S’inspirant d’un poète de Sarajevo, l’écrivain Erri De Luca le résume dans un très beau texte : les exilés d’outre-Méditerranée, qui cherchent à se sauver de leurs pays qui brûlent, voient l’Europe comme le marteau rouge qui, dans les transports publics, sert à briser la vitre en cas d’incendie ; tandis que l’Europe, elle, aspire à être la vitre incassable de l’autobus en flammes… sur lequel elle a jeté elle-même des bombes incendiaires, ou, c’est selon, qu’elle a laissé partir en fumée.
L’allégorie du marteau, de la vitre et de l’autobus en flammes est symptomatique de la complexité des questions et des facteurs qui tissent la tragédie des exodes syriens, libyens, irakiens, afghans, érythréens dans un monde globalisé : un « tout » dont les parties sont interdépendantes. Le problème auquel nous avons à faire face à ce stade, indique le penseur de la complexité Edgar Morin, est que les liens – ceux entre le tout et les parties, mais aussi entre les parties elles-mêmes – sont encore largement impensés1. En cause, selon lui : une approche qui dissocie, plus qu’elle ne met en rapport, les déséquilibres d’une économie mondiale trop peu régulée, la myopie d’une géopolitique des intérêts particuliers, la tyrannie de régimes autoritaires postcoloniaux aux traits mafieux, tribaux ou claniques, les bouleversements internes des sociétés, des cultures et des appartenances, là et ici, exposées aux vents de la mondialisation marchande et consumériste, le déchaînement, en retour, des fanatismes identitaires et religieux.
De ce côté-ci de la vitre, l’Europe, pourtant née, après la Seconde Guerre mondiale, pour empêcher de nouvelles guerres, contre les fascismes et les racismes, n’est aujourd’hui qu’une « expression économique », assène Erri De Luca. Peut-être, justement, parce que vouée à son édification pacifique interne, l’Union a choisi de tourner le dos au passé, c’est-à-dire aux conflits dans son voisinage proche. Face aux guerres de la Méditerranée, elle ne décide rien : « Elle attend que le pire gagne pour conclure de nouvelles affaires. Le déplacement de masses humaines en exode forcé est l’effet collatéral de cet opportunisme inerte. » Et cet exode, « sortie » en grec, poursuit De Luca, les pouvoirs nationaux européens ne veulent pas en (re)connaître publiquement la cause. Ils ne se prononcent, avec angoisse, que sur l’effet « entrée », alimentant peurs, préjugés et rejets domestiques.
EXIL FORCÉ ET FORCE DE L’EXIL
À cet instant, il importe de rappeler, comme le fait un autre auteur, Laurent Gaudé, qui a publié le magnifique poème « Regardez-les » dans l’hebdomadaire français Le Un, que les mots, avec leur culture, leur histoire et leur imaginaire, ont un réel pouvoir. S’ils ne sont pas une issue, ils peuvent en indiquer la voie…
Ainsi, le mot exil. Au départ, c’était une peine juridique consistant en un bannissement ou un éloignement de ceux qui étaient considérés, d’une manière ou d’une autre, comme des éléments de désordre… ou de résistance illégitime à l’ordre établi. Le mot s’est appliqué, au fil du temps, à quiconque est contraint de vivre hors de sa patrie, hors de là où il appartient, hors de soi, donc, non plus par une décision juridique, mais par la force des choses.
Ce non-choix de l’exil est ce que vivent les réfugiés d’aujourd’hui : « Ces populations déracinées de force, argumente le sociologue des migrations Smaïn Laacher, fuient des sociétés tellement déstructurées qu’elles y étaient étrangères chez elles avant de le devenir chez nous. »
Le tragique de ce destin ne saurait toutefois réduire les exilés à cette condition « étrangère », soit, littéralement, qui n’appartient pas ou qui serait vouée à n’appartenir à aucun groupe. Qui n’est pas propre ou naturel à… « notre » culture, par exemple. Qui n’a pas de part à… la vie d’ici et qui n’aurait pas à s’en mêler. Ils seraient alors condamnés à demeurer des « corps étrangers », où qu’ils aillent. On peut préférer une lecture enrichie, inclusive, du terme, et considérer leur « étrangeté » comme une singularité forte plutôt que sous les traits déformés d’une anomalie à éliminer. Car l’expérience de l’exil augmente probablement plus qu’elle ne mutile ceux qui la vivent.
On s’en remettra, une fois encore, pour s’en convaincre à la démonstration par les mots. Être en exil, c’est être aussi, d’une certaine manière, « hors de soi », ce qui signifie, aussi, en français, être en colère. Ce qui fait affluer, en soi cette fois, l’adrénaline de la révolte, de la résistance, et de l’énergie créatrice qui l’accompagne. Des témoins de la vie dans les camps de réfugiés syriens en Jordanie ou au Liban le disent : les femmes et les hommes qu’ils ont rencontrés mettent en œuvre une énergie insoupçonnable pour assumer leur « peine » (dans tous les sens du terme), pour transformer une sombre fatalité en une responsabilité éclairante. Tant pour eux, qui sont en route vers une autre vie, que pour ceux, aux points d’arrivée, dont le cadre de vie en sera inévitablement modifié, peu ou prou.
En ce sens, notre rapport social et politique aux « gens de l’exil » ne saurait être celui de leur dépendance « victimaire » à l’égard du secours que leur porte l’admirable mobilisation citoyenne, un peu partout en Europe. Pas davantage qu’il ne peut se réduire à la question du bon vouloir ou des « efforts » de nos gouvernements à se répartir le « fardeau » au mieux, c’est-à-dire, pour beaucoup d’entre eux, au « moins ». Ceux que l’on accueille et que l’on aide ne sont ni nos invités, ni nos obligés.
RÉALITÉ À DURÉE INDÉTERMINÉE
Comme en miroir, les sociétés européennes sont confrontées, elles aussi, à la réalité forcée de la venue sur leur sol de ces exilés. Celle-ci, pour elles, n’est pas non plus un choix, encore moins une chance ou une malchance : « Dire que l’immigration est une chance, note à ce propos l’historien Patrick Weil, c’est seulement faire l’inverse de ceux qui expliquent que c’est une malchance. »2 Ni charge, ni chance, les exilés qui viennent chercher refuge sont une réalité, à la fois déjà ancienne, présente, et en devenir. Et les arguments utilitaires mis en avant pour la décrire ou la faire accepter manquent leur cible. Car l’exil de ces populations correspond avant tout à une dynamique des droits, rappelle le démographe français François Héran : « Les immigrants ne viennent pas pour combler les trous de la pyramide des âges ou pour exercer tel ou tel métier en tension, ils viennent parce qu’ils en ont le droit. »3 Qu’ils se soient mis en route pour échapper aux persécutions inhérentes à la guerre, ou que celle-ci ait détruit le tissu économique et social de leur vie (maisons, écoles, emplois…). Comment distinguer ?
Et cette réalité-là est appelée à s’inscrire dans une durée indéterminée, dès lors que plus des deux tiers des crises graves et des conflits observables en 2015, pointe le géographe Michel Foucher, se situent à moins de 6 heures de vol de Bruxelles. Espérer mettre un terme – ou un goulot d’étranglement – à ces exodes collectifs, pour ainsi dire structurels, est une illusion. En ce sens, les exilés et l’exil ne sont pas des « fugitifs » : un phénomène qui passe, disparaît et s’éloigne rapidement. Il appelle, au contraire, l’établissement d’un nouveau contrat social, à durée indéterminée, lui aussi. Pacte qui devra se négocier dans un espace de tension politico-juridique et éthique déjà ancien, comme l’a montré le philosophe Jacques Derrida dans son ouvrage De l’hospitalité (1997) : tension entre, d’une part, la loi de l’hospitalité absolue, de tradition millénaire, qui exige d’accueillir l’autre sans condition, et, d’autre part, les lois politiques de l’hospitalité, qui limitent et conditionnent cet accueil. En en tant que telles, elles traduisent un pouvoir sur autrui : pouvoir d’accepter ou de refuser, de filtrer, de sélectionner. Mais, en même temps, si limitatives soient-elles, ces lois souveraines tirent leur pouvoir du principe inconditionnel et du droit fondamental, premiers, de l’accueil.
LA CONFLICTUALITÉ, SIGNE D’INTÉGRATION
Anticipons les difficultés d’une telle négociation, au principe même du débat d’actualité en cours, par un nouveau retour au sens des mots. Et tentons de comprendre ce qui, dans notre époque connectée sur l’immédiat et l’immédiatement utile, amène la perception commune des choses à fonder « l’étrangeté » des exilés en corps étranger, plus souvent qu’en « étranger intime », selon la belle formule du philosophe Daniel Bensaïd.
Précieux outil, le Dictionnaire culturel en langue française nous rappelle ceci : « Lorsque l’étranger se caractérise par le défaut d’appartenance à un groupe ou de résidence dans un lieu, c’est par rapport au milieu fermé que constitue ce lieu (village ou empire). Une situation inverse se caractériserait par l’appartenance de tous à un état où l’ensemble des êtres humains se verraient conférer même droits et mêmes devoirs. La situation de l’« étranger » est entre les deux (…) Ce rapport demande une décision d’accueil ou de rejet de la part des uns à l’égard de l’autre. » Cette définition range assurément la notion d’étranger dans le politique et le juridique. Dans l’arbitrage d’une tension, donc, d’un conflit ou d’une conflictualité.
Par ailleurs, l’exil est en soi, lui aussi, une tension : un conflit entre l’amour ou l’habitude d’un lieu et les inconforts ou les dangers qui en émanent. C’est la reconnaissance de cette conflictualité intérieure en mouvement qui a permis, dans l’histoire, de dissocier les deux notions d’« ennemi » et d’« étranger », confondues dans leur racine latine hostis. Exil, en ancien français, a eu également les sens de « détresse, malheur, tourment », ainsi que de « ruine, destruction »… Il est remarquable de constater, ici aussi, enfouie au plus profond de la langue, l’existence d’une logique d’interdépendance conflictuelle : la « détresse » en marche des uns vient s’entrechoquer avec les « tourments » des autres ; la « ruine » des vies d’origine des premiers passe pour un facteur potentiel de « destruction » des sociétés des seconds.
Il y a de la conflictualité, donc. Et c’est une bonne nouvelle ! Car cela permet de ranger la notion d’étranger, non dans la catégorie belliciste et excluante d’ennemi ou d’adversaire, mais dans celle, incluante, du politique et du juridique, qui sont les instances d’arbitrage des tensions de la société, de ses conflits ou de la conflictualité. Pour le dire autrement, être en conflit – l’histoire politique et sociale de l’Europe démocratique nous l’enseigne –, c’est le premier pas d’une relation ou le signe de l’intégration en marche.
Là, en revanche, où la conflictualité n’est même pas reconnue et où l’exilé est traité en ennemi ou en menace pour l’existence du lieu (alors que c’est son existence qui est menacée), seule la violence peut advenir : celle des barbelés et des matraques, celle d’un croc-en-jambe nationaliste révélateur, celle des commentaires haineux et racistes sur les forums numériques, celle des expéditions punitives, demain comme hier.
RETROUVER LE SENS ET LA FORCE DU « NOUS »
Se préoccuper de la conflictualité, plutôt que réoccuper les postes-frontières, c’est tout le propos du tissage difficile à opérer des droits (d’asile) et des devoirs (d’accueil), des pouvoirs législatifs et des possibles existentiels. C’est, ce doit être, le propos de la politique. Pour que l’émoi actuel ne dégénère pas en pure opération de charité ou en opportunisme sécuritaire, il importe de repolitiser, sur toute sa longueur, cette problématique que l’historien des idées François Cusset, parmi d’autres, estime vitale pour l’avenir politique de l’Europe. Le mouvement doit venir non pas du seul monde politique, mais du monde social, culturel, médiatique… dans son ensemble. Car, ainsi que l’écrivait Paul Valéry qu’aimait à citer Daniel Bensaïd, « c’est en quelque sorte l’avenir du passé qui est en question ».
Se donner cette responsabilité revient à se demander comment se forme et se reforme un collectif, à quelles conditions le ciment « prend », mais aussi pourquoi il y a des communautés, pourquoi il y a de la nation… et de l’adhésion aux unes ou à l’autre. Bref, il s’agit de réfléchir à comment relier ce qui est séparé, comment « retrouver, au royaume morcelé du moi-je, le sens et la force du nous ». Non en tant que chimère de fusion ou d’harmonie, mais comme antidote à l’écroulement du politique, d’une parole politique et d’un pouvoir politique qui est l’instance d’arbitrage historique et légitime, en démocratie, entre tous les intérêts en présence.
Rétablir le politique dans son autorité, dans cette autorité-là, exige, pour commencer, de subvertir le stade ordolibéral des contraintes et des contrôles qui tiennent lieu de politique à l’Europe. C’est pourquoi il importe de démasquer l’hypocrisie de ceux qui, fédérations d’employeurs ou directeurs de communication du néolibéralisme, instrumentalisent l’accueil des réfugiés pour en faire une enseigne morale du supermarché immoral et immuable qu’ils défendent. Comme d’autres avant ont instrumentalisé la protection de la couche d’ozone pour vendre plus de voitures. « Humanité couvrant les cruautés de l’argent-maître », résume Debray dans son ouvrage Le moment fraternité – écrit bien avant la révélation des turpitudes de la firme VW…
Il faut pouvoir dépasser, également, une conception calculatrice de l’hospitalité : jusqu’ici, celle-ci se mesure à partir des données Excel des « réalités objectives » (politiques, sociologiques, démographiques, économiques…), et elle est indexée sur la courbe montante ou rentrante des démagogies électoralistes tantôt viriles, tantôt apeurées : quand la victoire électorale de demain pense pouvoir se construire sur le dos des réfugiés que l’on cherche à refouler ou à limiter aujourd’hui, c’est le principe d’humanité qui est mis en échec politique.
VALEURS EN RADE, COUTEAUX TIRÉS
On le sait, la logique comptable et ses faux-nez de rationalité ne suffiront jamais à faire autorité, ni société d’ailleurs. Au contraire : ils fracturent le corps social, ils dissolvent le sens de l’humanité dans le trading pour compte propre. Il existe, en effet, bel et bien un lien entre l’emprise de l’idéologie économiste sur nos vies, le recul du politique et de la culture, et le surgissement des fanatismes : « La fin de la politique comme religion entraîne le retour des religions comme politique, expliquait le même Régis Debray en début d’année, au lendemain des attentats de Paris. Le tout-économie, dont le tout-à‑l’égo est un effet parmi d’autres, accélère ce mouvement de balancier jusqu’à la folie. Il y a une sorte de cercle vicieux entre le désert des valeurs et la sortie des couteaux. Entre la dévaluation de l’État et le retour au tribal, le repli sur les périmètres de sécurité primaires. »
De même, la « modernisation » du politique – sous la double influence du culte de la communication et des calculs de la gouvernance économique – a‑t-elle conduit au désencadrement des populations des marges par les partis et les piliers (communistes, là, socialistes ou démocrates-chrétiens, ici). Là où le militant syndicaliste et le prêtre-ouvrier parvenaient encore à imposer « un peu de pudeur à la loi du fric et aux bourgeois déculturés », il tend à ne plus rester que précarisations et régressions de la mise en concurrence de tous contre tous. Surtout, à vrai dire, des pauvres contre les pauvres.
C’est pourquoi il est temps, sans doute, d’en finir avec les politiques et avec les symboles de la force. Dans la société du risque contemporaine, comme dans la société industrielle de jadis, la vulnérabilité est autant ce qui dresse les uns contre les autres, que ce qui les réunit autour d’une condition et d’une ambition communes. Aussi peut-on envisager de penser une telle perspective en réhabilitant la primauté du faible – ou des faibles – sur le fort : comme l’a suggéré Hannah Arendt, c’est peut-être à partir de ceux qui n’ont nulle part où aller, victimes des guerres lointaines comme exilés intérieurs de la globalisation économique néolibérale, que la démocratie peut être reconstruite.
- Dernier ouvrage : L’aventure de La Méthode, Seuil, 2015
- « L’immigration n’est ni une chance, ni une malchance. C’est une réalité », Le Un, 9 septembre 2015
- « Nous sommes un grand pays d’immigration, pas un pays d’asile », Le Un, 9 septembre 2015