Dans votre webdocumentaire vous traitez de la recherche de nouveaux indicateurs pour mesurer le bien-être des citoyens, mais vous liez aussi le Bhoutan aux objecteurs de croissance, les CPAS aux pratiques économiques et sociales alternatives. Pourquoi ce thème et quelle a été votre démarche ?
J’ai travaillé pendant plus de dix ans dans la presse économique et financière, notamment à commenter les ouvertures et clôtures des marchés financiers, à donner les résultats des sociétés cotées en bourse et à relayer l’évolution des grands indicateurs. Un élément était crucial, à mettre en valeur systématiquement : qu’est-ce qui est en croissance, ou au contraire, en décroissance ? L’idéal étant bien entendu d’afficher une « belle progression ».
Il fallait que les chiffres (confiance des consommateurs, indice BEL 20, bénéfice après impôt, etc.) croissent. Et jamais ne se posait la question de savoir si cela était positif ou non. Comme journaliste, ce qui va de soi pour tout le monde m’a toujours semblé un peu louche et mérite interpellation. Puis, on a commencé à entendre parler de « décroissance ». Il m’a alors paru indispensable de traiter le sujet, de le creuser, d’aller voir ce qui se cache derrière cette sacro-sainte croissance. Et surtout de le faire d’une manière telle que le récepteur de l’enquête sur ce sujet ne se sente pas, comme c’est souvent le cas en matière d’économie et de macro-économie, d’emblée mis sur la touche.
L’enjeu essentiel, je crois, d’un documentaire comme celui-ci, est de rendre le plus accessible possible le sujet. De permettre à chacun de se réapproprier un discours sur l’économie, de ne plus être comme « impressionné », voir même dans une forme de « sidération », face à la machine économique.
Face à l’hégémonie de l’économie néo-classique, qui détermine tant le sens des politiques publiques que les conduites existentielles, contester le PNB n’est-ce pas porter la critique au cœur même du système ?
Certainement. Toucher au cœur du système est à mon avis le seul moyen de bien le comprendre. Et puis, il y a un effet domino : une fois bien saisis les enjeux derrière le calcul du PIB et la quête de sa croissance, les autres éléments constitutifs de notre économie tombent – dans le sens de « se révèlent » — les uns après les autres, tout naturellement.
Le Bhoutan est-il une dictature environnementale et culturelle ou une petite étincelle alternative face à la concurrence effrénée entre les pays émergents et les pays industrialisés, et face à l’homogénéisation planétaire du mainstream culturel ?
Les deux à la fois ! Certes, le Bhoutan n’a pas encore atteint l’idéal démocratique. Mais l’avons-nous nous-mêmes atteint ? Qui sommes-nous pour leur faire la leçon ?
Et puis je me demande dans quelle mesure coller l’étiquette de dictature sur des pays émergents qui mettent en place une politique forte – jusque dans leur Constitution – de protection de leur patrimoine environnemental, culturel, spirituel, n’est pas justement le signe de notre volonté de prise de pouvoir sur eux.
Par ailleurs, peut-être un jour serons-nous obligés de devenir d’une certaine façon des dictatures environnementales, car la nature ne nous laissera pas le choix !
L’objection de croissance : un rêve, une utopie, une inconscience, ou le début d’un nouveau mouvement historique, encore balbutiant, mais source d’une véritable alternative à la domination capitaliste ?
La croissance étant tellement intégrée par tous comme le fondement de notre société, il me semble salutaire que certains la remettent en question. Mais ce n’est qu’un début, qui a l’inconvénient, je trouve, de rester encore braqué sur la notion de croissance. Il faut aller beaucoup plus loin, opérer une véritable révolution dans notre mode de pensée, pour établir les paradigmes fondateurs d’une société de bien-être pour tous. Edgar Morin, dans « La Voie », en fait la démonstration magistrale. Ses constats sont fulgurants ! Et son appel à une « métamorphose » parait vital. Donc, oui, commençons par remettre en question la croissance, c’est un bon début. Mais il y a tellement plus à faire !
Quelles sont vos sources d’inspiration artistiques et intellectuelles qui rejoignent votre plaidoyer en faveur d’une recherche par l’État d’une quantification de la vie heureuse ?
La critique de notre système a été faite avec brio par de nombreux intellectuels. Difficile, par contre, de trouver des penseurs qui jettent les bases d’une société nouvelle. Edgar Morin, je trouve, vient de le faire. Christian Arnsperger a aussi développé, non seulement une critique, mais aussi une vision constructive, porteuse pour l’avenir.
Je suis touché par des artistes qui associent une démarche esthétique forte à un vrai discours sur le monde. J’ai ainsi eu l’occasion de voir les productions ou performances de quelques artistes puissants – comme Paul McCarthy par exemple – dont les œuvres sont parfois d’une grande violence et constituent une critique virulente de notre société.
Ce qui m’intéresse aussi dans la question de l’art et de la pensée politique (l’éternelle question de l’artiste « engagé ») c’est qu’elle touche de près au journalisme, qui doit articuler esthétique et discours de fond. Le sujet est polémique, ainsi qu’en attestent les débats autour du fait que des photographes de guerre, comme James Nachtwey, ou du social, comme Sebastiao Salgado, sont exposés comme de grands artistes contemporains. Plus proche de nous, Gaël Turine adopte aussi une démarche qui relève à la fois du journalisme et de l’esthétique.
Devant la souffrance, l’exclusion sociale, la faim ou la guerre, la notion du bonheur n’apparaît-elle pas, sur le plan politique, comme une forme de provocation ? Autrement dit, ne s’agit-il pas aujourd’hui, non de faire le bien, mais d’éviter le pire ?
Nous en sommes effectivement en ce moment à éviter le pire. Et, pour ce faire, je crois qu’il faut en revenir à l’essentiel. Quel meilleur moyen pour cela que de poser la question fondamentale du bonheur et du bien-être ?
On perçoit par contre très vite le risque de politiques qui veulent « faire le bonheur des gens ». Et je me demande aussi dans quelle mesure le discours sur le bonheur ne pourrait pas être récupéré sur le mode « l’argent ne fait pas le bonheur, donc la pauvreté du plus grand nombre n’est pas un problème et les inégalités sont tout à fait acceptables ».
En votre qualité d’enseignant, les nouveaux médias, essentiellement américains, représentent-ils pour vous, un formidable potentiel de liens sociaux et culturels ou une atomisation superficielle et frivole des relations humaines ?
Les médias ne sont jamais que des outils. Nous pouvons nous en servir aux fins les meilleures comme les pires. Nous priver de notre responsabilité dans l’usage que nous faisons des médias – en tant que producteur ou en tant que consommateur — revient à nier notre liberté. Donc je crois que, tout comme vis-à-vis de l’économie, il faut arrêter d’avoir un discours de victime passive par rapport aux médias. Il faut d’une certaine manière reprendre la main, se les réapproprier. Je trouve que c’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire.
Les nouveaux médias ont ceci de particulier et d’intéressant qu’ils autorisent la réponse, la réaction, et aussi la pro-activité, l’action, y compris collective. Les récents événements, ici comme ailleurs, en sont la preuve. Le temps du discours à sens unique, du haut vers le bas, en télévision comme dans les grands quotidiens, est révolu.
Webdocumentaire visible sur le site du Soir : « Le Bonheur brut »