Comment vous êtes-vous intéressée à ce conflit naissant ?
Je voulais faire des films comme j’en avais envie : filmer les gens en direct, en dialogue, passer du temps avec eux, même si ce n’est pas à la mode, bref ne pas être dans du formaté. Et puis, on est dans une période en France où on a l’impression que la politique ne peut plus rien et où on n’arrive plus à voir ce qu’on peut faire. Du coup, voir des gens qui annonçaient qu’ils allaient se battre un an avant l’annonce officielle de la fermeture de leur usine, ça me paraissait tellement atypique de l’époque… Je me suis dit que ça valait le coup d’aller voir ça de plus près.
Il y a dans Comme des Lions la volonté de briser les codes de beaucoup de films ou reportages qui traitent de luttes sociales…
Ce sont des films très codés, très convenus. On est formaté à d’abord penser que les ouvriers, c’est triste, que ça va mourir, que ce sont des victimes, c’est un peu « raconte-moi que c’est dur ». Et l’autre gros code de réalisation, en tout cas à la télé française, c’est qu’on ne filme pas la CGT [un des principaux syndicats français, plutôt contestataire]. On ne filme pas les syndicalistes — ou bien alors le héros, le leader charismatique —, on ne filme pas les militants. Il faut habituellement filmer des gens qui découvrent la grève et qui n’ont pas d’antécédents de lutte.
Or, pour essayer de comprendre ce qu’on gagne dans une lutte, il vaut mieux selon moi aller au contraire voir des gens qui savent ce qu’ils font et pourquoi ils veulent le faire. Je voulais briser ce tabou de ne pas filmer des militants de la CGT et voir s’il y avait quelque chose à apprendre. Et ce qu’on a à apprendre, c’est que le mouvement ouvrier a existé et peut exister, et qu’on a plein de choses à apprendre pour, nous-mêmes, prendre une place dans ce combat. On peut tous en être capables, mais encore faut-il avoir les outils.
Ce film résulte donc plutôt d’une volonté de transmettre des outils, de montrer un moment concret, qu’une grève ce n’est pas magique, mais que c’est surtout de l’organisation ?
Une grève, ce n’est pas la génération spontanée, ce n’est pas l’ouragan, ce n’est pas un « leader maximo » qui a une intelligence telle qu’il emmène tout le monde. Non, les luttes ont des passages obligés, elles ont des façons de faire qui se discutent. Il peut parfois y avoir un leader qui décide de tout, mais la lutte que j’ai filmée est une lutte où tout le monde décide. C’est une démocratie où « un bonhomme = une voix », où ils mettent tout sur la table et passent des heures à discuter pour savoir ce qu’ils veulent faire. Mais ce n’est pas la démocratie pour le plaisir de s’écouter, c’est la démocratie pour arriver à une décision commune d’action. C’est formidable, et c’est ce qui fait qu’ils ont une très grande confiance les uns dans les autres. Ils analysent ce que font les autres, la direction, le gouvernement, et ils deviennent des experts…
Ce qui est étonnant, et qui fait plaisir à voir, c’est que les ouvriers qui mènent la lutte arrivent à garder le moral alors qu’ils se font baratiner par la direction et que les politiques ne les soutiennent pas beaucoup…
C’est parce qu’ils vivent un moment formidable : « Quand tu es en grève, tu es libre » comme ils disent. Ils réfléchissent, ils décident, ils font ce qu’ils ont décidé, ils se font confiance… À chaque fois, ils se disent : bon qu’est-ce qu’il se passe, où ils en sont les autres, nous on va faire quoi… C’est quasiment une partie d’échecs entre grévistes et direction, un peu comme un thriller ou un film de stratégie. On n’est pas dans l’abattement des victimes, mais plutôt dans l’action. C’est vrai qu’il peut y avoir des coups de mou ou du doute, mais tout est analysé : ce ne sont pas des choses qui leur tombent sur le crâne comme ça.
En tout cas, je pense qu’il n’y a aucun regret de cette lutte, mais plutôt une super expérience, une super confiance en eux. J’en ai revu quelques-uns dont c’était la première grève, et même si maintenant ils sont retombés dans leur vie individuelle, à devoir chacun trouver du boulot, ils ont tous ce truc au fond d’eux-mêmes. Ils ont gagné trois centimètres de plus de hauteur parce qu’ils se font confiance. C’est assez génial.
À la fin du film, on les voit quitter leur usine. Inconsciemment, comme spectateur, on s’attend au moment de la larme, au « ça ferme, c’est triste », mais non, eux, ils disent : « c’est bien, on a fait ce qu’on a pu »…
Oui, ils ont été au bout d’un truc. Il y en a que ça fait chier de perdre leur CDI, il y a en a qui sont super contents de partir parce que c’est un boulot difficile. Il y a donc des points de vue différents sur l’usine et le travail. Mais par contre, il n’y a pas de regrets.
Et puis, il y a aussi une chose qu’on ne montre jamais, c’est qu’une usine, c’est certes un travail pas trop marrant où tu ne décides pas ou très peu, mais c’est aussi un collectif d’humains, de collègues, de copains. Le film commence par un gars qui dit : « moi, ce que je vais regretter ce n’est pas les murs, c’est les copains ». C’est un truc qui est complètement gommé de nos représentations. J’ai découvert que dans nos aprioris, « fermeture d’usine » signifiait « mort de l’ouvrier ». Alors, si c’est bien scandaleux qu’il y ait des fermetures d’usines, quand une usine ferme, les ouvriers ne meurent pas pour autant ! Ils ont certes de gros problèmes d’emplois, mais il faut quand même séparer les deux ! C’est comme si on les avait attachés aux murs de l’usine, comme des machines. Or, ce ne sont pas des machines, ils existent, surtout ceux qui se sont battus. Pour ceux qui ne se sont pas battus, c’est vrai que ça s’écroule un peu autour d’eux, car ils ne sont pas libérés de ce monde-là.
Comme des lions montre aussi le profond désengagement et l’impuissance totale de l’État et des pouvoirs publics. Face à une fermeture d’usine, l’État ne peut plus rien ?
En fait, il n’y a pas de stratégie d’État, seulement des « éléments de langage ». Arnaud Montebourg [Ministre du Redressement productif à l’époque, NDLR] est tout le temps dans de la com’. Comme je filmais la stratégie des grévistes, je voulais aussi filmer la stratégie d’un cabinet ministériel, de façon non militante pour savoir ce qu’on fait dans un cabinet ministériel quand une grosse usine privée ferme, mais ils n’ont pas voulu, Montebourg disant que l’automobile, ce n’était pas bon pour son image…
En France, il y a une forte acceptation des critères de gestion patronale par l’État. L’État accepte que la rentabilité financière soit le critère de base. Or, pourquoi l’argument d’un salarié qui dit « c’est mon travail, c’est mon salaire, je ne veux pas qu’ils ferment l’usine même si je suis prêt à des adaptations » est moins valide que les critères d’un Philippe Varin [Le président du directoire de PSA Peugeot Citroën à l’époque NDLR], payé pour fermer l’usine, qui dit « il faut fermer parce qu’on ne fait pas assez de bénéfices, et qu’on en fera plus si on ferme ce site et qu’on fait travailler plus les autres » ? Pourquoi cette logique-là serait meilleure ? Le salaire, c’est seulement 8% du prix d’une bagnole, ce n’est donc quand même pas cela qui va les ruiner ! Et l’État accompagne non seulement cette logique-là, mais aussi les mensonges de la direction qui avait par exemple promis le reclassement de tous les salariés. L’État n’est donc pas meilleur que les ouvriers pour décider de leur sort. C’est à la fois attristant et très gai. Très gai car cela signifie clairement qu’il ne faut compter que sur soi-même.
Dans les médias, les ouvriers en conflit sont souvent montrés en plein « coup de sang », vociférant et ne sachant pas s’exprimer, alors que la direction, elle, a un discours très posé. Dans votre film, on peut voir au contraire des ouvriers très organisés, très rationnels, très stratèges…
Médiatiquement, c’est vrai qu’il y a deux représentations typiques après avoir appris que l’usine allait fermer : pleurer et se suicider ou bien péter les plombs et mettre le feu. Mais en aucun cas, on verra : réagir de façon organisée et cohérente. Or, des gens qui ont une expérience historique des luttes comme Philippe Julien dans le film [délégué CGT à PSA] vont nous permettre de découvrir qu’une lutte ça s’organise, que ça se débat, que ça a des étapes, et que c’est un moment qu’il faut remettre dans le cadre normal de nos vies.
En France, on avait pris l’habitude de grandes grèves majoritaires. Or, depuis maintenant 30 ou 40 ans, le mouvement social est plus atomisé. Mais on reste avec le sentiment trompeur que ce serait nécessaire que toute l’usine soit en grève pour pouvoir la faire. Or, si on considère ça comme un moment « normal » de la vie, qui t’apporte, qui fait de toi un expert, qui te libère, on s’aperçoit qu’on peut démarrer une grève – évidemment pas n’importe quand et pas à n’importe quel prix – avec ceux qui sont comme toi, y compris avec ceux qui ne font pas grève. On le voit d’ailleurs dans le film, les non-grévistes participent aussi à cette lutte à leur niveau.
Cette mise en commun, se mettre ensemble, discuter, voir ce qu’on peut faire, cela génère de l’intelligence et de la fierté. On ne gagne pas tout ce qu’on veut gagner, mais on gagne autant ou forcément plus que si on ne s’était pas bagarré. Donc cela vaut déjà le coup ! Et ensuite, on devient quelqu’un. Au-delà de la question de la lutte, au niveau des rapports humains, c’est un moment assez génial et assez rare qui change la vie. Dans le film, ils disent que « Quand t’es en grève, t’es libre », que c’est plutôt un moment de plaisir qu’un moment de grand désespoir, comme c’est habituellement présenté. Après, ce n’est pas un film qui dit que tout se passera super bien et qu’il suffit de se mettre en grève pour que tout soit rose. Mais ça dit : « Allons‑y, qu’est-ce qu’on a à perdre ?!»
Comme des lions
Un documentaire de Françoise Davisse
115’, France – Belgique, 2016
Les films du Balibari / Les productions du Verger / Gsara
www.commedeslions-lefilm.com