La crise écologique est aussi une crise de la démocratie, dans la mesure où la planète est déjà bien assez riche pour permettre à huit, neuf, dix milliards d’humains de vivre bien, et que ce n’est que dans la mesure où la production ne vise pas la satisfaction des besoins humains essentiels mais le taux de profit des actionnaires que nous sommes dans l’impasse. La difficulté est, cependant, plus grande que ne le croyaient nos anciens, car il ne suffira pas de réorienter l’appareil productif, tant que nous resterons dans la même logique économiciste, qui est celle de la démesure, de l’hubris, cette idée que plus serait nécessairement égal à mieux. Dit autrement, le pétrole « socialiste » n’a jamais été plus « écolo » que le pétrole « capitaliste » et le nucléaire « socialiste » n’a pas été davantage autogérable. La tentation est donc grande, y compris parmi certains écologistes de passer la démocratie à la trappe, sous prétexte, non seulement, qu’il y aurait le feu à la planète et donc urgence à agir, mais que les solutions à mettre en œuvre ne pourraient qu’être impopulaires, donc imposées par une minorité. La démocratie serait donc menacée pas seulement par l’ordolibéralisme triomphant, ni même par la montée de l’extrême-droite mais par l’urgence climatique elle-même.
DE-DEMOCRATISATION ET TENTATIONS AUTORITAIRES VERTES
L’ordolibéralisme n’est plus seulement ce courant de pensée des années 30, donnant à l’Etat autoritaire un rôle central dans le fonctionnement du capitalisme mais un véritable processus historique conduisant à la « dé-démocratisation » des sociétés, pour reprendre la formule de Wendy Brown. Cette dé-démocratisation serait le nouvel âge politique intrinsèquement lié au néolibéralisme économique, elle correspondrait sur le plan anthropologique, à l’extension du domaine de la rationalité économique aux néo-individus. Cette dé-démocratisation » provoquerait un malaise généralisé en raison de la faillite d’un système économique, multipliant les exclus (ce dont les Gilets jaunes sont un bon symptôme), malaise qui s’exprimerait soit par une colère de frustration alimentant le populisme d’extrême-droite soit par l’abstention (allant bien au-delà de la seule participation électorale).
Cette dé-démocratisation rampante pourrait être mise à profit par les tenants de solutions écologiques technocratiques, d’autant plus que des alliances se dessinent déjà entre certains écologistes de marché et des fractions du capitalisme vert autour de la figure de l’anthropocène transhumaniste qui étend ses filets de la géo-ingénierie du climat à l’agriculture dite cellulaire… Des tentations autoritaires, pour ne pas dire totalitaires, pourraient donc émerger face à la menace d’un effondrement climatique.
Le débat n’est pas récent puisque plusieurs théoriciens de l’écologie ont tenu, dans le passé, des propos litigieux, qu’il s’agisse de Hans Jonas, le père du principe responsabilité, appelant à une « dictature éclairée » ou de James Lovelock estimant nécessaire de suspendre la démocratie, ou, plus récemment, encore, de Dominique Bourg évoquant, maladroitement, les vertus d’un « gouvernement des sages ». Cette fragilisation de la démocratie politique est d’autant plus préoccupante qu’elle peut se parer d’atours démocratiques. Dominique Bourg parle ainsi d’enrichir la démocratie représentative par une démocratie participative et délibérative, mais qui consisterait en fait à une alliance d’ONG environnementalistes et de scientifiques avec une Académie du futur composée de chercheurs internationalement reconnus, avec un nouveau Sénat composé de deux tiers au moins de personnalités qualifiées proposées par des ONG et un tiers de citoyens…
D’autres enterrent également la figure du citoyen sous prétexte d’avancer vers une démocratie du consommateur, en rappelant qu’on vote avec son porte-monnaie, sans voir, que non seulement cette démocratie du consommateur relève de l’extension du domaine du marché, ni qu’elle aboutit à accorder plus de suffrages à celles et ceux qui bénéficient d’un plus gros porte-monnaie, donc aux plus riches, façon de réintroduire une sorte de suffrage censitaire… Michel Serres explique que du point de vue écologique la carte bleue serait aussi importante que la carte d’électeur… L’air du temps est bien à s’interroger sur la capacité de la démocratie à faire face aux catastrophes programmées… France Inter ouvre le bal, le 13 septembre 2018, avec une émission titrée « La démocratie peut-elle sauver la planète ? », France Culture enchaîne « La démocratie est-elle à la hauteur de l’urgence démocratique » (émission du 27 novembre 2018). Le Monde s’interroge « Réconcilier démocratie et écologie », Ouest-France titre « Démocratie versus Ecologie », Vingt Minutes questionne « Autoritaire ou démocratique, quel régime faut-il adopter pour réussir la transition écologique », « un régime autoritaire serait-il plus à même de prendre les décisions drastiques qu’impose la transition écologique ? »… Peu importe les réponses données par les journalistes, l’essentiel est d’entretenir le doute, de masquer que la crise écologique est aussi intrinsèquement la conséquence d’une crise de la démocratie. Et ce, par l’évacuation des seules bonnes questions écologiques qui se trouvent être aussi des questions sociales : que produit-on ? comment ? pour qui ? On nous dit que la démocratie représentative avec ses élections incessantes, son rétrécissement à des objectifs étroitement nationaux, avec son court-termisme et la puissance des lobbies serait inefficace pour être en œuvre les mesures efficaces donc drastiques en faveur de la biosphère…
LE MODELE AUTORITAIRE CHINOIS, REMEDE A L’EFFONDREMENT ?
Il est curieux de constater que ceux-là mêmes qui se disent prêts à jeter la démocratie aux oubliettes, au nom de l’urgence écologique, ne proposent pas cette « solution » lorsqu’il s’agit de régler d’autres problèmes aussi cruciaux, face auxquels, pourtant, le système semble aussi impuissant, comme la faim dans le monde, qui concerne tout de même un humain sur sept.
Il s’agit déjà de propos de riches, inquiets pour leur propre devenir, au point d’envisager de suspendre la démocratie, ou de la contourner, mais de préférence… chez les autres ! Cette tentation de la dictature verte fait systématiquement l’éloge du modèle chinois en matière d’écologie (qui m’apparait personnellement comme un contre-modèle) que ce soit à (l’extrême-) droite ou même à gauche. L’Institut Montaigne (think tank de la droite libérale) consacre ainsi un rapport au miracle de l’écologie chinoise, fondé, il est vrai, sur des fantasmes technologiques proches des siens. Cet espoir industrialiste vert est, nous assure-t-on, « conforté par la politique autoritariste et volontaire des tenants du pouvoir central sur le sujet ». France Culture comme France Inter consacrent des émissions au même miracle écologiste chinois. Le Figaro parle de « Ces Chinoises qui ont déjà tout compris à l’écologie » tandis que Valeurs actuelles renchérit « Pourquoi les Chinois ont compris l’écologie mieux que nous ». Le Nouvel Obs titre sur « La longue marche de la Chine rouge pour devenir verte ». Le site de gauche Le Grand soir ne fait pas mieux : « Le modèle chinois devrait inspirer tous les défenseurs du climat ! »
L’objectif ne serait-il pas pour certains de sauver les fantasmes technologiques, l’idée que le développement des forces productives serait l’équivalent d’une société « socialiste », et, pour d’autres, d’empêcher quelques milliards d’humains supplémentaires d’accéder à la consommation de masse, qui est effectivement une destruction de masse… On nous rejoue alors la grande scène des générations sacrifiées alors que le 20e siècle nous a au moins enseigné que tout appel au sacrifice conduit toujours au renforcement de la répression, idéologique d’abord, policière ensuite, car il faut bien faire taire ceux qui préfèrent chanter au présent, plutôt que d’entretenir des illusion sur d’hypothétiques lendemains qui chantent. Cette tentation de la dictature verte est prête au besoin à sacrifier, avec la démocratie, l’unité même du genre humain lorsque Cédric Villani, qui est un grand savant mais aussi un adepte du transhumanisme et de l’intelligence artificielle, explique que le vaisseau Terre aurait été livré sans mode d’emploi, comme si la crise écologique était la conséquence d’un manque d’expertise à laquelle une minorité augmentée allait pallier.
SOUTENIR UNE DEMOCRATIE ECOLOGIQUE SOCIALE ET POPULAIRE
La grande faute historique des tenants du court-circuitage de la démocratie, sous prétexte d’urgence écologique, est, cependant, ailleurs, elle est de croire que les gens ordinaires ne pourraient que désirer vivre à la façon des puissants, c’est pourquoi, il faudrait réprimer leurs désirs car, disent-ils, personne ne voterait pour un candidat disant la vérité selon laquelle il faudrait se serrer la ceinture, un peu, beaucoup, passionnément, voire à la folie, pour espérer sauver la planète. C’est pourquoi ils parlent de décisions « drastiques » nécessairement antipopulaires donc non gagnantes électoralement, c’est pourquoi ils ne croient pas à la possibilité de gagner démocratiquement la bataille de l’écologie…
Je fais, depuis 30 ans, le pari opposé, celui d’une écologie sociale et populaire, car tout prouve que les gens ordinaires ne sont pas des riches auxquels ne manquerait que l’argent. Cette vision est celle de Jacques Séguela, grand publicitaire du système, disant que « Si à 50 ans, on n’a pas de Rolex, c’est qu’on a raté sa vie ». Nous sommes des millions à ne pas avoir de montre de luxe, non pas d’abord faute de moyens financiers, mais parce qu’on n’en a pas le désir. Sauf que les puissants n’arrivent même plus à imaginer qu’on puisse avoir d’autres désirs qu’eux.
Le combat pour l’écologie n’est pas une machine de guerre contre le désir de bien vivre, mais un conflit entre plusieurs conceptions de la « vie bonne ». La démocratie ne peut donc qu’être au cœur de l’écologie, car c’est au plus grand nombre d’imposer sa propre conception de la jouissance, une jouissance d’être et non pas d’avoir, une jouissance qui repose sur la « fabrique de l’humain » c’est-à-dire la primauté des services publics et des biens communs. La démocratie est intrinsèquement soluble dans l’écologie, pour peu qu’elle soit populaire et sociale, car les gens ordinaires entretiennent d’autres rapports au travail, à la consommation, à l’argent, à la nature, au temps, à l’espace, à la maladie, au vieillissement, à la mort, donc à la vie.
L’ESCARGOT MUNICIPALISTE CONTRE LE TIGRE CAPITALISTE
Les propositions des objecteurs de croissance en matière de démocratie épousent celles qu’ils font en matière de relocalisation contre la globalisation, de ralentissement contre l’accélération, de retour du principe coopératif contre l’esprit de concurrence, de choix d’une vie simple contre le mythe de l’abondance, de planification écologique démocratique contre le tout-marché, de gratuité contre la marchandisation… Les expériences que nous menons avec des centaines de ville prouvent que nous devons marcher systématiquement sur nos trois jambes, l’égalité sociale, la justice écologique et l’implication citoyenne, c’est-à-dire la démocratisation de la vie sociale y compris des services publics. Le succès n’est au rendez-vous que si nous avançons vers une démocratie des usagers maitres de leurs usages, que si nous développons un nouveau municipalisme éco-socialiste. C’est pourquoi nous disons que le moment est venu de mettre un escargot municipaliste plutôt qu’un tigre capitaliste dans le moteur des grandes villes, car toute accélération profite toujours aux plus riches et détruit la planète. Nous faisons le choix d’un ralentissement généralisé car l’éloge de la lenteur répond aussi à la volonté de renouer avec les temps politiques qui sont ceux de la maturation des projets, de la délibération citoyenne, des choix démocratiques, temps politiques qui sont aussi ceux de la rupture, y compris avec l’idée d’une professionnalisation du politique, d’où la volonté de réduire le nombre de mandat, d’organiser des référendums révocatoires, bref dans finir avec l’idée aujourd’hui dominante qu’on puisse faire carrière dans la représentation des autres.
Paul Ariès est politologue, rédacteur en chef de la revue les Zindigné€s et directeur de l’Observatoire International de la Gratuité.
Ouvrages de Paul Ariès sur ces thèmes
- Ecologie et cultures populaires, Utopia, 2014
- Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes, Max Millo, 2013
- Désobéir et grandir, Vers une société de décroissanc, Ecosociété, 2018
- Gratuité vs capitalisme, Larousse, 2018