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Corps et armes, des voix poétiques décoloniales

Jessica Lundi-Léandre, La licorne noire, Huile sur toile, 2025 - Courtesy of Wetsi Gallery

La poé­sie est un outil par­ti­cu­liè­re­ment adap­té pour déchi­rer le voile de la colo­nia­li­té qui struc­ture encore nos socié­tés, rendre visibles les vio­lences enfouies, et trans­for­mer la dou­leur en acte de résis­tance. Trois exemples de textes coup de poing par­mi tant d’autres. Afro­des­cen­dance de Marie Darah qui pointe l’hy­po­cri­sie exo­ti­sante et féti­chiste de l’Occident vis-à-vis des per­sonnes noires. Ça Pue de Lisette Lom­bé qui trace une ligne pois­seuse reliant racisme, sexisme et colo­nia­lisme et exprime la las­si­tude face à la régres­sion raciste. Et Moi, tigri­tude du Kon­go, extrait de La dent de Lumum­ba où Samy Man­ga prend à par­ti le Roi Phi­lippe autour de ce sym­bole macabre de l’op­pres­sion colo­niale belge. 

AFRODESCENDANCE

Par Marie Darah

De l’A­frique, je ne savais que le noir
Celui de mes che­veux, celui de mon regard
Traces fon­cées sous les ongles
Mes lourdes* seins qui tombent
Peau douce mati­fiée, l’ar­rête de mon nez
Qui plisse quand je gronde
Comme Sim­ba le lion, comme Saba je suis tronc
Le rythme dans le sang, c’est un cli­ché vivant
Il est vrai que pour­tant cela bat et tam-tam à l’in­té­rieur de moi
Mon épi­derme se mielle quand elle* voit le soleil
Il y a là une mémoire que je ne connais pas

Mon afro-res­sem­blance, c’est vous qui la voyez
Vous me faites venir d’où vous me fantasmez
D’aus­si tôt vôtre champ lexi-tasmagorique,
M’ob­jec­tise le sang, je deviens exotique
Plan­tu­reuse tigresse. Occi­dente métisse
Vous me requa­li­fiez en pute ensoleillée
Mes seins se font mamelles, ma bouche à en-piper
Vos paroles sont fiel sur ma féminité
Vos mots sti­cky, vos phrases colonialistes
Vous ne vou­lez pas vrai­ment savoir d’où j’existe
Mes fameuses « Ori­gines » que vous vou­lez savoir
Lor­gnant sur ma poi­trine, serait-elle blanche ou noire
C’est pour me racon­ter com­ment vous aimez ça
D’a­voir été un jour ou d’être né là-bas

Avec grande fier­té, je réponds : Charleroi !
Mais vous vous éner­vez, aga­cés, ça ne vous plaît pas
Faut encore qu’elle réponde cette femme, cette
 — Ha ! Je l’ai lu dans ta tête.
Cette « Négresse » aux beaux yeux, au sou­rire lumineux
A des dents, sous son timbre suave et son port majestueux.
 — Eh bien oui mec, mis­ter, monsieur !
T’a­vais tant à regar­der, à sen­tir, à entendre
Que t’as même oublié de me voir omniscientE
Lorsque tu mates ma peau mate
J’observe, je scrute ta sémantique
Quand tu t’é­gares sur mes tatouages
Je sonde tapie dans l’ombre
Je guette ma proie, machiavélique
Tu as l’eau à la bouche et j’ai la rage aux dents
Je suis prête à mordre, tu me diras, c’est dans mon sang
Pour toi tout ce que je porte vient for­cé­ment d’ailleurs
Tu ne me consi­dères que d’a­près ma couleur
Mais le sau­vage des îles ne sait que les terrils
Le char­bon, le ciel jaune brû­lé par les usines
La plus belle ville du monde pour le pédocrime
Et sa démo­gra­phie raciste alcoolophile
J’ai tant de cau­che­mars à oublier là-bas
Mais pour toi, je suis coq Wal­lon, pays de Charleroi
Je pren­drai bien l’ac­cent et ça risque d’arriver
Si dou­ce­ment tu conti­nues à me déraciner

Si je ne m’a­dresse qu’aux hommes
C’est que rare­ment les femmes m’im­posent de les faire rêver
Oh ! Il y en a eu des vieilles bour­geoises coloniales
Admi­rant la ser­veuse, leur rap­pe­lant leur vestale
Leur sou­ve­nir du soleil et de mains maternelles
Mais chez vous toutes mesdames
Sous votre mal­adresse ou votre blanche oseille
Vous savez qu’être femme, c’est être minorisé
Et quand je vous regarde droit dans votre occidentalité
Vos pri­vi­lèges s’ef­fraient, et le plus sou­vent vous vous taisez
Entre bêtes de somme, on sait l’humilité

C’est donc au sexe ou à l’éducation de l’homme
Que j’ac­corde ce manque de subtilité
Quand sous votre ques­tion­ne­ment, qui se veut bienveillant
Patiem­ment, je com­prends votre supériorité
Qu’im­porte votre cou­leur, messieurs
Vous vou­lez tous savoir sur qui
Dans votre femme, vous vous bran­le­rez ce soir
La métisse aux seins nus, la prin­cesse dévêtue
Ou la reine déchue que vous ensemencerez
Met­tant du sang royal dans vos pâles lignées
Vous rêvez de bâtards, man­ne­quins de magazines
C’est à croire, mes­sieurs, que vous êtes aussi
De la mode, les victimes
Et c’est donc pour ça que vous vous arrêtez
Pour me par­ler non pas de ma sagacité
Mais de votre féti­chisme sur ma féminité

Voi­là ce que je sais de l’Afro-descendance
C’est qu’elle vous offre à jamais
Un sta­tut de : Femme Non-Blanche
Double peine au pays de la minorité
Triple ou qua­druple, si comme moi de surcroît
Vous êtes une per­sonne trans de genre fluide et gay

*Ce n’est pas moi, c’est Molière qui a com­men­cé à fémi­ni­ser des mots masculin.
*Et comme lui pour épi­derme, je fémi­nise mes ex seins get over it !

ÇA PUE

Par Lisette Lombé

Par­fois, à la fin de cer­taines jour­nées, une forme de las­si­tude, ter­rible, nous submerge.
Par­fois, c’est dès le matin que la bête nous attaque.
C’est comme une énorme vague qui s’a­bat sur nos tronches, une énorme vague char­gée de toutes les crasses du vieux monde,
une déferlante,
une défer­lante char­riant toute la pour­ri­ture raciste des jour­naux et des réseaux sociaux,
une défer­lante, marée cou­pante, nau­sée plombante,
une agres­sion plus une agres­sion plus une agres­sion plus une agres­sion plus une agression…
Ces jours-là, on se dit que nos réunions et nos mobi­li­sa­tions ne servent à rien,
on se dit que per­sonne ne peut ter­ras­ser le désert,
on se dit que per­sonne ne peut venir à bout des dra­gons à crêtes blanches.
On sait pourtant.
On sait que ce n’est pas pour nous les fruits de la lutte,
on sait que ce n’est pas pour demain,
on le sait et on lutte et on lutte.

On le sait mais ces jours-là, jour de brèche, jour de gerbe, jour de giclée apocalyptique,
on se dit que, peut-être, même nos enfants n’en ver­ront pas la fin
de cet inter­mi­nable tunnel.
Ces jours-là, il y a dan­ger pour notre cou­rage et pour notre détermination.
Il y a dan­ger pour nos voix, dan­ger, dan­ger, dan­ger d’ex­tinc­tion de voix.
Ces jours-là, y a pas à dire, ça craint vraiment !
Ça pue la régres­sion à dix mille kilo­mètres à la ronde, ça pue les types qui jouent des coudes et de la crotte, ça pue le rance, pri­son­nier dans les replis, ça pue,
ça pue l’à rebours féroce, ça pue les nanas comme nous, les nanas qu’on sort comme des tapis­se­ries du dimanche pour colo­rer les assem­blées, colo­rer les livres, colo­rer les rangs et se dédoua­ner de tout le reste et de tous les autres, ça pue la menace de tout, menace, menace de rem­pla­ce­ment, de fin, fin de race, fin de vie, fin du temps béni des colo­nies, fin de fer­mer sa gueule, ça pue, ça pue jusque sous le sel de la mer,
ça pue le déra­ti­seur pour hommes, toi Homme noir, toi
Homme rom, toi Homme arabe,
ça pue, caves humides, cer­veaux vides, mul­ti­pli­ca­tion des fron­tières et des décrets et des arrê­tés royaux, ça pue les trou­peaux morts, ça pue les fronts bas, ça pue les sau­te­relles, ça pue les ténèbres, les pan­toufles, mon­naies de singes et comptes d’a­po­thi­caires, ça pue !

Alors on relit nos anciens textes, on relit nos anciens poèmes, on relit, on relit, on les relit,
pour ne pas se décom­po­ser, pour ne pas capi­tu­ler, pour tenir, tenir debout, tenir fier­té, tenir jus­tice, tenir.
On relit nos anciens textes, on relit nos anciens poèmes, nos pre­miers, nos naïfs, nos sans arti­fices, textes des débuts, textes des aurores car eux seuls peuvent nous crier que nous ne sommes pas zin­zin, pas ouin ouin, que nous ne sommes pas para­nos, pas hys­té­riques, que nous ne sommes pas folles.

Tenir

MOI, TIGRITUDE DU KONGO

Par Samy Manga

Le 17 jan­vier 1961, je vous aurais traî­né pieds nus à Kata­ko-Kombe vil­lage chez Lumum­ba, je vous aurais fait mordre à vive bouche l’héritage sadique du sys­tème léo­pol­dien, je vous aurais rap­pe­lé que nos mémoires d’ici sont encore trop vives, trop bles­sées pour pen­ser paci­fier quoi que ce soit avec une Europe absurde depuis la Genèse.

Moi, admi­nis­tra­teur du pre­mier sang, afin que nos morts ne soient pas vains devant la mémoire col­lec­tive des Hommes, je vous aurais pro­pul­sé dans la zom­bi­fi­ca­tion hou­leuse des plan­ta­tions. Contre vous, j’aurais réveillé les ton­nerres équa­to­riaux, les fétiches de guerre et les sor­ti­lèges étin­ce­lants pour l’éclatante bataille, onto­lo­gi­que­ment j’aurais refu­sé de ser­rer votre main sale de drames inces­sants, loin de nos terres, j’aurais expul­sé votre média­tique pitié vers votre indé­cent pénis, j’aurais don­né un coup de pied cor­pu­lent à vos sou­haits bla­fards de cou­leur belge et j’aurais déli­bé­ré­ment sabo­té le sys­tème élec­trique de vos véhi­cules espions en direc­tion de Lubum­ba­shi. Je me serais len­te­ment appro­ché de vous en corps et encore, plus près que vous ne le croyez, je vous aurais regar­dé droit dans les yeux, bien droit dans les yeux, et vous aurais sai­si pile poil à la gorge. En vain vous vous seriez débat­tu jusqu’au der­nier sou­pir, sans arrêt j’aurais conti­nué de vous aspi­rer quatre kilos de moelle épi­nière par le canal du grand colon pla­qué contre la fureur d’un Cha­ka Zou­lou intrai­table. J’aurais dévis­sé l’assemblée géné­rale de vos molaires avant que ne meure la der­nière minute de votre lignage moi­si, et je vous aurais tran­ché la tête d’un seul coup froid indomptable.

Che­villes fau­chées, che­veux essouf­flés, nez mal­adroi­te­ment déca­pi­té aux semelles des pachy­dermes que vous avez long­temps guillo­ti­nés chez nous, la moi­tié de votre visage pous­sière serait aujourd’hui expo­sé au bou­le­vard des indé­pen­dances de Kin­sha­sa. Oui, petit Phi­lippe, croyez-moi, j’aurais expo­sé vos cuisses molles au Musée Natio­nal de la Liber­té Kisanganaise.

À vous, petit tigre en papier mal mâché, à vous, petite marion­nette des colo­nies cor­rom­pues, à vous tous, incons­cients déma­gogues afri­cains de péri­phé­rie, vous tous qui sou­met­tez notre Conti­nent aux pillages occi­den­ta­li­sés, tôt ou tard, la véri­té ances­trale sévi­ra au nom des Enfants de la Révo­lu­tion, et vous paie­rez vos longues années laxistes de haute trahison.

À nous, fils et filles du grand Congo, sachons qu’il ne faut jamais renouer avec un bour­reau au risque de tuer notre peuple deux ou trois fois de suite. Parce que tout Blanc qui se res­pecte n’est pas fait pour chan­ger la nature de son être, parce que tout tyran qui se res­pecte est avant tout conçu comme tel, conçu pour per­pé­tuer la main­mise de sa grande folie meur­trière au nom d’une vora­ci­té basée sur la ser­vi­tude des per­sonnes, des biens, des pays, des conti­nents et de la pla­nète. Parce que la pro­chaine fois, le feu, petit Phi­lippe bel­go occi­den­tal, fichez le camp de notre Congo Natal…

Main­te­nant !!!



Afrodescendance est extrait du recueil du Collectif L-SLAM En lettres noires (Midis poésie, 2024).

Ça pue est extrait du recueil Lisette Lombé, Tenir (Maeslstrom Révolution, 2019).

Moi tigritude du Congo de Samy Manga est un extrait de La dent de Lumumba, (Météores, 2024).

Ces extraits sont publiés avec l'aimable autorisation des éditeurs et auteur·ices