Que pensez-vous de la politique migratoire du gouvernement Michel ?
La politique migratoire et celle qui concerne l’asile s’inscrivent dans la continuité des politiques que nous avons eues par le passé en appliquant la phrase désormais connue « une politique d’asile ferme mais humaine ». N’oublions pas que Maggie De Block, la prédécesseuse libérale de Theo Francken, possédait déjà une interprétation assez restrictive de la législation en vigueur en cas de demandes liées à l’asile et aux possibilités de régularisation pour des raisons humanitaires et en donnant le moins de dérogations possibles. Pour Theo Francken, la priorité est clairement d’avoir l’image d’un responsable encore plus déterminé et de limiter encore plus l’immigration, quitte à frôler l’usurpation même de ses compétences exécutives. Ceci fait partie d’une stratégie de la N‑VA destinée à garder l’électorat qu’elle a gagné sur le Vlaams Belang. À partir de septembre 2015, Bart De Wever, leader de la N‑VA, a placé la barre encore plus loin. Lors d’un discours d’ouverture à l’université de Gand, il a profité de la présence de nombreux médias pour remettre en question la pertinence de la Convention de Genève, en prétendant que cette convention obligerait la Belgique à accueillir trop de réfugiés. Réfugiés qui selon lui ne seraient pas intégrables dans le marché de l’emploi — remarque qui alimente le racisme et la xénophobie — et justifierait de prendre des distances avec le droit international en ce qui concerne l’asile politique. Depuis, les dérapages verbaux répétés de Bart De Wever m’invitent à penser que la N‑VA est désormais devenue un parti à peine distinguable de ceux d’extrême droite. D’autant que la N‑VA mobilise de plus en plus le nationalisme restrictif, le populisme et la volonté d’un État fort, ce dernier point étant encore légitime, mais ceci tout en touchant les limites de la xénophobie et en attaquant l’idée même de la séparation des pouvoirs.
Quel est le vrai visage de Theo Francken ?
Au début, la politique de Francken s’inscrivait dans la continuité de ce qu’on avait vu lors des législatures précédentes. On pouvait encore penser que la mauvaise gestion de l’accueil en 2015 qui avait donné naissance du camp au parc Maximilien était involontaire. Mais depuis le discours de De Wever, Theo Francken a commencé à repousser ouvertement les limites dans le dossier de l’immigration et l’asile. On se souviendra par exemple de la saga autour de la demande de visa humanitaire d’une famille syrienne désireuse de fuir Alep subissant alors des bombardements massifs et qui pouvait être accueillie par une famille belge. Il a tout tenté pour empêcher cet acte humanitaire. Ou encore, on peut penser au fait que précédemment, on ne venait pas arrêter un élève dans une école en pleine année scolaire en vue de l’expulser. Aujourd’hui cette réticence, cette réserve ne sont plus d’actualité. Certes, c’est son droit et cela reste dans les règles même si personnellement je regrette ce durcissement en tant que citoyen. Mais Francken a fait beaucoup plus que durcir la politique gouvernementale.
En effet, là où ça devient vraiment problématique, c’est quand le forcing mène au non-respect du fonctionnement de l’État de droit. Il a ainsi, tout comme De Wever, littéralement remis en question la compétence, voire la pertinence, des jugements juridiques et la légitimité des juges à s’exprimer sur sa politique. Autre exemple, il a remis en question à plusieurs reprises la légitimité du principe de non-refoulement du droit international[qui interdit l’extradition, l’expulsion ou le renvoi d’une personne dans un autre pays, s’il y a des raisons sérieuses de penser qu’il existe, pour la personne concernée, dans le pays de destination, des risques sérieux de torture, de traitements inhumains ou de toute autre forme de violation sévère des droits humains. NDLR], et ce encore récemment, avec le fameux contentieux autour des expatriations vers le Soudan. Ce dossier fumant où clairement la collaboration avait été entamée avec le régime soudanais. Régime dont le président est poursuivi par le Tribunal international de La Haye. Régime génocidaire où les Droits humains sont régulièrement bafoués. Avoir un accord de collaboration tout en connaissant les risques encourus de tortures est fort problématique. Or, la jurisprudence européenne est pourtant très claire sur la protection des Droits de l’Homme : s’il y a le moindre risque de torture, aucune expulsion n’est possible, peu importe la situation juridique en matière de statut de résidence de la personne concernée. Le secrétaire d’État N‑VA a donc fait une entorse à la législation et, au-delà, a tenté à plusieurs reprises une usurpation des possibilités du pouvoir exécutif.
Sur les réseaux sociaux, la communication de Francken n’est pas toujours d’une grande délicatesse. Il a diffusé plusieurs déclarations provocatrices via sa page Facebook et son compte Twitter qui ont été peu appréciées par les autres partis au gouvernement. Le Premier ministre a dû rappeler le secrétaire d’État à l’ordre plus d’une fois. Mais vu que sa popularité ne cesse de s’accroitre dans les sondages, Theo Francken ne prête guère attention à ces rappels, continuant sur la même rhétorique populiste. La N‑VA est ici à la manœuvre, Bart De Wever a toujours soutenu et encouragé Theo Francken à poursuivre dans ce sens. Bien entendu, les autres partis du gouvernement Michel sont coresponsables. Car ils ont laissé la politique de Theo Francken se développer sans jamais s’en inquiéter. Sans doute par peur de la popularité électorale de la N‑VA.
Comment expliquez-vous la popularité de Theo Francken en Flandre et même dans les parties francophones du pays ?
Ce n’est pas nouveau qu’un secrétaire d’État qui porte les dossiers liés à l’immigration devienne populaire. Regardez Maggie De Block : elle aussi bénéficiait d’une cote de popularité incroyable tant au Nord qu’au Sud du pays. En Flandre, elle fût même la personnalité politique la plus populaire ! Ceci démontre que le dossier de l’immigration est devenu un dossier très mobilisateur. Car si la solidarité et l’empathie pour les immigrés peut rassembler et mobiliser, l’inquiétude et l’hostilité vis-à-vis de l’immigration le font également de manière tout aussi importante.
Peut-on dire que le Flamand est plus raciste que le Wallon ?
Non, les enquêtes le montrent : le taux de xénophobie ou le soutien à des idées racistes n’est pas tellement différent côté néerlandophone et côté francophone. Par ailleurs, il faut noter que le fait de critiquer ou d’avoir peur de l’immigration ne veut pas forcément dire qu’on est raciste. S’il est vrai qu’une part de la population adhère aux idées racistes, il existe aussi dans une proportion également très importante un ensemble de personnes qui ont peur des changements liés à l’immigration sans être racistes pour autant. C’est un constat qu’on peut faire dans toute l’Union européenne.
En fait, les structures d’opportunités politiques ou les discours dominants dans les débats politiques diffèrent totalement au nord et au sud du pays. En Flandre, on rencontre plus fréquemment ce qu’on peut appeler « des entrepreneurs politiques » qui ont fait du défi de la gestion de la diversité ethnoculturelle et la politique de l’immigration leur fonds de commerce populiste. Du côté francophone, aucun parti politique n’a fait ce choix, ceux qui l’ont tenté sont en tout cas restés marginaux. Étant donné que la N‑VA a décidé d’enterrer temporairement son agenda séparatiste, on a oublié côté francophone qu’un des points phares du programme de la N‑VA reste le projet de la fin de la Belgique. C’est pourquoi la cote de popularité de Francken et de Jan Jambon a pu grimper fortement en territoire francophone, en captant l’attention de cette partie de la population francophone sensible au discours populiste. Je pense même que si la N‑VA présentait des candidats dans la partie francophone du pays, elle aurait un succès considérable en raison des sujets identitaires et sécuritaires qu’elle met en avant, car il y a autant de monde qui sont sociologiquement plus à droite sur les questions identitaires, xénophobes ou anti-immigrés en Wallonie et en Flandre.
De quelles origines la N‑VA se revendique-t-elle ?
La raison d’être de la N‑VA reste la fin de la Belgique. Mais ils orientent plutôt le curseur aujourd’hui vers la mise en place d’un agenda conservateur et néolibéral. Ceci est lié à ses racines à savoir la fin de la Volksunie,cette formation politique qui a incarné le nationalisme flamand démocratique pendant près de cinquante ans.Quand la Volksunie a éclaté en 2001, l’aile gauche a rejoint Spirit et l’aile droite la N‑VA. On peut même dire l’aile très à droite. Hugo Schiltz, figure clé de la Volksunie et ancien ministre, a ainsi affirmé lorsqu’il a rejoint Spirit que la N‑VA cachait un aspect autoritaire et un héritage noir, celui du mouvement flamand lié à la collaboration et au « Vlaamsch Nationaal Verbond » (la ligue nationale flamande), parti d’extrême droite flamand qui a collaboré politiquement et même militairement pendant la guerre et équivalent flamand du parti Rex chez les francophones [mouvement politique d’extrême droite, collaborationniste, nationaliste et anticommuniste dirigé par Léon Degrelle. NDLR]. Or, Theo Francken, avant qu’il ne soit secrétaire d’État, a fait circuler une blague parmi ses amis au sein de la N‑VA, qui indiquait qu’il était président faisant-fonction de la « VNV ». S’il parlait en fait des « Vlaams Nationale Vrienden », cet acronyme commun, ce clin d’œil appuyé renvoyait évidemment au « Vlaamsch Nationaal Verbond ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce genre d’humour n’aide pas à dissiper les doutes sur les racines idéologiques du parti. Notons aussi que Jan Jambon était à la manœuvre dans les années 80 lors de la création de la section locale du Vlaams Blok à Brasschaat. En fait, le nombre élevé de transfuges du Vlaams Belang vers la N‑VA, amène à se poser la question de l’importance de l’idéologie d’extrême-droite au sein d’un parti qui s’affiche pourtant comme un parti démocratique de droite comme les autres.
Que veut la N‑VA ?
La N‑VA rêve en tout cas d’une Flandre indépendante, mais selon les sondages seuls 15 % de la population soutiendrait cette idée. C’est pourquoi la N‑VA a opté pour une autre stratégie. Avec son slogan « kracht van verandering » (« la force du changement »), elle veut séduire le centre et le centre droit avec l’idée d’une « modernisation » du pays (lutter contre l’inertie, s’attaquer au pouvoir des syndicats, soutenir l’entrepreneuriat, réformer l’État…). La N‑VA se positionne comme le parti du « hardwerkende Vlaming », le Flamand qui aime travailler, n’aime pas l’assistanat et trouve que les démunis sont responsables de leur sort. Ce positionnement idéologique à droite, qui peut à certains moments devenir très conservateur, voire réactionnaire, séduit pas mal d’électeurs.
Bart De Wever fait régulièrement référence à Theodore Dalrymple, un psychiatre anglais qui s’inspire lui même d’Edmund Burke [Philosophe politique anglais connu pour ses positions pro-Ancien régime et contre l’égalité et la liberté promues par la Révolution française NDLR]. Tout comme Dalrymple, Bart De Wever estime que si des personnes se retrouvent en situation de précarité, c’est de leur faute et que cela résulte d’un manque de discipline individuel et d’éthique. Elles se mettraient dans la posture de victime dans le but de profiter des aides de l’État. Au niveau politique, la N‑VA est donc très néolibérale. Sur le plan éthique et identitaire, très à droite. On peut la comparer aux populismes de droite qui croissent partout en Europe. Ce sont des discours sur la moralité et l’ordre qui font appel à certaines idées identitaires. C’est une posture paternaliste autoritaire, combinée avec des accents libertaires sur les questions socio-économiques. On aurait tort de penser que ce sont des idiots. On dirait même qu’ils ont tous lu Gramsci — ils parlent d’ailleurs régulièrement de « framing » — et ont bien compris qu’il s’agissait d’une lutte culturelle pour imposer leur vision dans les débats politiques et publics.
Bart De Wever a une stratégie politique et de communication assez efficace pour exister sans être là…
Ce n’est pas pour rien que De Wever n’a pas voulu avoir un poste de ministre dans le Gouvernement Michel, et voulait rester président, c’est très futé de sa part et très stratégique. Ainsi, Il conserve sa liberté totale de parole. D’Anvers, il s’impose, même par son absence : il n’accorde plus d’entretiens à la presse de qualité, il n’entre pas en débat, mais il impose les thématiques en écrivant des cartes blanches dans cette même presse écrite. Il ne vient pas ou que très rarement en studio, sur les plateformes télévisées et uniquement quand cela lui semble stratégiquement opportun, pour vite disparaitre par la suite. Il lance des idées très provocatrices, si bien que tout le monde en parle pendant des semaines, mais par la suite ne participe plus lui-même au débat. Il est très adroit en la matière. C’est sa façon de dominer le débat politique en Flandre. Omniprésent par son absence.