façon de penser l’enseignement. Le principe de l’autorité du maître basé sur le fait qu’il détient la science est supplantée par internet qu’on le veuille ou non !
Wikipedia est plus fort que la classe des profs, c’est ce que vous voulez dire ?
Bien sûr beaucoup plus fort. L’autorité des maîtres est mise à mal aujourd’hui. Elle doit reposer sur de nouvelles compétences. Aux États-Unis, beaucoup d’écoles fonctionnent différemment. Chaque enfant a une tablette, cela s’est fort démocratisé. Si bien que l’élève repart avec les contenus, la matière de l’école à la maison. Il étudie avec l’outil informatique. La journée, l’enseignant devient le coach et le répétiteur. Il va exercer une sorte de tutorat sur les difficultés rencontrées par les uns et les autres. Il est plus dans un costume d’animateur. Cette autorité-là a sa place et elle existe. Les maîtres sont respectés. Les adultes sont respectés. Il y a beaucoup moins de problèmes parce c’est une manière contemporaine d’exercer l’autorité.
Face à la complexité de la société, qu’est ce que vous craignez le plus, en tant que parent, pour vos enfants dans le futur ?
La seule chose que je craigne, c’est que mes deux filles de 11 et 12 ans qui bougent en ville comme elles bougeraient à la campagne, ne connaissent pas un souci d’agressivité excessive, de violence urbaine.
Pour le reste, ce que je crains le plus, c’est un monde désenchanté. Je crains qu’elles ne trouvent pas la possibilité de s’épanouir comme elles le souhaiteraient tout en ayant des conditions de vie exceptionnelles. Nous, parents, n’avons pas choisi pour elles les écoles les plus huppées. Nous veillons à ce qu’elles aient des contacts, des activités où elles rencontrent d’autres « types » de publics, de jeunes. Cette idée qu’elles grandissent désenchantées me préoccupe. Qu’elles se disent qu’elles ne trouvent pas le sens de leur vie.
Ce qui m’effraie, ce qui me fait le plus peur pour elles c’est qu’elles vivent en décalage face aux réalités sociales. C’est pour cela que nous veillons à la mixité des milieux qu’elles fréquentent.
En ce qui concerne l’interdiction du travail des enfants, quel est la région ou le pays qui vous semble le plus problématique ?
Je voyage pas mal, je reviens de Dakar et je vais à Lubumbashi la semaine prochaine. Il y a des pays où évidemment c’est catastrophique. Chez nous, l’interdiction du travail n’est pas toujours respectée non plus. C’est ma première priorité. Il y a beaucoup de gamins qui à 13 ou 14 ans sont à l’abattoir, au marché ou transbahutent des caisses avant d’aller à l’école. Nos sociétés riches et industrialisées devraient pourtant garantir un niveau de vie suffisant à tous les enfants afin de leur permettre de suivre une scolarité et ne pas devoir travailler en deçà de l’âge légal avant de se rendre à l’école ou après.
Et en matière de scolarité ?
En matière de scolarité, ce sont les phénomènes de relégation dans l’enseignement secondaire, du général vers le technique, du technique vers le professionnel, etc. Ainsi, très fréquemment dans les grandes villes, les enfants des classes populaires, notamment immigrées, se retrouvent dès la première primaire dans l’enseignement spécialisé alors qu’ils n’ont aucun handicap. Ils ne sont ni dyslexiques, ni dyspraxiques, ni dysorthographiques, et pourtant ils se retrouvent dans l’enseignement spécialisé. Pourquoi ? Les centres PMS savent que si ces enfants suivent l’école dite « normale », ils seront broyés. Au lieu de dire « changeons l’école pour faire en sorte qu’ils parviennent à suivre », ils les orientent donc rapidement vers ces écoles. Résultat : 40% d’augmentation d’inscription en dix ans dans l’enseignement spécialisé. Le fait qu’ils soient dans l’enseignement spécialisé n’est pas si grave. Le problème est que très peu d’entre eux obtiennent le CEB. Ce qui donne des carrières scolaires déglinguées dès le début et les obligent à rester dans le spécialisé.
Durant votre mandat en matière des droits des jeunes, des droits des enfants, quelle a été la mesure qui pour vous a été très positive, une avancée certaine ?
Il n’y en a aucune qui soit vraiment très positive. Il y en a une d’ordre plutôt symbolique. C’est la question des poux : on éjecte moins vite de l’école les enfants à cause des poux.
Et que vous inspirent les enfants détenus dans les centres fermés ?
Là, on a un peu avancé. Pourquoi ? Parce que des gens se sont enchainés aux grilles pendant des jours, ont fait des grèves de la faim, ont fait signer des pétitions, ont produit des concerts. Aujourd’hui, la situation des familles migrantes dans les grandes villes fait honte. Imaginez que dans un pays comme le nôtre, il y a trois familles slovaques qui ont dormi dehors, à la Porte d’Anderlecht, dans de petits pavillons sans murs pendant plus de deux mois, une véritable honte. Et ce, simplement parce que les parents n’avaient pas le bon statut juridique administratif et alors que nous sommes signataires d’une convention internationale qui dit à l’article 22 et à l’article 3 que, dans toutes les décisions, l’intérêt supérieur des enfants prévaut. L’article 22 dit clairement que les pays s’engagent à apporter l’aide et l’assistance aux enfants qui sont en migration et en situation de demander l’asile. Peu importe qu’ils soient en mesure de l’obtenir ou pas. C’est indiqué clairement dans la convention.
Quel livre lit Bernard De Vos quand il n’est pas le chevalier blanc de la lutte pour les enfants ?
Il lit Amin Maalouf : « Les Identités meurtrières ». Pourquoi Maalouf ? Parce que j’ai oublié de vous dire que j’ai aussi suivi des études universitaires. Je suis licencié spécialisé en islamologie. Ce qui fait que j’ai une appréciation particulière pour tout ce qui touche à l’Orient. C’est une manière de penser et de voir le monde autrement.
Un artiste, un grand groupe que vous écoutez ?
Hubert-Félix Thiéfaine. Un morceau qui m’a particulièrement marqué, c’est Ad Orgasmum Aeternum. C’est ce contraste entre le moment d’extrême lucidité et de grande folie. C’est exceptionnel, écrit avec une telle poésie. Sinon, je me laisse assez entrainer dans beaucoup d’univers musicaux plus jeunes ou plus vieux.
Tu vas parfois au concert ? Au cinéma ?
Au cinéma, c’est rare. À l’opéra, notamment. Parce que l’une de nos deux filles y chante. Ce qui est fou c’est qu’en général ce sont les parents qui initient les enfants à ce type de musique, chez moi c’est le contraire.
Le grand film qui vous a marqué ?
Incendies de Denis Villeneuve. Je ne me rappelle jamais des titres des films mais celui-là je m’en souviendrais tout le temps. Le contexte géographique et historique m’a plu. Tout me parlait et aussi cette question de filiation. S’il y a bien une question sur laquelle je travaille beaucoup avec des spécialistes pour le moment, ce sont les questions de filiation.
Le gros enjeu en matière des droits de l’enfant pour les années à venir ce sont toutes les questions de filiation, autour de l’adoption, de l’accouchement dans la discrétion, le double nom. Et le problème pour le moment c’est que l’on donne l’accès à un libre service juridique en fonction de l’humeur et de la proposition de loi. Ainsi, on va décider sur la question de l’accouchement dans la discrétion ou la législation pour autrui sur base de deux principes complètement différents. Un jour, on mettra en priorité la situation de la femme, l’autre la situation de l’enfant. Cette question de filiation est très présente dans le film.
Ton rêve pour votre fin de vie ?
Travailler comme éducateur. Mais après, ce qui me plairait vraiment c’est avoir du temps pour moi. Je ne me vois pas oisif. Je me vois voyager quand mes filles seront plus grandes, recommencer et voyager différemment qu’aujourd’hui.
Voyager certainement. Mais avant tout travailler moins. Je garde un très bon souvenir de ma période avec Médecins sans frontières. Je pourrais travailler comme expert sur les questions des droits de l’enfant pour des organisations internationales, des ONG, cela me plairait beaucoup.
Quel est le pays le plus avancé en matière des droits de l’enfant ?
Je n’en vois pas. On cite toujours les pays nordiques. Certes, ils ont une conception intéressante des droits de l’enfant en Suède, dont on tire d’ailleurs parfois des caricatures injustifiées.
Croyez-vous à la logique en vigueur en Suède par exemple de l’interdiction de l’alcool avant 16 ans ou des tablettes avant l’âge de 12 ans ?
Pas du tout. Mais des interdictions pour les adultes qui peuvent les entendre oui. Je suis favorable à l’interdiction de la fessée comme châtiment corporel. Mais je ne veux pas le mettre au pénal. C’est facile de dire cela quand vous êtes confortablement assis chez vous avec une nounou qui vient le soir. Je voudrais simplement qu’il y ait une loi au civil qui dirait quelque chose du genre : Les parents et les enfants se doivent respect mutuel. Je veux simplement que l’on ajoute en conséquence de quoi ils s’abstiennent de tout comportement, violence psychologique ou physique entre eux. C’est purement symbolique. Au civil, quelles pourraient être les conséquences ? Il faudrait qu’après 18 ans, ils viennent se plaindre d’avoir été giflés très régulièrement, qu’un juge estime alors l’excessivité du geste et condamne les parents à une peine civile. Ce serait sans doute une reconnaissance du fait. Cela donnerait un interdit clair et on pourrait faire des campagnes de sensibilisation sur la bientraitance.