Comment cela a évolué depuis 2011 et votre livre « Le Grand marché Transatlantique » qui sonnait l’alerte au sujet de ce projet de Traté de libre-échange ?
En 2011, le projet était dans les limbes, poussé par un tas de lobbies de multinationales. En juillet 2013, il est officiellement né. Depuis, la grande différence c’est que la société civile s’est emparée du sujet. En Belgique, le CNCD suit la question depuis 2011 et réalise aussi une campagne d’information vis-à-vis des parlementaires et des élus politiques. Il y a aussi l’Alliance D19 – 20 qui a lancé sa première mobilisation fin 2013 et qui a aussi contribué à « faire sortir Dracula du cercueil » en exposant le projet de traité en plein jour. Et puis la plateforme No-Transat qui continue son travail d’information, de relais et de caisse de résonnance.
Toute une série d’acteurs s’est greffée dans ces combats. Que ce soit dans la sphère institutionnelle comme les mutuelles, dans la sphère associative, syndicales, voire dans la sphère politique, on sent quand même que les choses ont beaucoup bougé. Même s’il faut reconnaître que la Commission européenne, qui mène aujourd’hui les négociations avec les Etats-Unis, bénéficie toujours d’une large majorité au Parlement européen pour faire passer ce projet d’accord.
On a aussi réussi à alerter l’opinion publique et à faire bouger un peu la ligne des grands médias traditionnels qui sont quand même un peu plus objectifs qu’auparavant sur la question. Mais il reste du boulot parce que le rapport de force est, pour l’instant, toujours en faveur des partisans de l’accord.
Pouvez-vous rappeler brièvement pourquoi le TTIP est potentiellement dangereux pour les populations européenne et américaine ?
Quand on crée des marchés de libre-échange à des échelles de plus en plus larges, on doit uniformiser toute une série de règles, des normes, de lois, etc. pour que les produits puissent circuler librement. Mais, il y a aussi tout ce qu’on n’harmonise pas et qui rentre pourtant dans ces coûts de productions, tout ce qui concerne les aspects sociaux, fiscaux, ou environnementaux : les salaires, les cotisations, le fait de financer ou non une sécurité sociale, le niveau des impôts sur les bénéfices… Or, tout ce qui n’est pas harmonisé, et qui rentre pourtant dans le coût de production d’une entreprise, devient l’occasion pour les plus grosses boites de mettre en concurrence des régimes démocratiques les uns contre les autres, de faire un véritable « shopping législatif ». Par exemple, les entreprises multinationales, dans le cadre du marché unique européen, n’ont aujourd’hui aucun mal à jouer les salaires belges contre les salaires roumains ou la fiscalité française contre la fiscalité irlandaise puisqu’elles ont le droit de faire circuler leurs produits et leurs lieux de production sans aucun frein administratif ou politique. Dans un tel cadre, plus on est dans un système tendant vers une justice sociale et fiscale, et plus on va être pénalisé parce que les entreprises vont encore davantage pouvoir faire du chantage à la délocalisation.
Aujourd’hui, on vit déjà dans un marché unique européen où les multinationales font du shopping fiscal entre 28 régimes législatifs nationaux différents. L’ambition du marché transatlantique instauré par le TTIP c’est de dire aux multinationales : demain vous n’aurez plus seulement 28 pays européens différents, mais 50 États américains (et législations) en plus.
Outre ce renforcement du pouvoir des multinationales par la mise en concurrence des États, quels sont les autres aspects pour lesquels ce Traité est menaçant ?
L’enjeu environnemental tout d’abord. Si on voulait vraiment lutter contre le réchauffement climatique — et il serait temps de s’en soucier —, on ferait en sorte de favoriser des cycles courts de production quand c’est possible. Une des raisons pour laquelle on a autant de difficulté à conclure des accords contraignants sur le climat, c’est précisément parce que la mode politique du moment est au libre-échange qui prône exactement le contraire ! À une époque où il faudrait freiner les émissions de CO2, le TTIP revient en effet à dire aux sociétés multinationales qu’on s’en fiche qu’elles délocalisent pour raisons sociales ou fiscales et que leurs produits fassent 1000 ou 5000 kilomètres de plus.
Pour les enjeux sanitaires dont on a beaucoup parlé déjà (arrivée de plus de produits aux OGM, poulet au chlore, bœuf aux hormones, etc.), je ne donnerai qu’un seul exemple. En Europe, plus de 1300 molécules sont interdites dans les cosmétiques. Aux États-Unis, seulement 11. Il y a peu de chances que les États-Unis augmentent au niveau européen le nombre des substances interdites chez eux au cours du travail d’harmonisation…
L’un des gros enjeux des négociations actuelles, c’est la naissance de mécanisme de coopération réglementaire. Il est ainsi question de créer des comités de régulation transatlantique entre l’Europe et les États-Unis. Il s’agit d’un forum avec experts américains et européens permettant d’harmoniser les normes au fil du temps, parallèlement au travail des élus. Le contrôle démocratique sera rendu beaucoup plus compliqué pour des acteurs locaux, des ONG ou des syndicats en Belgique ou en France. Par contre, le lobbying y sera très simple pour les multinationales.
Il y a aussi les fameux ISDS, les tribunaux d’arbitrages internationaux. Il s’agit d’autoriser des multinationales à poursuivre des États parce que les politiques qui sont suivies dans des régimes démocratiques gênent leurs affaires. Cela revient à inventer une justice sur mesure pour multinationales ! Et ce n’est pas le pseudo vernis de réformettes qu’a proposé récemment la Commission européenne qui change fondamentalement la nature de ces tribunaux d’arbitrage. Les multinationales peuvent trainer les États devant la justice et l’inverse n’est pas possible ! Ce qui y fera référence ne sera pas le droit juridique national, mais des accords de libre-échange, accords dans lesquels les multinationales ont joué un rôle immense, notamment dans la rédaction des clauses juridiques qui vont être présentées…
Le TTIP est promu par ses défenseurs comme une solution à la crise économique en Europe. Il serait ainsi l’occasion de créer de nombreux emplois et d’augmenter la croissance. Que leur répondez-vous ?
D’abord, les enquêtes fournies par la Commission sur la question qui arrivent à ces conclusions sont biaisées. Elles n’ont rien d’indépendantes, étant très souvent réalisées par des centres d’études très liés à des lobbies financiers.
Ensuite, l’Histoire démontre que ce n’est tout simplement pas vrai ! Depuis plusieurs décennies, la mode politique au niveau mondial est au libre-échange. Si les marchés de libre-échange créaient emploi et richesse, cela se saurait : que soit l’ALENA, l’OMC ou le Marché unique européen, cela fait plus de 20 ans que l’on fait du libre-échange et cela fait plus de 20 ans qu’on s’enfonce dans la crise… Crise dont les marchés uniques de libre-échange sont par ailleurs responsables…
Si on reprend les discours politiques entre 1986 (Acte unique européen) et 1993 (sa mise en place), c’est exactement les mêmes discours que l’on entend aujourd’hui avec le TTIP. À l’époque, c’était : « Petite France, petite Belgique, si on vous ouvre davantage les uns aux autres, vos entreprises vont exporter et cela va créer de la croissance, de la richesse, du bien-être et de l’emploi. » Or, la première chose que l’on a vue apparaître, c’est les fusions et acquisitions c’est-à-dire moins de démocratie économique. Par exemple, des situations comme avec ArcelorMittal qui décide de fermer les sites sans reprise possible, que ce soit ici à Liège ou à Florange en France, avec des syndicats et des mouvements politiques nationaux complètement impuissants. Bref, cela crée surtout de nouveaux déséquilibres entre le pouvoir des multinationales et le pouvoir des travailleurs, du monde syndical, mais aussi du monde politique local.
Et enfin, les logiques des traités de libre-échange sont basées exclusivement sur des critères quantitatifs, alors que là où les multinationales agissent vraiment, c’est sur le qualitatif puisqu’elles mettent en concurrence des normes de défense élevées avec des normes de défense nulles, des régimes de démocraties économiques avec des régimes de tyrannie économique. Ce qui entraine une régression du qualitatif. Ce qui veut dire que les emplois créés dans le cadre du TTIP, si création d’emplois il y a, seront pour l’essentiel très précaires.
Quel est le calendrier ?
On pense que leur agenda, c’est d’essayer de terminer pour le mandat de Barak Obama à l’automne 2016 pour éviter des changements dans l’administration américaine et donc une nouvelle équipe de négociateurs côté américain.
En fait, pour tous les opposants au TTIP, il faut d’abord arriver à arrêter le CETA (Comprehensive Trade and Economic Agreement), c’est-à-dire l’accord de libre-échange UE-Canada qui est, lui, dans le pipeline législatif. Le CETA est le « petit frère » du TTIP. S’il passe, il y a de fortes chances que celui avec les États-Unis passe également — pourquoi on voterait l’un, mais pas l’autre ? Sans compter le fait que les multinationales américaines pourront passer par le Canada via leurs filiales canadiennes pour bénéficier de l’accord Canada-Europe, et ce même si le TTIP n’est pas voté.
Qu’est-ce qui pourrait empêcher la signature de ces traités ?
Le CNCD fait un travail impressionnant de mobilisation – avec les syndicats, mutuelles et ONG — pour essayer de convaincre les gouvernements wallon et bruxellois de dire au Gouvernement belge de ne pas ratifier le TTIP et le CETA en Conseil européen. Le dossier est compliqué parce qu’on a une majorité au fédéral très en faveur du traité. Mais quand le gouvernement fédéral va représenter l’ensemble de la Belgique dans des missions européennes sur certaines matières, il est obligé de tenir compte des entités fédérées. Or, le Parlement wallon a adopté une motion très critique par rapport aux négociations du TTIP. On peut donc espérer une pression de la Région wallonne sur le Gouvernement fédéral pour que la Belgique dise non en Conseil européen — Premier lieu où le CETA et le TTIP pourraient être bloqués. Si le CETA, puis le TTIP, devaient malheureusement passer le cap du Conseil européen, la deuxième chance pour les arrêter, ce serait au Parlement européen (et peut-être, mais sans certitudes aujourd’hui, les parlements nationaux et régionaux).
Est-ce que c’est possible que le Parlement européen s’oppose au TTIP ? Quel est le rapport de force ?
Ça s’est déjà vu avec beaucoup de projets politiques qu’on arrive suffisamment à médiatiser… Le dernier vote sur le TTIP au Parlement remonte à juin 2015 — une sorte de vote de confiance sur la façon dont se déroulaient les négociations et les lignes rouges du Parlement européen par rapport à celles-ci. On est à 36 % des Socialistes européens qui votent contre ou bien qui s’abstiennent tandis que les Ecologistes et la Gauche unie européenne y restent opposés en bloc. Mais même si les oppositions ont grimpé, il y a toujours une majorité politique en sa faveur. Tout l’enjeu est de savoir si nous, qui mobilisons en Belgique, en Europe voire aux États-Unis, arriverons à inverser le rapport de force avant que les échéances législatives ne tombent. C’est une grande question et personne n’a la réponse, ni la Commission européenne, ni nous. Il faut donc continuer le travail de fond, conscientiser et informer, pour faire sortir Dracula du cercueil et l’exposer à la lumière.
Et la Grèce dont le gouvernement Tsipras I avait annoncé son opposition à la signature du TTIP, peut-on encore compter sur eux ?
La façon dont Syriza a finalement accepté de tourner cosaque – certes sous une pression européenne titanesque – a douché l’espoir de la gauche altermondialiste, qui ne croyait plus dans la capacité des partis politiques socialistes à porter des valeurs de gauche dans la sphère des exécutifs et des parlements. Tout ce que la gauche radicale pouvait reprocher au mouvement socialiste, Syriza l’a finalement fait en l’espace d’à peine quelques mois… Je ne crois vraiment pas que Tsipras aille au conflit là-dessus, encore moins aujourd’hui qu’hier, même si dans son fond politique, il est sans doute anti-libre échange.
Pourquoi les Allemands arrivent à mobiliser énormément de personnes (250.000 manifestants à Berlin le 10 octobre 2015) alors qu’en Belgique, le mouvement reste limité quantitativement ?
En Allemagne, ils ont réussi à faire sortir un nombre incroyable de gens dans la rue parce que les syndicats relaient très fort cette lutte. Chez nous, le CSC, la FGTB et même – plus récemment — la CGSLB sont officiellement contre le contenu actuel des négociations, mais ils n’appellent pas à mobiliser. Ce n’est pas une priorité syndicale dans les agendas internes en raison des combats belgo-belges à mener. C’est pour cela qu’on a 3 ou 4.000 personnes au lieu d’en avoir 10 ou 15.000. Si on n’arrive peut-être pas à mettre beaucoup de gens dans les rues, par contre, c’est un combat fédérateur qui lie No-Transat, Acteur des temps présents, l’Alliance des 19 – 20, le CNCD, Tout autre chose, Corporate Europe Observatory, les syndicats, les mutuelles, le secteur associatif, les agriculteurs, les artistes, les chômeurs… Tous ces gens sont dans des univers très hétérogènes et n’ont pas nécessairement l’habitude de lutter ensemble. Or, on s’aperçoit que les appartenances institutionnelles ou sociologiques des uns et des autres passent vraiment en arrière-plan par rapport à la priorité du combat. Au rang des victoires, il faut par ailleurs souligner le revirement de l’UCM, l’Union des Classes Moyennes, qui s’est progressivement rendu compte que ce projet, qu’on leur présentait comme porteur de bien-être pour les PME et les indépendants ne l’était pas tant que cela, voire pas du tout, mais était plutôt un projet porté par et pour les multinationales.
Pour peser sur les négociations en cours, on peut signer les pétitions en ligne sur no-transat.be au niveau national (déjà 58.000 signatures à ce jour) et sur stop-ttip.org au niveau européen (plus de 3 millions de signatures). Ces sites regorgent également d’informations sur la question.