« Comme des lions » : un docu au cœur des luttes ouvrières

Photo: Françoise Davisse

La fer­me­ture des usines PSA d’Aulnay-Sous-Bois, c’est un peu la ver­sion fran­çaise de Renault Vil­voorde : un arrêt des acti­vi­tés au nom de la sacro-sainte ren­ta­bi­li­té finan­cière qui laisse sur le car­reau des mil­liers de tra­vailleurs. Face aux men­songes éhon­tés de la direc­tion de Peu­geot et aux ater­moie­ments d’un gou­ver­ne­ment sup­po­sé socia­liste, des ouvriers décident la grève. Fran­çoise Davisse, jour­na­liste et docu­men­ta­riste, les a fil­més pen­dant 2 ans. « Comme des lions » est un récit hale­tant, celui d’une lutte déter­mi­née, enthou­siaste, et réflé­chie, qui donne à voir une autre vision de la classe ouvrière et de la grève, si sou­vent défor­mée dans les médias.

Comment vous êtes-vous intéressée à ce conflit naissant ?

Je vou­lais faire des films comme j’en avais envie : fil­mer les gens en direct, en dia­logue, pas­ser du temps avec eux, même si ce n’est pas à la mode, bref ne pas être dans du for­ma­té. Et puis, on est dans une période en France où on a l’impression que la poli­tique ne peut plus rien et où on n’arrive plus à voir ce qu’on peut faire. Du coup, voir des gens qui annon­çaient qu’ils allaient se battre un an avant l’annonce offi­cielle de la fer­me­ture de leur usine, ça me parais­sait tel­le­ment aty­pique de l’époque… Je me suis dit que ça valait le coup d’aller voir ça de plus près.

Il y a dans Comme des Lions la volonté de briser les codes de beaucoup de films ou reportages qui traitent de luttes sociales…

Ce sont des films très codés, très conve­nus. On est for­ma­té à d’abord pen­ser que les ouvriers, c’est triste, que ça va mou­rir, que ce sont des vic­times, c’est un peu « raconte-moi que c’est dur ». Et l’autre gros code de réa­li­sa­tion, en tout cas à la télé fran­çaise, c’est qu’on ne filme pas la CGT [un des prin­ci­paux syn­di­cats fran­çais, plu­tôt contes­ta­taire]. On ne filme pas les syn­di­ca­listes — ou bien alors le héros, le lea­der cha­ris­ma­tique —, on ne filme pas les mili­tants. Il faut habi­tuel­le­ment fil­mer des gens qui découvrent la grève et qui n’ont pas d’antécédents de lutte.

Or, pour essayer de com­prendre ce qu’on gagne dans une lutte, il vaut mieux selon moi aller au contraire voir des gens qui savent ce qu’ils font et pour­quoi ils veulent le faire. Je vou­lais bri­ser ce tabou de ne pas fil­mer des mili­tants de la CGT et voir s’il y avait quelque chose à apprendre. Et ce qu’on a à apprendre, c’est que le mou­ve­ment ouvrier a exis­té et peut exis­ter, et qu’on a plein de choses à apprendre pour, nous-mêmes, prendre une place dans ce com­bat. On peut tous en être capables, mais encore faut-il avoir les outils.

Ce film résulte donc plutôt d’une volonté de transmettre des outils, de montrer un moment concret, qu’une grève ce n’est pas magique, mais que c’est surtout de l’organisation ?

Une grève, ce n’est pas la géné­ra­tion spon­ta­née, ce n’est pas l’ouragan, ce n’est pas un « lea­der maxi­mo » qui a une intel­li­gence telle qu’il emmène tout le monde. Non, les luttes ont des pas­sages obli­gés, elles ont des façons de faire qui se dis­cutent. Il peut par­fois y avoir un lea­der qui décide de tout, mais la lutte que j’ai fil­mée est une lutte où tout le monde décide. C’est une démo­cra­tie où « un bon­homme = une voix », où ils mettent tout sur la table et passent des heures à dis­cu­ter pour savoir ce qu’ils veulent faire. Mais ce n’est pas la démo­cra­tie pour le plai­sir de s’écouter, c’est la démo­cra­tie pour arri­ver à une déci­sion com­mune d’action. C’est for­mi­dable, et c’est ce qui fait qu’ils ont une très grande confiance les uns dans les autres. Ils ana­lysent ce que font les autres, la direc­tion, le gou­ver­ne­ment, et ils deviennent des experts…

Ce qui est étonnant, et qui fait plaisir à voir, c’est que les ouvriers qui mènent la lutte arrivent à garder le moral alors qu’ils se font baratiner par la direction et que les politiques ne les soutiennent pas beaucoup…

C’est parce qu’ils vivent un moment for­mi­dable : « Quand tu es en grève, tu es libre » comme ils disent. Ils réflé­chissent, ils décident, ils font ce qu’ils ont déci­dé, ils se font confiance… À chaque fois, ils se disent : bon qu’est-ce qu’il se passe, où ils en sont les autres, nous on va faire quoi… C’est qua­si­ment une par­tie d’échecs entre gré­vistes et direc­tion, un peu comme un thril­ler ou un film de stra­té­gie. On n’est pas dans l’abattement des vic­times, mais plu­tôt dans l’action. C’est vrai qu’il peut y avoir des coups de mou ou du doute, mais tout est ana­ly­sé : ce ne sont pas des choses qui leur tombent sur le crâne comme ça.

En tout cas, je pense qu’il n’y a aucun regret de cette lutte, mais plu­tôt une super expé­rience, une super confiance en eux. J’en ai revu quelques-uns dont c’était la pre­mière grève, et même si main­te­nant ils sont retom­bés dans leur vie indi­vi­duelle, à devoir cha­cun trou­ver du bou­lot, ils ont tous ce truc au fond d’eux-mêmes. Ils ont gagné trois cen­ti­mètres de plus de hau­teur parce qu’ils se font confiance. C’est assez génial.

À la fin du film, on les voit quitter leur usine. Inconsciemment, comme spectateur, on s’attend au moment de la larme, au « ça ferme, c’est triste », mais non, eux, ils disent : « c’est bien, on a fait ce qu’on a pu »…

Oui, ils ont été au bout d’un truc. Il y en a que ça fait chier de perdre leur CDI, il y a en a qui sont super contents de par­tir parce que c’est un bou­lot dif­fi­cile. Il y a donc des points de vue dif­fé­rents sur l’usine et le tra­vail. Mais par contre, il n’y a pas de regrets.

Et puis, il y a aus­si une chose qu’on ne montre jamais, c’est qu’une usine, c’est certes un tra­vail pas trop mar­rant où tu ne décides pas ou très peu, mais c’est aus­si un col­lec­tif d’humains, de col­lègues, de copains. Le film com­mence par un gars qui dit : « moi, ce que je vais regret­ter ce n’est pas les murs, c’est les copains ». C’est un truc qui est com­plè­te­ment gom­mé de nos repré­sen­ta­tions. J’ai décou­vert que dans nos aprio­ris, « fer­me­ture d’usine » signi­fiait « mort de l’ouvrier ». Alors, si c’est bien scan­da­leux qu’il y ait des fer­me­tures d’usines, quand une usine ferme, les ouvriers ne meurent pas pour autant ! Ils ont certes de gros pro­blèmes d’emplois, mais il faut quand même sépa­rer les deux ! C’est comme si on les avait atta­chés aux murs de l’usine, comme des machines. Or, ce ne sont pas des machines, ils existent, sur­tout ceux qui se sont bat­tus. Pour ceux qui ne se sont pas bat­tus, c’est vrai que ça s’écroule un peu autour d’eux, car ils ne sont pas libé­rés de ce monde-là.

Comme des lions montre aussi le profond désengagement et l’impuissance totale de l’État et des pouvoirs publics. Face à une fermeture d’usine, l’État ne peut plus rien ?

En fait, il n’y a pas de stra­té­gie d’État, seule­ment des « élé­ments de lan­gage ». Arnaud Mon­te­bourg [Ministre du Redres­se­ment pro­duc­tif à l’époque, NDLR] est tout le temps dans de la com’. Comme je fil­mais la stra­té­gie des gré­vistes, je vou­lais aus­si fil­mer la stra­té­gie d’un cabi­net minis­té­riel, de façon non mili­tante pour savoir ce qu’on fait dans un cabi­net minis­té­riel quand une grosse usine pri­vée ferme, mais ils n’ont pas vou­lu, Mon­te­bourg disant que l’automobile, ce n’était pas bon pour son image…

En France, il y a une forte accep­ta­tion des cri­tères de ges­tion patro­nale par l’État. L’État accepte que la ren­ta­bi­li­té finan­cière soit le cri­tère de base. Or, pour­quoi l’argument d’un sala­rié qui dit « c’est mon tra­vail, c’est mon salaire, je ne veux pas qu’ils ferment l’usine même si je suis prêt à des adap­ta­tions » est moins valide que les cri­tères d’un Phi­lippe Varin [Le pré­sident du direc­toire de PSA Peu­geot Citroën à l’époque NDLR], payé pour fer­mer l’usine, qui dit « il faut fer­mer parce qu’on ne fait pas assez de béné­fices, et qu’on en fera plus si on ferme ce site et qu’on fait tra­vailler plus les autres » ? Pour­quoi cette logique-là serait meilleure ? Le salaire, c’est seule­ment 8% du prix d’une bagnole, ce n’est donc quand même pas cela qui va les rui­ner ! Et l’État accom­pagne non seule­ment cette logique-là, mais aus­si les men­songes de la direc­tion qui avait par exemple pro­mis le reclas­se­ment de tous les sala­riés. L’État n’est donc pas meilleur que les ouvriers pour déci­der de leur sort. C’est à la fois attris­tant et très gai. Très gai car cela signi­fie clai­re­ment qu’il ne faut comp­ter que sur soi-même.

Dans les médias, les ouvriers en conflit sont souvent montrés en plein « coup de sang », vociférant et ne sachant pas s’exprimer, alors que la direction, elle, a un discours très posé. Dans votre film, on peut voir au contraire des ouvriers très organisés, très rationnels, très stratèges…

Média­ti­que­ment, c’est vrai qu’il y a deux repré­sen­ta­tions typiques après avoir appris que l’usine allait fer­mer : pleu­rer et se sui­ci­der ou bien péter les plombs et mettre le feu. Mais en aucun cas, on ver­ra : réagir de façon orga­ni­sée et cohé­rente. Or, des gens qui ont une expé­rience his­to­rique des luttes comme Phi­lippe Julien dans le film [délé­gué CGT à PSA] vont nous per­mettre de décou­vrir qu’une lutte ça s’organise, que ça se débat, que ça a des étapes, et que c’est un moment qu’il faut remettre dans le cadre nor­mal de nos vies.

En France, on avait pris l’habitude de grandes grèves majo­ri­taires. Or, depuis main­te­nant 30 ou 40 ans, le mou­ve­ment social est plus ato­mi­sé. Mais on reste avec le sen­ti­ment trom­peur que ce serait néces­saire que toute l’usine soit en grève pour pou­voir la faire. Or, si on consi­dère ça comme un moment « nor­mal » de la vie, qui t’apporte, qui fait de toi un expert, qui te libère, on s’aperçoit qu’on peut démar­rer une grève – évi­dem­ment pas n’importe quand et pas à n’importe quel prix – avec ceux qui sont comme toi, y com­pris avec ceux qui ne font pas grève. On le voit d’ailleurs dans le film, les non-gré­vistes par­ti­cipent aus­si à cette lutte à leur niveau.

Cette mise en com­mun, se mettre ensemble, dis­cu­ter, voir ce qu’on peut faire, cela génère de l’intelligence et de la fier­té. On ne gagne pas tout ce qu’on veut gagner, mais on gagne autant ou for­cé­ment plus que si on ne s’était pas bagar­ré. Donc cela vaut déjà le coup ! Et ensuite, on devient quelqu’un. Au-delà de la ques­tion de la lutte, au niveau des rap­ports humains, c’est un moment assez génial et assez rare qui change la vie. Dans le film, ils disent que « Quand t’es en grève, t’es libre », que c’est plu­tôt un moment de plai­sir qu’un moment de grand déses­poir, comme c’est habi­tuel­le­ment pré­sen­té. Après, ce n’est pas un film qui dit que tout se pas­se­ra super bien et qu’il suf­fit de se mettre en grève pour que tout soit rose. Mais ça dit : « Allons‑y, qu’est-ce qu’on a à perdre ?!»

 

Comme des lions
Un documentaire de Françoise Davisse
115’, France – Belgique, 2016
Les films du Balibari / Les productions du Verger / Gsara
www.commedeslions-lefilm.com

 

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