Entretien avec Robrecht Vanderbeeken

Coupes budgétaires en Flandre : la bataille culturelle fait rage !

 Photo : Geertje Franssen/ State of the arts

Le sec­teur cultu­rel fla­mand est mis à mal depuis quelques mois. En cause, des coupes dras­tiques dans les sub­sides accor­dés aux pro­jets et ins­ti­tu­tions cultu­rels annon­cées par le gou­ver­ne­ment fla­mand de Jan Jam­bon. Nous avons vou­lu prendre le pouls dans le milieu cultu­rel fla­mand par la voix de Robrecht Van­der­bee­ken, phi­lo­sophe, membre du col­lec­tif d’ar­tistes « State of the Arts » et syn­di­ca­liste à ABVV-ACOD Cultuur. Com­ment le sec­teur est-il impac­té par ces coupes et par une poli­tique d’attribution des sub­sides très ciblés vers des pro­jets pro­mou­vant l’identité fla­mande ? Quelles visions de la culture ces déci­sions du gou­ver­ne­ment NV‑A portent-elles ? Quelles réponses et résis­tances se sont mises en place ? Car la guerre est déclarée !

Le gouvernement de Jan Jambon a annoncé le 12 novembre 2020 des coupes budgétaires importantes. On a parlé de 6% de diminution ses subsides structurels et surtout de 60 % en moins d’aide au fonctionnement pour les nouveaux projets culturels ? Quelle est l’étendue des dégâts ?

« Tout le monde doit réa­li­ser des éco­no­mies », a décla­ré le gou­ver­ne­ment Jam­bon, mais pour mai­tri­ser le sec­teur cultu­rel et le mor­ce­ler, les grandes ins­ti­tu­tions n’ont dû éco­no­mi­ser que 3 %, les autres orga­ni­sa­tions cultu­relles 6 % et les sub­ven­tions aux pro­jets des artistes ont été réduites de 60 %. En fin de compte, les coupes bud­gé­taires ne s’élèvent qu’à quelques mil­lions, mais elles touchent au talon d’A­chille du sec­teur, les artistes indi­vi­duels qui sont déjà dans une situa­tion pré­caire et reçoivent trop peu de sou­tien depuis déjà des années. Le seul fait de vou­loir éco­no­mi­ser sur ce bud­get consti­tue donc clai­re­ment une attaque. D’aucuns ont vou­lu divi­ser pour mieux régner par un effet de choc, en croyant que tout le monde ne pen­se­rait qu’à soi. Mais c’est le contraire qui s’est pro­duit : une vague de soli­da­ri­té a défer­lé. D’une posi­tion offen­sive, le gou­ver­ne­ment a donc dû pas­ser à une posi­tion défen­sive suite aux actions de pro­tes­ta­tion : les mesures d’économies ont été revues à la baisse et des fonds sup­plé­men­taires ont été pro­mis. Le com­bat a por­té ses fruits !

Est-ce qu’il y a une volonté d’affaiblir les organismes et opérateurs qui proposent des projets plus alternatifs, plus diversifiés au profit de plus grandes institutions culturelles qui ont pignon sur rue et une notoriété plus avérée ?

En effet, ils veulent tailler dans un sec­teur de la culture, large et diver­si­fié, au pro­fit de quelques grandes ins­ti­tu­tions. Ils espèrent ain­si en prendre le contrôle en sui­vant une approche « top-down » (du som­met vers le bas). Nous voyons aus­si com­ment les par­tis natio­na­listes fla­mands ont pla­cé leurs hommes – car ce sont prin­ci­pa­le­ment des hommes — dans les conseils d’ad­mi­nis­tra­tion. Ce gou­ver­ne­ment ne tient abso­lu­ment pas compte de l’im­pact de cette poli­tique sur le sec­teur artis­tique, car c’est pré­ci­sé­ment grâce à ces ini­tia­tives variées et dyna­miques que nous béné­fi­cions d’un déve­lop­pe­ment créa­tif aus­si riche. Et notons que ce ne sont pas les grandes ins­ti­tu­tions fla­mandes qui sont connues à l’é­tran­ger, mais bien plu­tôt les créa­teurs et les entre­prises. Ain­si, les par­tis fla­mands qui disent consi­dé­rer la culture comme très impor­tante sont en réa­li­té occu­pés à vider cette même culture de son sens. Cynique, non ?

Une importante vague de protestations des milieux culturels flamands a suivi l’annonce de ces mesures, notamment parce qu’ils y voyaient là une politique idéologique et conservatrice qui ciblait directement leur espace de création. Pourquoi le gouvernement flamand s’engage-t-il dans cette voie ?

En effet, ce n’est pas seule­ment une ques­tion d’argent et d’économie. La pro­tes­ta­tion est féroce, car beau­coup savent qu’il s’agit là d’une lutte cultu­relle. L’ac­cord de gou­ver­ne­ment fla­mand sti­pule lit­té­ra­le­ment que les artistes doivent deve­nir une « vitrine » pour la Flandre. Le sec­teur cultu­rel et la VRT doivent ren­for­cer l” « iden­ti­té fla­mande », quelle qu’elle soit. Jan Jam­bon veut donc non seule­ment uti­li­ser la noto­rié­té des artistes pour « com­mer­cia­li­ser » la Flandre à l’é­chelle inter­na­tio­nale, mais il attend éga­le­ment des créa­teurs du sec­teur cultu­rel qu’ils répondent à son idéo­lo­gie et pro­pagent le natio­na­lisme fla­mand. Toute per­sonne qui n’y contri­bue­ra pas ne rece­vra plus de sub­sides. Il s’a­git clai­re­ment d’une forme de contrôle et de cen­sure, comme on le voit aus­si en Pologne, en Tur­quie ou en Hon­grie. La Flandre par­ti­cipe donc à une nou­velle lutte cultu­relle de droite qui veut enchai­ner le sec­teur cultu­rel « pro­gres­siste » et le vaste milieu socioculturel.

Le Patrimoine culturel, déjà très connu et très fortement subsidié recevra en revanche des moyens supplémentaires, notamment pour favoriser l’identité flamande, augmenter la visibilité de la communauté flamande, singulièrement à Bruxelles. Cette vision politique répond-elle au vote massif accordé à la N‑VA lors des dernières élections ?

Bien sûr, les fonds alloués au patri­moine sont une bonne chose. Nous devons rat­tra­per notre retard finan­cier. En revanche, ce qui est dom­ma­geable, c’est que ce gou­ver­ne­ment veut oppo­ser le Patri­moine à l’Art contem­po­rain. Il ne témoigne donc pas vrai­ment d’un grand res­pect des tra­di­tions cultu­relles, mais plu­tôt de la volon­té de nuire à un autre sec­teur. Le sec­teur fla­mand du patri­moine l’a déjà dénon­cé, car en quelque sorte, il doit désor­mais avoir honte parce qu’il reçoit de l’argent. Ses repré­sen­tants ont éga­le­ment réagi contre l’idée d’un nou­veau Musée de l’his­toire fla­mande. Ils y voient aus­si une insulte : comme si les musées exis­tants ne por­taient pas assez d’at­ten­tion à notre histoire.

Comment vont évoluer les choses pour des collectifs culturels moins « consensuels », moins formatés ?

La N‑VA reproche aux artistes contem­po­rains de ne pas vou­loir « ren­for­cer les liens de la com­mu­nau­té ». Il y aurait une rup­ture avec le public. Ils ne feraient plus atten­tion à la beau­té, etc. Ce qui est per­vers, c’est que la N‑VA ne désigne jamais nom­mé­ment les artistes dont elle parle. C’est une attaque déli­bé­rée contre « l’art contem­po­rain » en géné­ral et une volon­té de dres­ser les citoyens contre le sec­teur cultu­rel comme s’il s’a­gis­sait d’une « élite étran­gère ». De cette façon, la N‑VA peut se pro­fi­ler comme un par­ti anti-esta­blish­ment. En atten­dant, elle est pour­tant l’amie proche des élites finan­cières, qui béné­fi­cient de rabais fis­caux et de sub­ven­tions impor­tantes comme le riche direc­teur du port d’Anvers Fer­nand Huts. Celui-ci orga­nise des expo­si­tions dou­teuses dans les­quelles il réécrit l’his­toire de l’art au pro­fit du natio­na­lisme fla­mand (les vieux maîtres s’y mettent sou­dai­ne­ment à nous indi­quer ce que sont nos racines fla­mandes bien que leurs œuvres soient bien anté­rieures au terme même de « Flandre »). Pour cela, il ne reçoit pas d’argent du minis­tère de la culture mais en revanche, comme d’autres artistes et orga­nismes cultu­rels proches du gou­ver­ne­ment, il va rece­voir des sub­sides via le minis­tère du tou­risme, éga­le­ment aux mains de la N‑VA. Par un tour de passe-passe, l’argent ain­si attri­bué va donc aller dans les poches des riches spé­cu­la­teurs qui vont même au pas­sage pou­voir se pré­sen­ter comme des « phi­lan­thropes fla­mands », le tout, aux dépens du contri­buable ! Les groupes de médias pri­vés fla­mands obtien­dront éga­le­ment toutes les faci­li­tés aux frais des dif­fu­seurs publics. C’est ain­si que les natio­na­listes fla­mands entendent s’emparer des médias et de la culture.

Nous avons contacté beaucoup d’institutions culturelles et aucune ne souhaitait s’exprimer sur ces coupes budgétaires dans l’intérêt, nous disaient-ils, des artistes et des partenaires. N’y voyez-vous pas une certaine forme d’intimidation du Cabinet de Jan Jambon ? Certaines institutions collaborent-elles à cette politique ?

Cette col­la­bo­ra­tion est bien moindre que ce à quoi je m’at­ten­dais. Les pro­tes­ta­taires ont choi­si la cou­leur jaune, comme un jaune de cen­sure. De nom­breuses pho­tos sur les médias sociaux sont deve­nues jaunes à 60 %. Il en va de même pour bon nombre d’affiches de mai­sons de la culture, le per­son­nel des grandes ins­ti­tu­tions a éga­le­ment fait preuve de soli­da­ri­té. Les ins­ti­tu­tions fran­co­phones ont elles aus­si expri­mé leur sou­tien. Vous pou­vez éga­le­ment voir com­ment les direc­teurs des grandes mai­sons font pres­sion pour qu’ils main­tiennent les sub­ven­tions aux pro­jets. Car eux aus­si ont besoin du sou­tien des talents qui rem­pli­ront leurs salles.

Mais il y a effec­ti­ve­ment des oppor­tu­nistes ici et là, des direc­teurs comme Gun­ther Broucke du Brus­sels Phil­har­mo­nic, qui conseillent à leurs artistes de ne pas mani­fes­ter. Cer­tains membres de conseils d’ad­mi­nis­tra­tion tentent éga­le­ment de faire pres­sion sur les direc­tions ou cri­tiquent le per­son­nel de leur orga­ni­sa­tion pour des publi­ca­tions Face­book sur leur pro­fil per­son­nel. La bataille cultu­relle fait rage. Mais le Cabi­net doit se concen­trer pour limi­ter les dégâts. Après quelques semaines de pro­tes­ta­tion, les jour­naux ont déjà écrit que Jam­bon 1er avait fait un faux départ et était déjà tom­bé dans une chi­cane gou­ver­ne­men­tale, les dégâts infli­gés à son image sont donc énormes.

Ressentez-vous une solidarité dans le monde culturel en Belgique dans sa globalité ?

Oui, la soli­da­ri­té se déve­loppe chaque jour, sur­tout par­mi les jeunes. Avec le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent, nous étions déjà confron­tés à une poli­tique d’aus­té­ri­té et de mar­ke­ting, mais cela n’a­vait pas sus­ci­té beau­coup de réac­tions. Mais à pré­sent, c’est une attaque conser­va­trice et qui porte sur le fond et. Des artistes connus comme Luc Tuy­mans, Anne Tere­sa De Keers­mae­ker, Alain Pla­tel ou Milo Rau ont réagi très dure­ment. Les déci­sions de Jan Jam­bon ont conduit à une poli­ti­sa­tion du sec­teur artis­tique fla­mand. Les créa­teurs cultu­rels se mettent à reven­di­quer « l’identité fla­mande », car ils ne veulent pas qu’elle soit détour­née par un dis­cours patriar­cal, natio­na­liste et réduc­teur éma­nant d’un petit club de Fla­mands frus­trés qui vivent dans l’in­sa­tis­fac­tion de leur propre sec­teur cultu­rel. Les artistes se détournent de plus en plus du natio­na­lisme fla­mand, et à juste titre, quand on voit l’at­taque de la N‑VA et du Vlaams Belang contre nos droits démocratiques.

Au-delà des artistes, dans quelle mesure ces coupes budgétaires risquent-elles aussi d’impacter le public ?

Il ne s’a­git pas seule­ment de vider l’art et la culture de leur sens. Il s’a­git de vou­loir impo­ser une autre culture. La « lutte cultu­relle » n’est pas un évè­ne­ment qui se pro­dui­rait sou­dai­ne­ment, mais un pro­ces­sus qui s’immisce constam­ment dans chaque socié­té. Comme je l’ai écrit dans mon livre Buy Buy Art. En ce qui concerne la com­mer­cia­li­sa­tion de l’art et de la culture (2015, OEB), chaque culture natio­nale est sub­di­vi­sée en dif­fé­rentes cultures. Il n’y a pas une seule culture, il n’y a pas une seule tra­di­tion. Il y a une culture qui confirme le sys­tème et une culture qui encou­rage la libé­ra­tion. Le monde est peut-être deve­nu un vil­lage où une lutte sociale se pro­duit dans chaque rue, dès lors, tous ceux qui marchent dans cette rue se doivent de choi­sir une posi­tion. Prendre conscience de ce com­bat cultu­rel est une condi­tion préa­lable pour pou­voir le faire, pour prendre posi­tion. Com­ment cette lutte s’engage-t-elle, com­ment les déten­teurs du pou­voir uti­lisent-ils l’art, la culture et les médias pour défendre leur pou­voir par leur vision du monde ? Vou­lons-nous une culture qui pro­page les valeurs de l’é­lite de droite ou vou­lons-nous une culture éman­ci­pa­trice ? Il ne s’a­git donc pas seule­ment de moyens pour pou­voir orga­ni­ser une expo de plus ou de moins, mais cela nous concerne tous col­lec­ti­ve­ment et relève d’un choix de société.

Pour suivre et participer aux luttes de State of the arts : http://state-of-the-arts.net (En anglais et néerlandais)

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