Marie Doutrepont est avocate au sein de Progress Lawyers Network, un cabinet spécialisé en droit social et dans la défense juridique des travailleurs et des étrangers, défendant par exemple la famille de Mawda. En mai 2017, elle passe trois semaines dans le camp de Moria comme volontaire pour prodiguer une aide juridique de première ligne aux milliers de réfugiés en attente de réponse de la part des autorités. Moria est l’un des fameux « hotspots » qui jalonnent la Grèce et l’Italie où se déroule un étrange travail de tri entre migrants « admissibles » et migrants « irréguliers » (qui seront renvoyés en Turquie). Ce tri s’effectue dans des conditions déplorables : surpeuplement (8388 résidents pour seulement 3100 places au dernier recensement, violences, saleté, manque d’accès à une assistance médicale et juridique, aucune scolarisation prévue pour les enfants. Certains de ces derniers ont même tenté de s’y suicider Les volontaires doivent signer une clause de confidentialité et les journalistes n’ont pas le droit de prendre note de ce qui s’y déroule. On comprend rapidement pourquoi tellement les règles de l’État de droit y sont comme suspendues.
Le portrait du camp dressé par l’avocate est direct, quasi-clinique. Le récit se déploie dans un style enlevé sous forme épistolaire – des lettres écrites à ses proches pour se libérer du poids de ce qu’elle y vit. Elle relate ce qu’il se passe très concrètement en Europe aujourd’hui : on traite comme des fraudeurs, des criminels, des personnes qui ont besoin de protection, qui sont en grande détresse psychologique, en mauvaise santé, endommagées par des sévices ou privations diverses. On harcèle des malheureux… Difficile de ne pas ressentir une certaine honte en tant qu’Européen au fil des lignes de ce récit documentaire.
Est-ce que vous pouvez revenir sur les conditions de vie du camp de Moria ? Les besoins de base sont-ils rencontrés ?
Je ne sais jamais très bien par où commencer tellement il n’y a rien qui va… La directive européenne (dite Directive Accueil) précise que l’accueil des demandeurs d’asile, ne consiste pas seulement dans le « le gite et le couvert », mais qu’il s’agit aussi de prévoir un accompagnement médical, psychologique, juridique, l’enseignement pour les enfants, des possibilités de travail à moyen terme, des formations, etc. Il n’y a rien de tout ça à Moria. Disons que les gens sont plus au moins logés et nourris, et c’est tout…
Plus au moins logés… Des gens sont morts de froid en janvier 2017 parce qu’ils habitaient dans des tentes et qu’ils ont voulu se chauffer au gaz butane, l’explosion les a tués alors qu’il y avait des containers du HCR disponibles depuis le mois d’août précédent. Mais les ONG qui rappelaient que l’hiver en Grèce était froid n’étaient pas écoutées. On a donc des gens sous la neige dans des tentes de camping. Ou, au mieux, logés dans des containers, c’est-à-dire des boites en métal où il fait glacial en hiver et brûlant en été. Ça, c’est pour le logement.
Plus ou moins nourris… tous se plaignaient de la nourriture. Un consultant congolais m’a même dit que la seule chose qui était mieux dans les prisons de Kabila qu’à Moria, c’est que la nourriture y était meilleure… Faut quand même le faire ! Il n’est évidemment tenu aucun compte des régimes particuliers, mêmes pour raisons médicales. Rien n’est donc mis en place pour les diabétiques, les cœliaques ou les ulcéreux.
À lire votre récit, on a vraiment l’impression que tout se vit à Moria sur le mode du manque : manque de traducteurs, d’une assistance médicale, d’une assistance juridique…
Ça, c’est tout l’autre aspect. On ne les laisse pas tout à fait mourir de faim, on met un semblant de toit sur leur tête et c’est tout. Il n’y a pas d’aide juridique. Or pour des personnes qui sont dans un labyrinthe administratif comme Moria, l’accès à l’aide juridique est tout aussi essentiel que l’accès à l’aide médicale. Dans les deux cas, à ce stade-là, cela relève de la survie.
Il faut rappeler que Moria est un camp de tri. Les réfugiés sont amenés à passer une série d’entretiens décisifs pour leur avenir…
C’est en effet essentiel de leur donner les clés de compréhension de la procédure, ne fût-ce que pour qu’ils répondent correctement aux questions. Car ce n’est pas juste une question de langue – même si oui, on manque de traducteurs ‒, c’est aussi une question de compréhension de ce qu’est une procédure d’asile. Qu’est-ce que ça représente pour un Guinéen illettré qui n’est jamais sorti de son village ? Comment est-ce qu’on peut lui expliquer les points importants ? C’est sa vie qui en dépend, c’est donc vraiment essentiel qu’il comprenne ce qui lui arrive. C’est aussi essentiel que pour quelqu’un qui est détenu en prison. Là, on ne contestera pas qu’il ait le droit à avoir l’assistance d’un avocat pour comprendre ce dans quoi il est. Or, Moria, c’est aussi un camp de détention. Les gens arrivent et commencent par une détention de 5 à 25 jours durant lesquels ils n’auront pas le droit de sortir du camp. Un endroit où des gens sont détenus derrière les barbelés, ça s’appelle une prison. On peut nommer ça un « camp », un « hotspot », un « centre de tri », ça restera une prison. Ces gens ont donc réellement le droit d’avoir accès à un avocat.
Le reste est à l’avenant… Tout le monde est soigné au paracétamol, les suicidaires, les torturés, les révoltés, les malades, les violés… Les docteurs sont souvent expéditifs et laissent leurs patients se débrouiller avec leurs maladies chroniques ou séquelles de tortures. De nombreux enfants ne vont pas à l’école et personne ne semble se soucier d’en mettre une en place. Au contraire, quand des bénévoles tentent d’instaurer un semblant d’école, c’est torpillé par la police grecque qui fait courir la rumeur qu’envoyer leurs enfants à l’école, c’est risquer qu’ils soient kidnappés… Quant à l’accès à des cours de grec, à l’intégration, au travail, il faut oublier… Il n’y a rien à Moria.
Ce qui ressort de manière prégnante du livre, c’est que Moria joue comme une véritable machine à déshumaniser. Déshumanisation à la fois des migrants qui vivent dans des conditions qui daignent leur accorder la considération la plus minimale. Mais déshumanisation aussi d’une partie des fonctionnaires, des policiers, de l’armée, du service soignant grec qui y travaillent et qui ont des réponses souvent brutales ou dénuées de toute empathie envers des demandes légitimes de soin ou de protection. Comment expliquer par exemple les réactions du personnel soignant grec ?
On demande aux Grecs de faire des choses impossibles. On leur demande de gérer un camp qui est complètement surpeuplé sans moyens financiers, temps, personnel, ni volonté politique. Forcément, ça a un impact sur leur travail, même si une partie d’entre eux le fait sans doute avec une volonté d’être utile, de bien faire leur travail, de rester humain… En fait, ils n’ont pas les moyens de faire autrement que de se déshumaniser.
Je crois qu’on ne permet pas aux personnes qui y travaillent d’avoir de l’empathie, de la compassion, d’être un petit peu humain car ce n’est absolument pas le but de Moria. En fait, je pense que ça relève d’une politique délibérée visant à créer les conditions pour que le camp de Moria soit complètement inhumain et invivable. Comme si on voulait pousser les gens qui y sont à envoyer un message chez eux disant : « Ne venez pas, c’est l’horreur ! ».
Ça semble participer d’une sorte de politique d’hostilité qui fait souvent office de politique migratoire aujourd’hui… Une politique qui débute d’ailleurs avant même l’arrivée sur l’ile puisque vous évoquez des vedettes de Frontex qui font chavirer exprès des embarcations de réfugiés, c’est un fait avéré ?
Plusieurs vidéos ont déjà montré les gardes-côtes grecs coulant des dinghies, ces petits bateaux pneumatiques à moteur sur lesquels s’entassent les migrants. Ce sont des histoires qui ont été rapportées par plusieurs sources, à la fois par des volontaires et par un rescapé d’un bateau coulé de la sorte. Il a expliqué à des gens du HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) ce phénomène-là lors de mon séjour sur l’ile. Ces différentes sources viennent toutes dire que la technique, c’est de tourner en rond autour des dinghies pour créer des remous qui vont les faire chavirer. C’est quand même interpelant que ça revienne de manière aussi récurrente et précise.
Cette politique d’hostilité a‑t-elle un prolongement en Belgique ? Je pense par exemple à la rafle qui a pu avoir lieu au centre culturel Globe Aroma ou à un certain harcèlement qui se produit au parc Maximilien. Quel regard portez-vous sur la politique migratoire en Belgique ?
Elle est catastrophique et uniquement dictée par la peur et la démagogie… La seule volonté présente, c’est celle d’essayer de fermer un maximum les frontières à coup de tweets et de discours faciles et sans nuances. Malheureusement, tout ça va dans le sens d’une politique plus large, qui se propage un petit peu partout en Europe et qui fait froid dans le dos qui consiste à construire des murs de plus en plus hauts, à rendre les procédures de plus en plus complexes et à externaliser ‒ comme s’il s’agissait d’une fabrique de chaussures ‒ le problème de plus en plus loin, en dehors des frontières de l’Europe… Mais il n’y a aucune politique migratoire qui prenne acte du fait qu’on n’a pas le choix, que ces gens sont là et qu’il faut bien en faire quelque chose.
On sait que construire des murs comme à Melilla ou à Ceuta ou mettre en place des hotspots n’ont pas empêché les gens de venir, d’escalader les barrières ou de se noyer en Méditerranée… Ce n’est pas une solution. Sauf à se dire que le fait que les gens meurent en route, ce n’est pas notre problème, que ce n’est pas du tout la conséquence de notre politique, et qu’en fait on ne doit s’inquiéter que des gens qui sont arrivés en Belgique.
Votre cabinet défend la famille de Mawda, la fillette kurdo-irakienne, morte d’une balle tirée par un policier belge lors d’une course poursuite avec des passeurs. Que révèle cet évènement sur la situation actuelle ?
C’est frappant de constater qu’un policier a tiré sur le chauffeur d’une camionnette qui roulait à 100 km/h parce qu’il fallait absolument l’arrêter et ce, peu importe les conséquences. C’était semble-t-il plus important d’arrêter cette camionnette que de tenir compte de la vie des personnes qui étaient dedans. C’est un peu comme si la police refusait d’envisager de pouvoir laisser des braqueurs prendre la fuite pour protéger la vie de leurs otages… On peut donc constater que quand il s’agit des migrants, ce n’est pas ce calcul-là qui est fait. Il y a vraiment des citoyens de différentes catégories.
Ce n’est pas tant le policier en tant que tel qui est en cause que la politique migratoire jusqu’au-boutiste qui dit qu’il faut arrêter les méchants passeurs coûte que coûte et qui incite un policier à croire qu’il est autorisé à tirer sur une camionnette de migrants et éventuellement à tuer quelqu’un. Alors que c’est tout à fait contraire à la Loi, à la Constitution et aux principes de légitime défense.
Retour à Moria. Vous écrivez que les réfugiés y vivent « un second exode, la traversée d’un océan de paperasseries, une prison à ciel ouvert, cernée de barbelés et de béton ». Ce « mur de papier » rappelle les propos de l’anthropologue Michel Agier qui évoque le fait que la frontière n’est plus une simple ligne qu’on passe, mais qu’elle s’épaissit dans l’espace et s’étire dans le temps. Ce qui amène les gens à vivre dans des « situations de frontières » pendant des mois ou des années, notamment dans des démarches administratives sans fin. Ces démarches, vous dites qu’elles sont kafkaïennes à Moria. Pourquoi sont-elles aussi longues et absurdes ?
Je crois que c’est toujours dans la même logique, celle de complexifier l’accès à l’Europe. Une fois que les gens sont arrivés en Europe, qu’ils ne se sont pas noyés dans la Méditerranée, on va vraiment essayer de tout faire pour effectuer un second tri, le plus sévère possible pour éviter de devoir reconnaitre à trop de personnes le statut de réfugiés.
Je me permets de rappeler à ce stade ‒ on l’oublie trop souvent ‒ que la Convention de Genève est un traité international qui comporte des droits et des obligations pour ses signataires. Ainsi, tous les États signataires de la Convention de Genève – dont l’ensemble des États membres de l’Union européenne — ont l’obligation d’accorder une protection. Ce n’est donc pas une faveur ou une gentillesse de leur part, c’est une obligation, celle de reconnaitre à toute personne qui en remplit les conditions le statut de réfugié, et de leur accorder une protection internationale. Or, ici, on est véritablement en train de détricoter la Convention de Genève.
On est dans un système où on va essayer de maintenir les formes, de donner l’impression qu’il y a encore une procédure d’asile, l’impression qu’on a encore un système d’accueil parce qu’on n’ose pas encore tout à fait assumer l’autoritarisme et qu’il faut continuer à mettre un vernis de démocratie, de respect des Droits humains autour de ces questions migratoires. On va donc complexifier à outrance les procédures et arriver à des logiques qui n’ont ni queue ni tête. Ce qui va permettre de vider de son sens l’essence même du droit d’asile, mais dans le respect des formes…
À vous lire, la question qu’on se pose, et que d’ailleurs certains réfugiés se posent, c’est : est-ce que Moria est encore en Europe ?
C’est une vraie question. Pour moi non. Le titre de mon livre, Chroniques des limbes de l’Europe, m’est venu assez vite. Car géographiquement l’ile de Lesbos, c’est déjà une des iles les plus excentrées du continent et même de la Grèce. C’est une lointaine ile grecque que personne ne connait perdue dans la mer à l’instar de Lampedusa. On confine les gens sur cette ile, on les empêche d’accéder réellement à l’Europe, à l’Europe continentale. Ils ne se sont plus vraiment hors Europe, mais ils ne sont pas encore vraiment arrivés en Europe puisqu’ils n’ont pas le droit d’y circuler. Moria, et les hotspots en général, ce sont des endroits qui sont hors sol. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’on envisage de les délocaliser en dehors de l’Union européenne. C’est symptomatique : Moria pourrait tout aussi bien être en Albanie ou en Libye, ça reviendrait au même… C’est un peu la même logique que ces centres de rétentions situées à la frontière en Belgique où une personne peut-être à Zaventem ou à Steenokkerzeel, ses pied sur les betteraves du Brabant Flamand, mais légalement, elle ne sera pas en Belgique.
On crée des espèces de no man’s land. Ce qui permet de mettre en place tout un système de règles complètement dérogatoires aux principes et droits fondamentaux. Et des procédures d’exception. Ce sont des espaces qui ne sont pas vraiment situés juridiquement en Europe.
Est-on en train d’enterrer l’idée d’une Europe qui pourrait être une terre d’accueil, une terre des Droits humains ? Est-ce que c’est l’idée même de la possibilité de se réfugier en Europe qui est en train de disparaitre ?
De nouveau, je pense que c’est quelque chose de graduel. Tout n’est pas noir ou blanc. Il y a encore des gens qui obtiennent une protection, un statut de réfugié. Ce n’est pas comme si on avait complètement fermé les frontières. En revanche, c’est clair qu’on se dirige vers un durcissement de plus en plus net et ce, pour des raisons purement politiques.
On tend à une restriction de plus en plus forte du droit d’asile, accompagnant la montée de nationalismes dans différents États qui commencent petit à petit à se dire : « moi je vais m’autoriser à tirer sur des réfugiés » ou « moi, je ne vais plus appliquer la Convention de Genève ». La norme se déplace dangereusement.
Il y avait une note de lumière qui transparaissait dans votre livre : « tant que les gens ne sont pas morts, les gens vivent malgré tout ». Même avec tout ce travail de sape de l’énergie de vie dont sont porteurs les réfugiés qui arrivent, on peut survivre à une machine à déshumaniser comme Moria…
C’est vrai qu’on peut survivre à Moria mais ça laisse des traces indélébiles et pas mal d’amertume. Pour beaucoup de celles et ceux qui arrivent, ce sont des gens très meurtris par la vie mais qui ont cette énergie de se dire que maintenant, c’est un nouveau chapitre de leur vie, qu’ils vont pouvoir repartir sur de bonnes bases. Ils sont très motivés et semblent affirmer : « j’ai deux bras deux jambes, de l’énergie, ma tête, qu’est-ce que je peux faire ? » Et en fait, nous, on les enferme dans un camp aux conditions de vie déplorables et où ils ne font rien pendant des mois et des mois. Toute cette énergie du début, qui est évidemment absolument non quantifiable, est complètement gaspillée. Toute cette confiance-là est complètement laminée. C’est quoi le premier rapport qu’ils ont eu avec l’Europe ? Comment se reconstruire et reconstruire la confiance après ça ? Comment retrouver l’énergie et la volonté de contribuer, de s’intégrer, de faire partie de la société ? Derrière les murs des camps comme celui de Moria, il y a un gâchis énorme d’énergies. Des élans qui sont brisés net.
Marie Doutrepont, Moria. Chroniques des limbes de l’Europe, 180° Éditions, 2018.