Le gouvernement de Jan Jambon a annoncé le 12 novembre 2020 des coupes budgétaires importantes. On a parlé de 6% de diminution ses subsides structurels et surtout de 60 % en moins d’aide au fonctionnement pour les nouveaux projets culturels ? Quelle est l’étendue des dégâts ?
« Tout le monde doit réaliser des économies », a déclaré le gouvernement Jambon, mais pour maitriser le secteur culturel et le morceler, les grandes institutions n’ont dû économiser que 3 %, les autres organisations culturelles 6 % et les subventions aux projets des artistes ont été réduites de 60 %. En fin de compte, les coupes budgétaires ne s’élèvent qu’à quelques millions, mais elles touchent au talon d’Achille du secteur, les artistes individuels qui sont déjà dans une situation précaire et reçoivent trop peu de soutien depuis déjà des années. Le seul fait de vouloir économiser sur ce budget constitue donc clairement une attaque. D’aucuns ont voulu diviser pour mieux régner par un effet de choc, en croyant que tout le monde ne penserait qu’à soi. Mais c’est le contraire qui s’est produit : une vague de solidarité a déferlé. D’une position offensive, le gouvernement a donc dû passer à une position défensive suite aux actions de protestation : les mesures d’économies ont été revues à la baisse et des fonds supplémentaires ont été promis. Le combat a porté ses fruits !
Est-ce qu’il y a une volonté d’affaiblir les organismes et opérateurs qui proposent des projets plus alternatifs, plus diversifiés au profit de plus grandes institutions culturelles qui ont pignon sur rue et une notoriété plus avérée ?
En effet, ils veulent tailler dans un secteur de la culture, large et diversifié, au profit de quelques grandes institutions. Ils espèrent ainsi en prendre le contrôle en suivant une approche « top-down » (du sommet vers le bas). Nous voyons aussi comment les partis nationalistes flamands ont placé leurs hommes – car ce sont principalement des hommes — dans les conseils d’administration. Ce gouvernement ne tient absolument pas compte de l’impact de cette politique sur le secteur artistique, car c’est précisément grâce à ces initiatives variées et dynamiques que nous bénéficions d’un développement créatif aussi riche. Et notons que ce ne sont pas les grandes institutions flamandes qui sont connues à l’étranger, mais bien plutôt les créateurs et les entreprises. Ainsi, les partis flamands qui disent considérer la culture comme très importante sont en réalité occupés à vider cette même culture de son sens. Cynique, non ?
Une importante vague de protestations des milieux culturels flamands a suivi l’annonce de ces mesures, notamment parce qu’ils y voyaient là une politique idéologique et conservatrice qui ciblait directement leur espace de création. Pourquoi le gouvernement flamand s’engage-t-il dans cette voie ?
En effet, ce n’est pas seulement une question d’argent et d’économie. La protestation est féroce, car beaucoup savent qu’il s’agit là d’une lutte culturelle. L’accord de gouvernement flamand stipule littéralement que les artistes doivent devenir une « vitrine » pour la Flandre. Le secteur culturel et la VRT doivent renforcer l” « identité flamande », quelle qu’elle soit. Jan Jambon veut donc non seulement utiliser la notoriété des artistes pour « commercialiser » la Flandre à l’échelle internationale, mais il attend également des créateurs du secteur culturel qu’ils répondent à son idéologie et propagent le nationalisme flamand. Toute personne qui n’y contribuera pas ne recevra plus de subsides. Il s’agit clairement d’une forme de contrôle et de censure, comme on le voit aussi en Pologne, en Turquie ou en Hongrie. La Flandre participe donc à une nouvelle lutte culturelle de droite qui veut enchainer le secteur culturel « progressiste » et le vaste milieu socioculturel.
Le Patrimoine culturel, déjà très connu et très fortement subsidié recevra en revanche des moyens supplémentaires, notamment pour favoriser l’identité flamande, augmenter la visibilité de la communauté flamande, singulièrement à Bruxelles. Cette vision politique répond-elle au vote massif accordé à la N‑VA lors des dernières élections ?
Bien sûr, les fonds alloués au patrimoine sont une bonne chose. Nous devons rattraper notre retard financier. En revanche, ce qui est dommageable, c’est que ce gouvernement veut opposer le Patrimoine à l’Art contemporain. Il ne témoigne donc pas vraiment d’un grand respect des traditions culturelles, mais plutôt de la volonté de nuire à un autre secteur. Le secteur flamand du patrimoine l’a déjà dénoncé, car en quelque sorte, il doit désormais avoir honte parce qu’il reçoit de l’argent. Ses représentants ont également réagi contre l’idée d’un nouveau Musée de l’histoire flamande. Ils y voient aussi une insulte : comme si les musées existants ne portaient pas assez d’attention à notre histoire.
Comment vont évoluer les choses pour des collectifs culturels moins « consensuels », moins formatés ?
La N‑VA reproche aux artistes contemporains de ne pas vouloir « renforcer les liens de la communauté ». Il y aurait une rupture avec le public. Ils ne feraient plus attention à la beauté, etc. Ce qui est pervers, c’est que la N‑VA ne désigne jamais nommément les artistes dont elle parle. C’est une attaque délibérée contre « l’art contemporain » en général et une volonté de dresser les citoyens contre le secteur culturel comme s’il s’agissait d’une « élite étrangère ». De cette façon, la N‑VA peut se profiler comme un parti anti-establishment. En attendant, elle est pourtant l’amie proche des élites financières, qui bénéficient de rabais fiscaux et de subventions importantes comme le riche directeur du port d’Anvers Fernand Huts. Celui-ci organise des expositions douteuses dans lesquelles il réécrit l’histoire de l’art au profit du nationalisme flamand (les vieux maîtres s’y mettent soudainement à nous indiquer ce que sont nos racines flamandes bien que leurs œuvres soient bien antérieures au terme même de « Flandre »). Pour cela, il ne reçoit pas d’argent du ministère de la culture mais en revanche, comme d’autres artistes et organismes culturels proches du gouvernement, il va recevoir des subsides via le ministère du tourisme, également aux mains de la N‑VA. Par un tour de passe-passe, l’argent ainsi attribué va donc aller dans les poches des riches spéculateurs qui vont même au passage pouvoir se présenter comme des « philanthropes flamands », le tout, aux dépens du contribuable ! Les groupes de médias privés flamands obtiendront également toutes les facilités aux frais des diffuseurs publics. C’est ainsi que les nationalistes flamands entendent s’emparer des médias et de la culture.
Nous avons contacté beaucoup d’institutions culturelles et aucune ne souhaitait s’exprimer sur ces coupes budgétaires dans l’intérêt, nous disaient-ils, des artistes et des partenaires. N’y voyez-vous pas une certaine forme d’intimidation du Cabinet de Jan Jambon ? Certaines institutions collaborent-elles à cette politique ?
Cette collaboration est bien moindre que ce à quoi je m’attendais. Les protestataires ont choisi la couleur jaune, comme un jaune de censure. De nombreuses photos sur les médias sociaux sont devenues jaunes à 60 %. Il en va de même pour bon nombre d’affiches de maisons de la culture, le personnel des grandes institutions a également fait preuve de solidarité. Les institutions francophones ont elles aussi exprimé leur soutien. Vous pouvez également voir comment les directeurs des grandes maisons font pression pour qu’ils maintiennent les subventions aux projets. Car eux aussi ont besoin du soutien des talents qui rempliront leurs salles.
Mais il y a effectivement des opportunistes ici et là, des directeurs comme Gunther Broucke du Brussels Philharmonic, qui conseillent à leurs artistes de ne pas manifester. Certains membres de conseils d’administration tentent également de faire pression sur les directions ou critiquent le personnel de leur organisation pour des publications Facebook sur leur profil personnel. La bataille culturelle fait rage. Mais le Cabinet doit se concentrer pour limiter les dégâts. Après quelques semaines de protestation, les journaux ont déjà écrit que Jambon 1er avait fait un faux départ et était déjà tombé dans une chicane gouvernementale, les dégâts infligés à son image sont donc énormes.
Ressentez-vous une solidarité dans le monde culturel en Belgique dans sa globalité ?
Oui, la solidarité se développe chaque jour, surtout parmi les jeunes. Avec le gouvernement précédent, nous étions déjà confrontés à une politique d’austérité et de marketing, mais cela n’avait pas suscité beaucoup de réactions. Mais à présent, c’est une attaque conservatrice et qui porte sur le fond et. Des artistes connus comme Luc Tuymans, Anne Teresa De Keersmaeker, Alain Platel ou Milo Rau ont réagi très durement. Les décisions de Jan Jambon ont conduit à une politisation du secteur artistique flamand. Les créateurs culturels se mettent à revendiquer « l’identité flamande », car ils ne veulent pas qu’elle soit détournée par un discours patriarcal, nationaliste et réducteur émanant d’un petit club de Flamands frustrés qui vivent dans l’insatisfaction de leur propre secteur culturel. Les artistes se détournent de plus en plus du nationalisme flamand, et à juste titre, quand on voit l’attaque de la N‑VA et du Vlaams Belang contre nos droits démocratiques.
Au-delà des artistes, dans quelle mesure ces coupes budgétaires risquent-elles aussi d’impacter le public ?
Il ne s’agit pas seulement de vider l’art et la culture de leur sens. Il s’agit de vouloir imposer une autre culture. La « lutte culturelle » n’est pas un évènement qui se produirait soudainement, mais un processus qui s’immisce constamment dans chaque société. Comme je l’ai écrit dans mon livre Buy Buy Art. En ce qui concerne la commercialisation de l’art et de la culture (2015, OEB), chaque culture nationale est subdivisée en différentes cultures. Il n’y a pas une seule culture, il n’y a pas une seule tradition. Il y a une culture qui confirme le système et une culture qui encourage la libération. Le monde est peut-être devenu un village où une lutte sociale se produit dans chaque rue, dès lors, tous ceux qui marchent dans cette rue se doivent de choisir une position. Prendre conscience de ce combat culturel est une condition préalable pour pouvoir le faire, pour prendre position. Comment cette lutte s’engage-t-elle, comment les détenteurs du pouvoir utilisent-ils l’art, la culture et les médias pour défendre leur pouvoir par leur vision du monde ? Voulons-nous une culture qui propage les valeurs de l’élite de droite ou voulons-nous une culture émancipatrice ? Il ne s’agit donc pas seulement de moyens pour pouvoir organiser une expo de plus ou de moins, mais cela nous concerne tous collectivement et relève d’un choix de société.
Pour suivre et participer aux luttes de State of the arts : http://state-of-the-arts.net (En anglais et néerlandais)