Dans une sorte de régulation de « l’économie pulsionnelle », la famille, l’école, les environnements sociaux sanctionnent, moralement, les comportements spontanément passionnels, l’incapacité de se contenir, de vouloir tout, tout de suite. Appel est fait à l’autocontrainte individuelle… L’éducation, marqueur de civilisation, façonne des dispositions et une structure « appropriée » de l’affectivité individuelle, une sorte d’« habitus psychique », pour reprendre l’expression du sociologue Norbert Elias (1897 – 1990) dans son ouvrage majeur sur le sujet1.
Dans ce schéma, la colère « éruptive » se voit assimilée à un état d’âme perturbé, à une passion triste (crainte, envie, rage, vengeance…) témoignant d’un caractère de violence irrationnelle, de déraison psychique, de dérive dogmatique. . L’affect est rabattu sur le sujet « colérique » et celui-ci est renvoyé au seul dérèglement de ses humeurs. L’accès ou le coup de colère, réduit à la virulence ou à la violence de sa manifestation immanente, est considéré comme le problème en soi à condamner (plus rarement à expliquer). Sorte d’épouvantail, en somme, de l’imaginaire néolibéral de l’homo economicus, calculateur rationnel de son intérêt, et de l’idéologie néoclassique de l’autorégulation des marchés…
VIOLENCE À L’ÉCOLE
Il n’est pourtant pas certain que cette réduction ad affectionem soit la meilleure façon d’appréhender les passions. En témoigne, par exemple, la problématique de ce que l’on appelle la violence à l’école, traitée, notamment, par François Dubet, sociologue français de la marginalité juvénile, de l’école et des institutions. La condamnation, toujours première, desdites violences, constate-t-il, dispense de comprendre leur(s) raison(s) et laisse croire au monde de l’école qu’il n’est que « la simple et innocente victime de violences venues d’ailleurs »2. Si cela peut être le cas, ça ne l’est pas toujours parce que l’école exerce, elle-même, une forme de violence…
Il existe en effet une « violence de protestation », qui n’en est pas pour autant légitime, en réponse à de « plus fortes violences encore » : celles d’une expérience scolaire perçue comme une machine à forger une image négative d’eux-mêmes par des élèves appartenant à des catégories sociales où la violence juvénile est la plus familière ou la plus « naturelle » (intégrée) dans les codes comportementaux. Ils y « découvrent » qu’ils sont mauvais, nuls, incapables d’y réussir en dépit de tous les efforts et de tous les dispositifs spéciaux. Conduits à y perdre leur estime d’eux-mêmes, quelques élèves « refusent en bloc les valeurs de l’école et sauvent leur face et leur dignité » par la violence qui fonctionne comme le substitut d’une colère incapable de se structurer.
Ce qui est en cause, estime François Dubet, c’est un type de rapports sociaux qui conduit, d’un côté, des jeunes de milieux populaires à ne plus supporter la violence institutionnelle de la construction de leur échec , et de l’autre, des professeurs issus le plus souvent des classes moyennes à « ne plus supporter ce que la violence juvénile peut avoir de ’’normal’’ et par là, à ne plus savoir y répondre ». La condamnation de la violence comme catégorie morale générale, en guise de toute réponse, interdit d’y déceler des formes de résistance et de conflit à l’œuvre.
UNE VISION IMMANENTE
Une telle vision immanente , note Frédéric Lordon dans son essai de construction d’un structuralisme des passions3, a donc bien pour corrélat un désintérêt ou un aveuglement à l’encontre de ce qui relève des structures, des institutions, des rapports sociaux, coupables de ne pas faire assez place à la réalité des choses, au tangible ou au concret. Tout se passe, pointe-t-il, comme si « l’expérience immédiate de la vie affective » devenait un point de passage non seulement obligé mais exclusif dans l’explication des choses. Dans la société de l’image, du spectacle et des sensations artificiellement stimulées, on ne croit que ce qu’on voit… ou ce qu’on ressent.
C’est la traduction du primat théorique, idéologique, de l’acteur-individu et de ses émotions ou sentiments. En atteste, à sa façon, le discours public à propos de la menace pour la démocratie qu’exerce « la montée des populismes » sur des franges de la population livrées au désarroi. Elles sont définies, le plus communément, en proie au « mal-être » social, au « sentiment » de déclassement, au « sentiment » de trahison, au « sentiment » d’insécurité, au « sentiment » d’incompréhension de la complexité du monde et de l’exercice du pouvoir. Les mots « habilités » disent les choses comme si ces catégories étaient mues dans leur rapport au monde par de purs affects et jamais par des convictions, par ce qu’elles éprouvent pour ainsi dire de l’intérieur, jamais – comme si elles en étaient incapables – par ce qu’elles comprennent de l’extérieur ou de ce que l’extérieur leur fait, tant socialement qu’affectivement. Hypothèse, alors, dans le sillage d’un écrit de Paul Magnette4 : et si le pouvoir établi souffrait « moins d’être mal compris des citoyens que de mal les comprendre » ?
Plutôt qu’un « manque de pédagogie » des institutions à l’égard des citoyens en colère, n’est-ce pas, au fond, l’incompréhension institutionnelle première (celle des différents pouvoirs, politiques, administratifs, médiatiques, symboliques…), l’incapacité ou le refus de conférer une validité sociale à la parole encolérée, enragée, du « peuple », qui amènent à qualifier ses propos de « simplistes » ? Et les débordements que portent ses emportements de « dangereux » ? La colère populiste – évacuant la violence capitaliste – porterait en lui la guerre, la nuée porte l’orage…
« LA FAIBLESSE DES HOMMES, ELLES SAVENT »
Pour saisir cette colère, il faut d’abord considérer qu’il ne saurait y avoir de comportement rationnel qui soit « un en dehors radical de la vie affective »5, ni des émotions qui échappent complètement au poids et à la « rationalité » des déterminants sociaux. Pareille conception « ouverte », empruntée à la philosophie de Spinoza (1632 – 1677) revient alors à refuser de prendre la colère comme une entité en soi. Et à la transcender au travers de ce qui la précède, de ce qui l’excède et de ce qui lui succède (selon la riche formule de Régis Debray). Pour l’appréhender, il nous faut donc regarder en arrière, en haut et vers l’avant.
A son origine, dans ce qui la « précède », donc, on trouve le plus souvent un état de frustration, une situation d’infériorité, de faiblesse ou de vulnérabilité. Ainsi que l’exprime l’écrivaine canadienne Nancy Huston6, « dans la violence [des hommes], contrairement à ce qu’on pourrait croire, il s’agit autant si non plus de leur faiblesse que de leur force ». La femme en Nancy Huston plaide là pour l’habilitation de l’identité faible comme « affect commun » mobilisable. « La faiblesse des hommes, elles savent », chante Souchon… En ce sens, pour le sujet en colère, reconnecter celle-ci à ses faiblesses (le plus souvent refoulées) et à ses peurs (plus ou moins inconscientes) permet non seulement d’en reprendre le contrôle et de les dominer (au lieu de l’inverse), mais aussi de leur donner un sens : celui de « l’affect commun ».
Chez Spinoza, explique Lordon, l’affect est, de manière générale, « le nom des effets que les choses produisent en nous ». Il s’agit, plus précisément, d’un « effet » produit par les structures socialement déterminantes : dans la rencontre avec l’une ou l’autre institution du pouvoir (la police, le gouvernement, le fisc…), celle-ci nous fait toujours « faire quelque chose », mais, aussi, nous « fait quelque chose ».
Crainte commune d’être abusés, impatience de se venger, espoir de faire reculer un pouvoir excessif… : que les affects soient tristes ou joyeux, là n’est pas la question. Ce qui importe, c’est que la colère n’est jamais intransitive – ou alors elle devient autre chose – dans la mesure où elle vient (presque toujours) se fixer sur un objet, sur un motif, sur un « affect commun sous lequel la multitude vient à s’assembler » : une injustice, réelle ou perçue, un abus, un dommage subi. Autrement dit, la colère est animée par une raison d’être qui l’«excède », par une cause qui la dépasse et la fait se dépasser, se « sublimer », au sens psychanalytique du terme : par cette opération, les pulsions, énergie première de l’affect socialement mal acceptée, on l’a vu, se trouvent transposées, sur un plan supérieur de réalisation, en buts altruistes, spirituels, moraux ou sociaux. Lesquels sont positivement et socialement reconnus comme objets de regroupement politique.
Cela signifie que la crainte, au départ individuelle et mal cernée, des individus se mue en indignation commune qui pousse « non plus à la conformité mais à la sédition ». Lordon définit la réaction d’indignation, de ce point de vue, comme « l’affect commun dissident par excellence, celui par lequel des citoyens, précisément parce qu’ils sont un grand nombre trouvent la force passionnelle de se soustraire à l’emprise d’un pouvoir abuseur ». C’est le point de départ de la sédition ou de l’insurrection, devant conduire, idéalement, à l’émancipation…
CONFLICTUALITÉ STRUCTURANTE ET ÉCRAN DE FUMÉE LEXICAL
Pour que l’insurrection débouche effectivement sur un « construit » émancipateur, pour éviter qu’elle ne se consume dans sa propre vitalité, il lui faut autre chose que le carburant colérique. Il lui faut un affect-projet : une capacité tant passionnelle que rationnelle de se projeter, politiquement, vers l’avant en vue de tenter de modifier le cours structurel des choses, de le redéterminer, de le rediriger dans une direction autre que celle imprimée par le pouvoir mis en cause. C’est « le devant » de la colère, ce qui lui succède, disions-nous : la conflictualité dans le cadre structurant de laquelle l’exaspération sociale vient s’insérer et se cristalliser en conflit. Dans ce schéma, le conflit, en fin de compte, est ce à quoi porte le mouvement de colère sociale qui cherche à se politiser et à pénétrer l’institution « abusive » de sa propre puissance d’action pour en infléchir le cours en sa faveur.
A défaut, ce sont les forces déjà existantes au sein des structures, forces conservatrices par excellence, qui subvertissent et réintègrent les flux d’énergie qui propulsent « la matière passionnelle dissidente ». Car, selon Frédéric Lordon, « tout pouvoir, tout ordre institutionnel, ne se maintient que pour autant qu’il est capable de produire des affects communs qui le maintiennent » comme force cohésive : des affects communs, en somme, qui sont structurellement déterminés à la reproduction et au renforcement des structures institutionnelles. Du moins quand ils ne réussissent pas à s’échapper comme « formation passionnelle collective autonome et adverse ».
On retrouve là une manifestation de la puissance « diabolique » du système capitaliste contemporain, maintes fois expérimentée, qui parvient à récupérer à son propre bénéfice les soulèvements d’indignation populaire auxquels il ne répond bien souvent pas, mais se contente de donner un nom portant disqualification. Noms leurres, formules creuses, truismes, généralités sont forgés pour projeter tant l’attention que la tension publique dans un faux semblant d’action tout en interdisant de la penser. En clair, si l’on ose dire, il s’agit d’un écran de fumée lexical qui vient brouiller le conflit, ses clivages structurels, son caractère foncièrement politique, et, par conséquent aussi, l’orientation et la portée du débat public. « Populisme(s) » en est le dernier avatar…
LE SPECTRE D’UN RÊVE TROP PUR ET PARFAIT
On observe à cet égard que la société, dans son ensemble, tend à désapprendre la fonction ainsi que la nature essentielle de la conflictualité en son sein. Que ce qui l’alimente y est escamoté. Que les codes et cadres de l’expression collective conflictuelle sont tantôt ignorés (au sens à la fois cognitif et politique du terme), tantôt montées en épingle dans l’information comme autant de figures de la négativité sociale. Ceci, en raison de l’emprise qu’exerce sur les médias une vision irénique de l’ordre social : une vision dépolitisée à l’extrême – mais terriblement politique dans ses conséquences – d’un enchaînement naturel des événements, lisse, sans accroc et sans conflit.
L’historien des idées, récemment décédé, Tzvetan Todorov libellait ainsi les craintes que lui inspirait pareil processus de dépolitisation de la société : « Je ne pense pas qu’il faille rêver à un monde définitivement libéré de ses contradictions et de ses conflits internes. Faire ce rêve trop pur et parfait est justement ce qui menace notre monde de devenir encore plus flou qu’il ne l’est déjà. »7
Plus flou et, surtout, plus violent. L’« évitement permanent du conflit », en maintenant le couvercle sur la casserole étanche des passions amène à vivre dans des sociétés « de plus en plus violentes », estime le psychothérapeute Charles Rojzman, moins, à vrai dire, en termes d’agression physique qu’aux plans de l’humiliation, de l’indifférence, de la victimisation, de la culpabilisation8. Et l’humiliation est « l’explosif le plus puissant qui existe »9, rappelle opportunément, de son côté, le réalisateur Costa-Gavras…
- La civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973.
- « La violence de la rage répond à de plus fortes violences encore », in La violence à l’école, dossier du Café pédagogique, février 2003. En ligne ici
- La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Seuil, 2013.
- « Sur l’UE, la tâche est immense », Le Monde, 13 mai 2017.
- « Les puissances de l’indignation », entretien de Michaël Foessel avec Frédéric Lordon, in Esprit n°423, mars-avril, 2016.
- Dans un savoureux et très original petit essai intitulé Sois fort, suivi de Soi belle. Sois belle, suivi de Sois fort, Editions Parole, Collection Main de femme, 2016.
- Grand entretien dans Panorama de la pensée d’aujourd’hui (premier volume), Editions Pocket, 2016.
- « Cultivons le conflit pour dialoguer ensemble », interview dans Philosophie Magazine, avril 2017.
- « L’humiliation est un explosif puissant », entretien avec Costa-Gavras, L’Écho, 11 février 2017.