La démocratie, du moins là où elle a pu s’épanouir historiquement, correspond aux contingences de l’époque et aux idéaux proclamés du moment. En Grèce antique, la démocratie, réservée à une part très minoritaire de la population, est appelée à assurer la défense de la Cité-Etat contre la volonté impérialiste de ses voisines. Cette « thalassocratie », comme certains l’ont dénommée, succombe vite à l’emprise des Empires puis des féodalités. Elle ressurgit au cours des Temps Modernes en élargissant et en complexifiant considérablement la représentation politique depuis la révolution industrielle, afin de garantir la liberté de commerce et la sécurité des jouissances privées. Son objet a radicalement changé depuis Périclès1 mais il domine encore largement aujourd’hui.
La démocratie à la peine face au défi environnemental
Or, même si l’Etat-Providence s’est greffé tout au long du dernier siècle à l’Etat libéral régalien du 19e siècle, notamment sous la pression des mouvements ouvriers et de ses revendications sociales, l’irruption de la question écologique soumet la démocratie moderne à un interrogatoire novateur. Ainsi, Pierre Rosanvallon décrit combien les régimes démocratiques ont des difficultés à intégrer le souci du long terme dans leur fonctionnement. Il évoque une forme de myopie démocratique2.
Dominique Bourg écrit, pour sa part, que « sous peine de courir à la catastrophe, la protection de l’environnement est un impératif qui ne peut plus être éludé. Et pourtant il règne en la matière un stupéfiant attentisme. Des questions cruciales ne reçoivent qu’une attention polie. C’est le paradoxe dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui : les avertissements des scientifiques quant au danger et à l’urgence de la situation nous laissent de marbre. Tout le monde sait qu’il y a péril en la demeure mais personne ne semble déterminer à agir. Au cœur de ce paradoxe se trouve notre façon de délibérer, de décider collectivement »3. Le défi écologique est donc indissociable du défi politique. Protéger la biosphère exige de repenser la démocratie elle-même.
Car, outre le rapport au temps, qui produit une distorsion entre la temporalité longue des cycles naturels et la cadence de la décision humaine, d’autres paramètres bouleversent les procédures démocratiques et les imaginaires politiques traditionnels. Le rapport à l’espace oblige à considérer les effets perturbateurs des actions anthropiques sur la nature au-delà des limites et des frontières instituées par la géopolitique contemporaine. Chaque acte a des effets, certes, insignifiants, mais tragiques par leurs cumuls, sur l’ensemble de la biosphère. Les conséquences en sont planétaires. La limitation classique au territoire sur lequel s’exerce la souveraineté et donc totalement dépassée à l’aune des cycles naturels.
La démocratie classique érige en principe incontournable que le meilleur juge de ses propres actions est soi-même. Qui mieux que moi peut interpréter mes désirs et la manière dont je souhaite que soit gouvernée la Cité ? Or, une des caractéristiques centrales des phénomènes écologiques est l’invisibilité. Jadis, « et jusqu’à fort récemment, nos cinq sens, alliés à notre réflexion, furent nos instruments les plus fiables de protection contre les ‘risques naturels’, Il n’en est plus de même aujourd’hui »4. Les enjeux écologiques, en regard d’autres préoccupations plus immédiates et concrètes, apparaissent comme abstraits et éloignés, singulièrement pour les classes populaires, confrontées aux urgences sociales. Et ce, même si globalement, comme le montrent certains sondages, la prise de conscience progresse5.
Une autre raison d’interroger notre mode de délibération collective est l’imprévisibilité des problèmes environnementaux contemporains dont aucun n’a été anticipé au cours du 20e siècle. Il est en effet impossible de connaître à moyen ou long termes les effets d’une molécule ou d’une nouvelle technologie diffusés dans les milieux naturels. Contrairement à l’adage « gouverner c’est prévoir », les élus ne savent pas plus que les électeurs anticiper les conséquences des transformations des écosystèmes. « Les sociétés contemporaines s’interdisent un contrôle plénier sur leur avenir. »6
Enfin, la qualification de la crise systémique que traverse les flux de matière et d’énergie de la biosphère, sous forme de pollution, ou d’environnement, empêche de prendre la mesure de la gravité de la situation et induit, outre une vision totalement anthropocentrée, le fait que tous les problèmes sont susceptibles de recevoir des solutions techniques. Comme il n’existe pas de produits de substitution aux ressources de la nature et aux services écosystémiques qu’elle nous apporte, la solution technophile, adoptée consciemment ou inconsciemment par l’ensemble de nos gouvernants, relève de la croyance et non du domaine de la connaissance.
Changer les constitutions
Comment alors rencontrer ces différentes objections de fond qui s’opposent aux modes habituels de la délibération démocratique ? De nombreuses pistes de réflexions et de propositions s’ébauchent depuis des années. Des plus modestes aux plus radicales. Pour refonder la représentation et corriger les tendances court-termistes, Pierre Rosanvallon suggère différents dispositifs7. Comme faire entrer la dimension écologique dans l’ordre constitutionnel qui trace les principes fondamentaux de la vie commune. C’est déjà le cas dans certaines constitutions comme en France et en Belgique par l’introduction du développement durable en son article 7 bis. Mais, au vu de l’inertie politique face à l’accélération des dégradations de la biosphère, on ne peut que plaider pour un renforcement du cadre contraignant de l’action législative qui fait grandement défaut aujourd’hui.
D’où la proposition de Dominique Bourg et de Kerry Whiteside d’instituer une « Bioconstitution », transformation de la loi fondamentale de nos Etats, où le préfixe, renvoyant à la biosphère et à sa finitude, consacrerait de nouvelles normes constitutionnelles garantissant, par exemple la régénération de la biocapacité de la planète par l’instauration de limites, et la gestion concertée, à tous les niveaux de pouvoir, des ressources naturelles. Des réformes constitutionnelles de ce type ont été mises en œuvre dans certains Etats d’Amérique latine, comme l’Equateur et la Bolivie, dans le prolongement de la culture andine de la Pachamama, la Terre-Mère nourricière à laquelle le législateur a conféré un statut qui rompt avec les paradigmes juridiques occidentaux du droit classique.
L’anthropologie juridique de la Constitution de l’Equateur a permis l’inclusion des savoirs autochtones dans la Charte fondamentale de ce pays en concédant à la nature le statut du sujet de droits8. La Pachamama et le Buen Vivir permettent un élargissement des protections environnementales en garantissant le respect de la régénération des cycles vitaux, tout en les harmonisant avec des principes philosophiques plus universels. Cette perspective, plus biocentrée sans tomber dans une forme de biocratie, traduit un équilibre renouvelé entre les activités humaines et le non-humain qui permet la maintenance des systèmes de vie dans le cadre de relations réciproques. C’est dans le même esprit, celui par exemple de la communauté de Bishnoïs ayant une très forte conscience écologique, que la justice indienne a reconnu deux fleuves sacrés du Nord de l’Inde, le Gange et le Yamuna, comme personnalités juridiques afin de combattre plus efficacement la pollution de ces cours d’eau. Peu de temps avant, la Nouvelle-Zélande avait reconnu un fleuve révéré par les Maoris comme entité vivante pour des raisons spirituelles. Les récentes modifications du statut de l’animal dans le Code civil français participent du même mouvement.
Changer les institutions
Autre piste, exprimée sous différentes variantes, pour conjurer la cécité de la démocratie moderne face aux métamorphoses contemporaines : la création ou la transformation du Sénat, du moins dans les Etats dotés du bicaméralisme. Parlement des choses ou Académie du futur, cette assemblée, composée par exemple d’experts scientifiques, de philosophes, de savants, de représentants des grandes ONG, voire de citoyens tirés au sort selon une formule très en vogue, pourrait être systématiquement consultée selon des procédures participatives et décentralisées à déterminer.
Elle serait, par exemple, « chargée de traduire et d’interpréter politiquement les connaissances internationalement acquises quant aux limites et ressources de la planète »9 et dédiée aux enjeux écologiques à long terme. Elle représenterait d’une certaine manière les générations à venir et aurait comme prérogatives de proposer ou de s’opposer aux propositions de la chambre législative lorsque cette dernière adopterait des mesures entrant en contradiction avec la préservation des écosystèmes. Revanche de Platon, « despotisme vert éclairé » à la Hans Jonas, ou encore, gouvernement des experts, diront certains…
Bien d’autres réformes, touchant au fonctionnement même de la démocratie, devraient être envisagées afin de tendre vers ce qu’Eloi Laurent nomme un Etat social-écologique10, actualisation l’Etat Providence et des luttes ouvrières pour l’édification des systèmes de protection sociale. Cette démarche implique une multitude de nouveaux principes allant d’un basculement de la fiscalité sur le capital et les nuisances écologiques à l’élargissement des risques socio-environnementaux, conjuguant justice sociale et climatique, par un rôle novateur des ONG et de la société civile non-marchande, systématiquement consultées comme partenaires éco-sociaux. Ce processus implique aussi, outre le soutien dynamique aux initiatives citoyennes, une revalorisation des services publics et un contrôle par les pouvoirs publics de secteurs stratégiques garantissant la préservation des biens communs de l’Humanité.
C’est donc toute la philosophie politique qui s’est approfondie au travers des luttes et des revendications, au cours des trois derniers siècles, qu’il s’agit de refonder à la lumière de défis du futur par une conscience élargie du monde. Cette approche pourrait supposer ce que certains ont nommé une démocratie convivialiste qui anticipe politiquement le futur par l’adoption de nouvelles règles constitutionnelles et par l’établissement d’institutions axées sur l’avenir. Cette démarche permettrait la pluralisation des formes d’implication démocratique au travers d’un processus qui associe, selon les termes de Patrick Viveret, « une éthique de la discussion et la construction de désaccords féconds. »11.
- Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, Seuil, 2010
- Pierre Rosanvallon, « Le souci du long terme », in Dominique Bourg, Alain Papaux (Dir.), Vers une société sobre et désirable, PUF, 2010
- Dominique Bourg, Augustin Fragnière, La pensée écologique, Une anthologie, PVF, p 845
- Yves Cochet, Antimanuel d’écologie, Editions Bréal, 2009
- Voir notamment le sondage du Soir du 25 novembre 2019 et le dossier de Moustique du 23 novembre 2019
- Dominique Bourg, Augustin Fragnière, 2009, op.cit., p 849
- Pierre Rosavallon, 2010, op. cit.
- Alice Brites Osorio De Oliveira, « Les droits de la nature dans le nouveau constitutionnalisme latino-américain à partir du regard de l’anthropologie juridique », Trayectorias Humanas Trascontinentales, 3, 2018
- Dominique Bourg, Keng Whiteside, 2010, op. cit.
- Eloi Laurent, Le bel avenir de l’Etat Providence, Les Liens qui Libèrent, 2017
- Alain Caillé, Les Convivialistes, Eléments d’une politique convivialiste, Le Bord de l’eau, 2016