Burning Out : incendie sociétal

Photo : AT-Doc

Socio­lo­gi­que­ment fort et intense, émo­tion­nel­le­ment désta­bi­li­sant, « Bur­ning Out » est un film docu­men­taire réa­li­sé par le cinéaste belge Jérôme Le Maire. S’inspirant des tra­vaux du phi­lo­sophe Pas­cal Cha­bot, il traite du burn-out attei­gnant les chi­rur­giens et les anes­thé­sistes d’un grand hôpi­tal public pari­sien qui opèrent à la chaîne et sous ten­sion maxi­male. Une véri­table plon­gée dans le ventre de l’hôpital, au cœur du tra­vail et de ses excès. Un miroir de notre socié­té malade, en perte de sens et de liens.

D’emblée, le spec­ta­teur pénètre dans le ventre de l’hôpital sans filet. Dans cet hôpi­tal public pari­sien, la déshu­ma­ni­sa­tion et les cadences infer­nales des inter­ven­tions chi­rur­gi­cales qui conduisent au burn-out prennent leurs quar­tiers. Écra­sée par le poids struc­tu­rel, la direc­tion a recours à un audit sur l’organisation du tra­vail afin de ten­ter de désa­mor­cer le début d’un incen­die social. Les langues se délient mais le malaise semble pro­fond, presque incurable.

Jérôme Le Maire est l’auteur de plu­sieurs longs-métrages docu­men­taires comme Où est l’a­mour dans la pal­me­raie ? et Le thé ou l’élec­tri­ci­té (Magritte du meilleur docu­men­taire), réa­li­sés res­pec­ti­ve­ment au Maroc en 2006 et 2012. Son tra­vail sur Bur­ning Out est sai­sis­sant à plus d’un titre. Il en a écrit le scé­na­rio avec le phi­lo­sophe Pas­cal Cha­bot, auteur du livre Glo­bal burn-out qui a en quelque sorte ins­pi­ré le film. Camé­ra à l’épaule, Jérôme Le Maire y filme les inter­ven­tions chi­rur­gi­cales, capte la souf­france, les fric­tions, les ten­sions et les moments de vie. Il enre­gistre les témoi­gnages du per­son­nel soi­gnant, tou­jours en situa­tion. On éprouve beau­coup de souf­frances dans ce film, mais toutes sont pré­sen­tées avec énor­mé­ment de digni­té. On mesure aus­si toute l’importance de la len­teur néces­saire dont il a dû faire preuve pour ins­tal­ler un indis­pen­sable cli­mat de confiance puisque le tour­nage s’est éta­lé sur deux ans. Un for­mi­dable docu­men­taire, miroir du monde pro­fes­sion­nel actuel, véri­table incen­die contemporain.

Le burn-out est un thème à la fois très actuel mais aussi très compliqué à mettre en image. Pourquoi ce choix ?

En fait, c’est un peu le sujet qui est venu à moi par l’intermédiaire d’un pro­duc­teur belge, Arnauld de Bat­tice de AT-Prod, un ami de Pas­cal Cha­bot qui avait lu Glo­bal burn-out à l’état d’épreuve. Dans son livre, Cha­bot par­lait de cette mala­die comme d’un trouble miroir de notre socié­té. Il ne s’attachait pas à l’individu atteint de cette mala­die, mais à ses para­mètres, au diag­nos­tic qu’on pou­vait faire, en consi­dé­rant le burn-out plu­tôt comme une patho­lo­gie socié­tale, de civilisation.

L’idée c’était donc de transformer cet essai philosophique en film.

Je ne vou­lais pas faire une trans­po­si­tion lit­té­rale. Ce n’est pas un film didac­tique, ni un film de témoi­gnages, il est fidèle à mon style. Lors de la concep­tion du film, Pas­cal Cha­bot, deve­nu coau­teur, m’a fait ren­con­trer le pro­fes­seur Mes­ters, spé­cia­liste du burn-out et des souf­frances au tra­vail en Bel­gique. Celui-ci « déburn-oute » des sys­tèmes ou des socié­tés et m’a lais­sé obser­ver son tra­vail. J’ai ren­con­tré des patients que j’ai pu suivre pen­dant quelques mois. Ils m’ont expli­qué com­ment le burn-out les avait atteints et com­ment ils étaient sur la voie de la gué­ri­son. Ce qui m’a per­mis d’appréhender les choses de très près, de pal­per vrai­ment ce qui se passait.

Puis, nous avons ren­con­tré Marie-Chris­tine Becq, une anes­thé­siste pari­sienne de l’Hôpital Saint-Louis à Paris qui devien­dra un des per­son­nages clés du film. Un jour, elle est sor­tie d’une de ses gardes érein­tée et elle est entrée dans une librai­rie. Elle est tom­bée par hasard sur l’essai de Pas­cal Cha­bot. Elle l’a ensuite appe­lé pour l’inviter à venir par­ler de son livre et don­ner une confé­rence sur le burn-out auprès des méde­cins anes­thé­sistes du bloc opé­ra­toire de l’Hôpital pari­sien Saint Louis. Il a accep­té l’invitation et je l’ai accom­pa­gné, curieux de décou­vrir l’endroit et la personne.

Entre Marie-Chris­tine et moi s’est très vite ins­tal­lée une sym­pa­thie. Pour l’anecdote, je rêvais de deve­nir chi­rur­gien quand j’étais jeune ! Elle m’a pro­po­sé de visi­ter le bloc opé­ra­toire. Très rapi­de­ment, je me suis ren­du compte que cette per­sonne essayait de lan­cer un SOS en m’invitant à reve­nir pour tour­ner. En me docu­men­tant sur le burn-out, j’avais en effet appris qu’il exis­tait des « toxic hand­lers », c’est-à-dire des per­sonnes qui absorbent l’angoisse et la souf­france de leurs col­lègues. J’ai recon­nu en Marie-Chris­tine ce genre de per­sonne. C’est très inter­pel­lant de voir qu’il s’agissait de méde­cins en grande souf­france. Car s’imaginer un méde­cin malade nous inter­roge en effet sur notre propre san­té. On se dit que si on en est là, c’est que c’est gra­vis­sime ! Cela montre bien l’état dans lequel est notre socié­té. Je suis donc reve­nu pour obser­ver ce qui se pas­sait au bloc opé­ra­toire, sans sor­tir la camé­ra. Le bloc opé­ra­toire montre un uni­vers et un fonc­tion­ne­ment tel­le­ment com­plexes qu’il se suf­fit à lui seul. C’est une micro-socié­té, une par­faite méta­phore de celle-ci. Avec Pas­cal Cha­bot, nous avons donc déci­dé que le tour­nage n’aurait lieu qu’à huis clos, dans le bloc opé­ra­toire. Je me suis diri­gé très rapi­de­ment vers le ciné­ma direct, camé­ra à l’épaule. Celle-ci ne quit­tant jamais le champ de l’action. L’idée était de vivre cette souf­france de l’intérieur et de faire res­sen­tir aux spec­ta­teurs ce qui se passe quand le burn-out rôde autour de vous.

Ce tournage a‑t-il été accepté facilement par toute l’équipe de l’Hôpital Saint-Louis ?

Ce n’est qu’une ques­tion de temps. Et puis de ton. Parce qu’effectivement il faut créer un rap­port de confiance. C’est vrai­ment un contrat qui doit être signé entre les deux par­ties. D’une part, il faut que ces per­sonnes aient assez confiance en moi pour qu’il me laisse tra­vailler sans ter­nir leur image, sans leur por­ter pré­ju­dice ou por­ter pré­ju­dice à d’autres gens autour d’eux. D’autre part, de mon côté, il faut que j’ai confiance en ces per­sonnes, que je sois sûr qu’ils me lais­se­ront aller jusqu’à la fin de mon film et qu’ils me lais­se­ront les fil­mer tel que j’ai envie de le faire, à savoir dans une situa­tion périlleuse. Pour cela, il faut arri­ver de manière très fron­tale, agir de manière directe et expli­quer très vite ce qu’on est en train de réa­li­ser. J’ai mis un an et demi avant de sor­tir ma camé­ra. J’ai d’abord pro­cé­dé à des repé­rages et j’ai ren­con­tré chaque per­sonne du bloc. Sachant qu’entre 250 et 300 per­sonnes y tra­vaillent. Ils ont alors pris toute la mesure de mon auto­no­mie et du fait que la direc­tion don­nait son feu vert. Cela a per­mis à la parole de se libérer.

Des tentatives ont été menées pour aménager la situation, notamment celle d’un audit, mais aussi la mise en place d’une boîte à messages, qu’est-ce que ça a donné ?

On a déduit assez vite que l’audit mis en place n’était pas du tout un adju­vant mais bien un oppo­sant à la qua­li­té de vie au tra­vail. Je m’étais enga­gé à fil­mer les efforts que la direc­tion fai­sait pour évi­ter les pro­blèmes psy­cho­so­ciaux. Mais quand ils ont com­man­dé cet audit, j’ai vrai­ment vu qu’ils n’avaient fait que rajou­ter de la souf­france au tra­vail et à son orga­ni­sa­tion. Une confi­dence du cabi­net de l’audit le montre bien, lorsqu’ils disent que c’est comme du green­wa­shing, quand on repeint juste en vert pour dire que c’est éco­lo­gique ! Il faut bien accep­ter que le pro­blème n’a pas sur­gi en une fois et que ce n’est donc pas en une fois qu’on en sortira.

Il en est tout autre pour la lumi­neuse idée de la boîte à mes­sages. Voi­là que tout à coup, une anes­thé­siste vient avec une idée simple, celle de pla­cer à l’accueil une boîte à chaus­sures où chacun‑e peut y dépo­ser un mes­sage et s’exprimer ano­ny­me­ment. La parole est libé­rée. J’ai vu au tra­vers de cette boîte, ce que j’attendais : un signe d’humanité. Certes, cela reste sym­bo­lique, une méta­phore. Ça ne va pas gué­rir l’hôpital Saint-Louis de sa mala­die. Mais pou­voir sim­ple­ment se dire que l’humanité resur­git à tra­vers cette boîte, c’est déjà une réelle avan­cée après les trois-quarts du film qui privent jus­te­ment le spec­ta­teur de cette humanité.

Dans le film, on a l’impression que laisser place aux émotions, c’est quelque chose qui déforce le travail ?

C’est ce qui se passe hélas depuis 10 ou 15 ans. Et c’est éton­nant car toutes ces tech­niques de mana­ge­ment (jusqu’au e‑management dont on parle beau­coup), deve­nues le toyo­tisme, ont à la base été ini­tiées dans les années 50 et 60 par des syn­di­ca­listes amé­ri­cains et avaient jus­te­ment pour but de tra­vailler le sens et la flui­di­té de l’humain dans le sys­tème orga­ni­sa­tion­nel. Il se fait qu’au fur et à mesure du temps, la cible de notre socié­té est deve­nue de plus en plus l’économie : être avant tout le plus effi­cient et pro­duc­tif pos­sible. On a donc oublié l’humain, il n’est plus consi­dé­ré. L’émotion, c’est ce que dégage l’être humain. C’est quelque chose qui fait peur. Aujourd’hui, elle n’a plus place dans la socié­té car on se dit qu’elle prend et qu’elle ne nous rend rien. Il fau­drait donc ne pas la lais­ser trans­pa­raître et gar­der son huma­ni­té pour la mai­son. Or, si on perd l’habitude d’endosser notre huma­ni­té, de la vivre, de l’habiter, c’est la socié­té entière qui va s’en aller.

Burning Out
Un documentaire de Jérôme Le Maire, 86’
AT - DOC / Zadig Productions / Louise Productions, 2017
www.burning-out-film.com - Sorti en salle le 3 mai dernier, il sera diffusé sur Arte à la mi-septembre.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code