rareté et la qualification : DES CRITÈRES A QUESTIONNER
La hiérarchie des métiers se fait le reflet de ce qu’on peut en tirer en termes de rémunération et de prestige social. Les deux critères interagissent. C’est parce qu’il est plus prestigieux d’être écrivain que celui-ci pense qu’il devrait gagner plus que la femme de ménage. Dans nos sociétés marchandes, s’interroger sur la valeur de quelque chose, y compris d’un travail ou d’un métier, c’est s’interroger sur ce qu’il rapporte mais aussi ce qu’il coûte (son niveau de sophistication ou la difficulté qu’on a à l’obtenir, sa rareté), ainsi que sur l’image qu’on s’en fait, autrement dit la valeur symbolique qu’on lui attribue. Or, cette valeur symbolique dépend de ce qu’il rapporte (l’impression de tourner en rond n’est pas une illusion). Avoir un bon travail, c’est avoir la garantie d’un niveau de revenu suffisamment élevé et régulier.
Pour expliquer le niveau d’un revenu, soit le prix d’un travail comme de n’importe quel objet, on s’en réfère souvent à la notion de marché. La différence de valeur de la force de travail des un·es et des autres pourrait s’expliquer par les caractéristiques intrinsèques au « marché du travail » où règnerait, comme sur tous les marchés, la loi de l’offre et la demande. Or, cette métaphore du marché n’est en rien pertinente pour décrire la réalité contemporaine à partir du moment où les acteur et actrices qui y opèrent ne sont pas libres d’y faire ou non une transaction. L’employeur (qui demande) est libre d’employer ou non, mais si l’employable (qui offre) ne trouve pas d’emploi, il meurt. Le « marché du travail » est un mythe qui permet de camoufler et de nier la violence des rapports capitalistes1.
Ce n’est donc pas l’offre et la demande qui fixent la valeur d’un travail. Les métiers s’inscrivent sur une échelle hiérarchique. La justification de cette échelle, qui est aussi celle des écarts de revenus, dépend de différents critères pas toujours très nets. Soit, il n’y a qu’un seul PDG à l’entreprise hôtelière Marriott (critère de rareté) pour des bataillons de femmes ou d’hommes de chambre chargé·es de « redéfinir la propreté » avec une « fréquence augmentée » en ces temps de crise sanitaire2. Ce rapport justifie-t-il pour autant un rapport de 400 % de différence salarial pour celles et ceux qui travaillent sur le territoire des États-Unis ? Probablement pas, surtout si l’on considère la question de l’exposition aux risques. Certes pour en arriver là, le PDG actuel a dû payer très cher ses années d’université de droit dans le Minnesota. Néanmoins, la capacité à faire des études dépend du milieu dans lequel on grandit et les phénomènes de reproduction sociale qui pérennisent en partie les rapports inégalitaires de classe n’ont plus besoin d’être démontrés. De plus, même si tout le monde avait le choix de sortir de son milieu d’origine, c’est bien parce qu’il y en a qui nettoient, qui construisent, qui mettent des maquereaux en boite et conduisent des transpalettes, que les futurs chef·fes d’entreprise peuvent aller étudier, que les universitaires peuvent se dédier à leurs travaux de recherche, les littérateurs à la littérature, les banquières à leurs affaires de gros sous. Toustes participent de la construction et du maintien du système capitaliste, de manière plus ou moins utile au bien commun, exposant plus ou moins leur corps et leurs esprits à la dureté du monde.
En outre, des métiers qui apparaissent comme le bas de l’échelle de la qualification masquent parfois un savoir-faire et des compétences fortes3. C’est le cas par exemple des ouvrier·ères agricoles qui ont fait défaut dans les pays de l’Europe de l’Ouest et du Sud alors que les frontières étaient fermées pour cause de coronavirus. Des milliers de saisonniers venus de Roumanie ou de Pologne ou même d’Afrique travaillent chaque année pour les récoltes en Belgique, en France, en Espagne… Les conditions de travail sont difficiles, les contrats peu protecteurs et les règlementations bien plus souples que dans d’autres secteurs. Ce n’est pas pour rien que cette main‑d’œuvre est puisée dans les populations étrangères, supposées plus à même d’accepter ces conditions. Face au risque de perdre les productions, à défaut de bras pour récolter, les appels à venir travailler dans les champs se sont multipliés. Mais si le travail saisonnier est perçu comme « peu qualifié », les saisonnier·ères ont en fait une véritable pratique du monde agricole, une connaissance acquise et non valorisée qui les protège en partie des dangers liés aux machines, aux produits toxiques et à des conditions physiques éprouvantes4. Tout le monde ne peut pas les remplacer. Face à ce constat, différents gouvernements ont eu l’idée d’offrir un titre de travail à des demandeur·ses d’asile ou des « sans-papiers » à condition qu’illes aillent travailler dans les champs. C’est la régularisation du cynisme5.
Éprouver ou mesurer l’utilité sociale des métiers ?
L’émergence de la pandémie de Covid-19 a en partie perturbé l’ordre du monde, jusqu’aux places financières : alors que de nombreuses entreprises et secteurs ont vu leurs indices boursiers chuter, ceux des produits alimentaires ont connu une très forte croissance. On pourrait y voir un retour, sûrement éphémère, à la « matérialité du monde », une inversion du rapport habituellement paradoxal entre la valeur d’usage et la valeur marchande qui fait qu’un diamant qui ne sert à rien a plus de valeur que de l’eau qui sert à tout6 Le 13 avril 2020, ce n’est pas moi, c’est Emmanuel Macron qui l’a dit lors de son allocution télévisée : « Notre pays aujourd’hui tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. » Et de citer la Déclaration universelle de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Deux-cents ans plus tard, le constat est celui d’un échec de nos sociétés : celles et ceux qui aujourd’hui sont rendus indispensables ne sont pas celles et ceux qu’habituellement, nous valorisons ou encensons. Mais plutôt celles et ceux que l’institution, le pouvoir, le système, les médias ignorent voire méprisent ; et que l’épidémie de Covid-19 a mis sous les projecteurs de manière critique, à tel point que même le Président de la République française s’est senti obligé de noter cette évidence, sans pour autant avoir l’air de vouloir en prendre vraiment la mesure.
Il n’est pas besoin d’être très informé·es pour savoir qu’ils existent une batterie de métiers qui subissent la double peine d’être mal payé et dévalorisé symboliquement. Une chose en entrainant une autre ; et ce depuis les cours d’école et les salles de classe où les mots « femmes de ménages », « caissières », « éboueurs » sont autant de menaces d’avenir pour élèves récalcitrant·es à la logique scolaire. Tous ces métiers n’en sont pas moins indispensables à la société, et la relative lumière qui leur a soudain été accordée par la pandémie ne suffira pas à les redorer.
Si le fait d’être infirmiers ou enseignantes ou facteurs n’est pas vraiment dénigré, la dégradation de leurs conditions de travail dû à la précarisation des systèmes de santé publique ou de l’enseignement et l’application de logiques managériales agressives rendent les conditions d’exercice de ces métiers difficiles et par conséquent dévalorisé dans leur pratique.
Dans une enquête-essai publiée en 20167, Julien Brygo et Olivier Cyran s’interrogent sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers. Avant eux, l’anthropologue David Graeber a développé la notion de bullshit job, pour désigner cette multitude d’emplois générés par la société de services, qui ne sont pas nécessairement mal payés mais qui présentent une absence presque totale d’utilité sociale. Les deux journalistes s’en inspirent mais étendent cette notion de « boulots de merde » à tous ceux qui sont peu épanouissants, physiquement durs, très mal payés ou dont les conditions d’exercices sont trop dégradées. Ils dénoncent la vision purement marchande des économistes et le fait qu’illes refusent la possibilité d’évaluer véritablement l’utilité sociale d’un métier parce que « c’est trop subjectif ». Tant que quelqu’un·e est prêt·es à vous payer pour faire quelque chose, vous le faites. Même si ça n’a aucun intérêt, voire que ça nuit à la société.
La logique monétaire étant la logique dominante, trois chercheuses britanniques Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed ont publié une enquête exposant une méthode pour définir un « “retour social sur investissement” pour quantifier la valeur sociale des métiers en fonction de leurs effets positifs ou négatifs sur la collectivité »8. De leurs évaluations on peut retenir qu’un·e publicitaire pour chaque livre sterling qu’illle produit en valeur positive (création d’emploi dans son secteur mais aussi dans les usines, le commerce, les transports, les médias), en détruit 11,5 autres à cause d’un accroissement de l’endettement, de l’obésité, de la pollution, de la surconsommation d’énergie, etc. La palme revient au conseiller·ère fiscal qui détruit 47 fois plus de valeur qu’ille n’en crée. Au contraire, pour chaque livre de salaires perçue par une personne qui nettoie les hôpitaux, c’est au moins dix livres de valeur produites grâce à toutes les maladies qui sont évitées. Ces conclusions obtenues à grand renfort de gymnastique numérique, notre intuition aurait probablement pu les prédire.
Le sens commun, instrument de mesure ?
Tenter de redéfinir l’utilité sociale d’un métier en dehors de la logique monétaire et économique est aussi une manière de sortir du règne de la mauvaise foi et des débats éternels. De fait, il existe déjà une grande quantité d’usage de la notion d’utilité publique dans les textes de loi qui pourraient nous servir de boussole. La justice ordonne souvent des travaux d’intérêt général, des organisations sont reconnues d’intérêt public parce qu’elles compensent une absence de service public, ou le champ associatif reçoit des financements de l’État s’il est d’utilité sociale. Ces expressions semblent se définir naturellement renvoyant à des activités qui participent par exemple à la réduction des inégalités économiques et sociales, au renforcement de la solidarité ou de la sociabilité, à l’amélioration des conditions d’accès à l’éducation, la santé, la culture, l’environnement, la démocratie…9. Or, on se demande pourquoi ce sont ces secteurs, justement d’utilité sociale, qui devraient être notamment pris en charge par des acteurs associatifs bénévoles ou régulièrement sous-payés, par des chômeur·ses de longue durée qu’on cherche à « occuper » ou des repris·es de justice. On peut s’interroger sur le fait que des tâches pourtant essentielles font l’objet d’un travail gratuit ou écconomiquement non reconnu. Quoi qu’il en soit, les critères de cette utilité qui semble soudain relever du sens commun.
Julien Brygo et Olivier Cyran soulignent pourtant qu’il serait sûrement improductif de prétendre réunir un groupe de citoyen·nes pour évaluer l’utilité sociale des métiers par une simple appréciation subjective10. En effet, nous sommes toustes le produit d’une socialisation et disposons d’un certain nombre de représentations – conduisant souvent à favoriser naturellement le maintien d’intérêts individuels aux effets apparemment plus immédiats que ceux, plus lointains, d’une potentielle société plus égalitaire – qui ne se défont pas en un jour. Il ne s’agit pas pourtant d’exclure la possibilité d’une transformation collective au motif que l’être humain serait par nature ou par évolution historique un être essentiellement individualiste. Le sociologue Bernard Lahire démontre11 que parler du devenir individualiste de l’être humain moderne, l’apparition irrémédiable de « l’individu » comme seul sujet possible de l’Histoire, de l’économie, de la politique ou de la culture est un acte de pensée fallacieux et nuisiblement performatif. L’individu n’existe pas en dehors du cadre social dans lequel il se construit et les valeurs plus ou moins individualistes qui le constituent sont le fruit d’une socialisation, c’est-à-dire de l’intégration de codes et de valeurs morales. Ainsi, même en temps de Covid-19, on ne peut compter sur une simple réunion de bonnes volontés pour soudain faire émerger des leviers pour la création et l’ancrage de nouvelles représentations, pouvant servir de base à une répartition plus juste de la reconnaissance symbolique et financière. Mais on peut travailler le cadre.
Reconnaitre la profondeur historique de nos représentations
Le fait est qu’une partie des métiers dévalorisés, notamment ceux liés à l’entretien ou à l’aide aux personnes, sont majoritairement portés par les franges les plus précaires de la population, notamment les personnes étrangères et/ou racisées et/ou des femmes, que l’Histoire a habitué au travail domestique et/ou non rémunéré. Les héritages esclavagistes et coloniaux de nos sociétés nous ont habitués à voir des personnes catégorisées comme « non-blanches » assurer les travaux les moins reconnus économiquement et symboliquement. Tout comme l’historique répartition sexiste des activités sociales ont associé dans nos imaginaires les femmes au travail peu prestigieux de soin et d’entretien domestique, exercé pendant des décennies sans aucune rétribution financière.
Dans un entretien accordé à Agir par la culture, le collectif « Les masques de Bruxelles » dénonce l’appel au bénévolat pour la confection de masque, en Belgique et à travers l’Europe, alors que des professionnelles sont disponibles pour le faire et pourraient être mobilisées (et rémunérées) par la puissance publique, par ailleurs chargée de maintenir un certain niveau d’activités économiques dans le pays. Pour les membres du collectif, nous n’aurions pas osé agir de même s’il s’agissait de produire des biens de première nécessité plus traditionnellement associés à une main‑d’œuvre masculine. De même, face à la menace du Covid-19, ce sont les sans-papiers ou encore les prisonniers, source de travail bon marché12, auxquels on pense pour trouver une main‑d’œuvre de remplacement susceptible d’accepter de s’exposer aux risques de la contamination. Les images frappantes de prisonniers étasuniens creusant des fosses communes sur Hart Island, une île à l’Est du Bronx pour accueillir les corps des victimes les plus indigentes du Covid-19 a fait parler d’elle, jusqu’à ce que la prison elle-même, implantée sur une île voisine, soit atteinte d’un pic de contamination et que la ville soit obligée d’engager des contractuels pour faire le travail.
La sociologue Maud Simonet a cherché à démontrer comment « le travail gratuit, sous ces différentes formes, n’était pas aux marges mais bien au centre du marché du travail et au cœur des logiques de l’emploi aujourd’hui. » Elle a notamment étudié comment, lors d’une crise budgétaire qu’a connue la ville de New York dans les années 1970, pour pallier la diminution du nombre de fonctionnaires municipaux, l’entretien des espaces verts a été confié soit à des bénévoles, soit à des bénévoles indémnisé·es (type service civique) soit à des allocataires sociaux devant en contrepartie effectuer des travaux d’intérêts généraux. Or la chercheuse souligne « que cette démultiplication des statuts ne se fait pas au hasard, loin de là. Elle est profondément ancrée dans des rapports sociaux – de sexe, de classe, de race. Les allocataires de l’aide sociale et les bénévoles sont beaucoup plus fortement des femmes et les allocataires de l’aide sociale sont à 90 % noires et/ou latinas ; tandis que les fonctionnaires municipaux et les salariés des parcs sont en grande majorité des hommes. » Elle explique comment le statut du travail confère donc un pouvoir démesuré à ceux qui en tirent les ficelles, souvent des hommes et, que « l’appropriation de la force de travail peut aller de pair avec une appropriation du corps de la travailleuse ».
Les conditions de travail glissent sur la valeur de la personne et sa capacité à se défendre dans son humanité. La réciproque est vraie. C’est parce que des individus historiquement opprimé·es voire déshumanisé·es occupent majoritairement certaines fonctions dans la société, que leur métier est dévalorisé. Ainsi, l’historienne et militante féministe décoloniale Françoise Vergès dénonce, avec d’autres, la négation de l’empreinte structurelle esclavagiste et coloniale de nos sociétés et la perpétuation de l’exploitation des femmes et surtout des femmes racisées. Ceci alors même que leur travail « invisible » (entretien des espaces publics et privés, garde d’enfants, soins aux particuliers et dans les hôpitaux) soutient partout l’économie et les institutions. En permanence sous la menace de la perte d’emplois, victimes de la généralisation du principe de sous-traitance qui poussent les prestataires à comprimer les salaires pour gagner en compétitivité dans les appels d’offres, séparées les unes des autres par des horaires de travail non-conventionnels, ces femmes n’ont plus qu’à se faire discrètes. Les États eux-mêmes soutiennent cette exploitation, comme le souligne le député français LFI François Ruffin s’indignant sur le traitement des femmes de ménage de l’Assemblé nationale dont les existences et les compétences sont niées par la précarité économique et l’habitude des relations de servitude inscrites dans les rapports de classe qui les séparent des député·es et de leur entourage, encore très majoritairement blanc et masculin.
La démarche décoloniale parce qu’elle tente de rendre visible des personnes et des histoires massivement niées est à même ainsi d’opérer des renversements. Raconter l’histoire de l’esclavage comme une « simple » histoire de main‑d’œuvre n’explicite pas le fait que les colons portugais au Brésil par exemple sélectionnaient leurs futurs esclaves africains selon leur provenance spécifique, car ceux-ci ont été amenés dans le « Nouveau Monde » avec de nombreux savoir-faire techniques en agriculture ou pour l’extraction minière, dont étaient tout à fait dépourvus les Portugais. La négation des compétences d’une main‑d’œuvre officiellement non qualifiée ne date pas d’hier. Mais cette histoire-là est très mal connue parce qu’il est plus arrangeant de penser la force de travail comme une donnée abstraite, une énergie pure, sans qualification, offrant un cadre parfait pour l’exploitation et la négation des individus. Questionner la hiérarchie établie entre les métiers, c’est devoir reconnaitre la valeur différenciée que l’on continue d’attribuer aux individus eux-mêmes.
Reprendre les récits, faire sortir les voix, pour transformer les imaginaires
Insister sur une logique de métiers, on n’est pas « chargées de santé » mais infirmières, souligne par ailleurs l’existence de savoirs et savoir-faire acquis, qui ne peuvent être transférés à n’importe qui, mais aussi des corps agissants, à la fois forts et vulnérables, ceux d’individus qui ne sont pas interchangeables. Penser le travail en termes de corps de métiers est une des manières de les re-signifier, de donner de la voix à des corps niés à cause des métiers qu’ils exercent. À la faveur de la crise actuelle, se sont multipliés dans les médias les journaux des non-confiné·es, les récits, comme autant de manières de soi-disant les mettre à l’honneur. Mais comme le rappelle Mouna Chouaten, représentante du collectif « La Santé en lutte », ce n’est pas d’honneurs dont il s’agit, mais bien plutôt de la reconnaissance de la valeur de leur parole, leurs expériences et leur revendication qui continuent d’être partiellement niées au moment où seuls des éminent·es spécialistes sont par exemple interrogées sur les plateaux de télévision.
Néanmoins, comme le souligne Bruno Latour au sujet du Grand débat national convoqué en France par Emmanuel Macron pour répondre à la crise des gilets jaunes, dont la base sociale est en grande partie constituée de tous ces « petits métiers », « ce n’est pas parce que les gens parlent qu’ils peuvent exprimer politiquement quelque chose »13. Ainsi, face à la nécessité de recomposer l’intérêt public et la vie publique, le philosophe propose un outil qui réactualise le principe des cahiers de doléances révolutionnaires pour que chacun·e commence par décrire, regarder, évaluer ce qui l’entoure, ce qu’ille connait. Rendre à la parole sa puissance descriptive, et la prendre en compte. Se réapproprier son pouvoir de description, c’est aussi revendiquer l’importance de la voix et de l’expérience de tous et toutes, y compris celles et ceux qu’on l’on assigne à des positions subalternes. Faire l’effort de décrire est un chantier pour soi, et pour le monde commun, en espérant ainsi sortir de ce que l’anthropologue Éric Chauvier nomme les fictions théoriques, comme celle du « marché du travail » déjà évoqué ou de la « théorie du ruissèlement »14, des fictions théoriques « calibrées et diffusées » par les spécialistes du marketing et des médias et qui ont conduit à ce que « chaque citoyen vit désormais avec un chapelet d’intuitions inutilisables »15, annulant le pouvoir de description et la possibilité d’un retour d’expérience.
Suivant les recommandations de l’anthropologue Anna Tsing16, commençons par vraiment observer ce qui existe, les liens et les interdépendances qui vivent sous nos yeux, qui se sont construits, tissés entre les enchevêtrements des économies mondialisées et néolibérales, les décrire pour repérer les failles et savoir les comprendre, au lieu de se projeter dans un hypothétique Après disruptif qui nie la continuité de nos histoires.
- Voir le premier épisode de la série Travail, salaire, profit réalisé par Gérard Mordillat et Bertrand Rothé.
- « redefining cleaness » , https://www.marriott.com consulté le 11/05/2020. Le salaire total du PDG en 2019 était de 13,4 millions de dollars et en 2018 de 12,9 millions de dollars (information rendue publique car l’entreprise est côtée en bourse). Le salaire d’une femme ou d’un homme de chambre semble varier en 21 et 35.000 US$/ an, selon les sources.
- Dans un article du Monde Diplomatique de mai 2020, intitulé « Les emplois non qualifiés n’existent pas », l’avocate Lizzie O’Shea dénonce le fait que ce ne sont pas seulement les compétences des travailleur·ses qui sont niées dans la considération des emplois dit « non-qualifié », c’est aussi l’organisation toujours plus aliénante du travail qui tend à réduire toujours plus la possibilité d’exercice de ses compétences.
- Voir à ce sujet : https://www.bastamag.net/contrat-saisonnier-agricole-condition-de-travail-SMIC-pesticides-TMS-covid19-coronavirus
- Idem mais aussi : https://washingtonmonthly.com/2020/04/07/the-irony-of-being-essential-but-illegal/
- Voir https://www.bastamag.net/Effondrement-covid19-ecologie-role-de-l-Etat-autogestion-alternatives.
- Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulot de merde, du cireur au tradeur – Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, La Découverte, 2016.
- Citée par https://www.monde-diplomatique.fr/2010/03/RIMBERT/18923
- Voir la multiplicité des définitions de l’utilité sociale ici.
- Brygo et Cyran, op. cit.
- Dans les plis singuliers du social – Individus, Institutions, Socialisation, Bernard Lahire, La Découverte, 2019.
- Le tarif minimum horaire en Belgique pour la rémunération d’un prisonnier est de 0,75 cents de l’heure, 1€ si les tâches sont effectuées pour le compte d’entreprises privées et la rémunération n’est pas soumise aux cotisations sociales. Voir le dossier « Des peines et du travail », La Brèche – journal du GENEPI Belgique, n°2, Hiver 2020.
- « À la recherche de l’hétéronomie politique — les nouveaux cahiers de doléance », Revue Esprit, Mars 2019 n°452 pp. 104 – 113.
- Ruissellement : Théorie économique libérale selon laquelle les revenus importants des plus riches bénéficieraient au bout du compte à tout le monde car il serait directement réinjectés dans l’économie globale.
- Éric Chauvier, Les mots sans les choses, Allia, 2014.
- Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde – Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La découverte, 2017