UNE RÉVOLUTION PERMANENTE
Le capitalisme est par essence une révolution permanente. « La bourgeoisie ne peut exister sans bouleverser constamment les instruments de production, donc l’ensemble des conditions sociales. La bourgeoisie a créé des forces productives plus massives et plus colossales que ne l’avaient fait dans le passé toutes les générations dans leur ensemble » écrit Karl Marx. Le capitalisme transforme, par des ruptures et des innovations continues, la valeur d’usage d’une marchandise en valeur d’échange. Dans la phase actuelle de développement de ce système économique, mondialisé et financiarisé, de plus en plus de biens et de services, matériels ou immatériels, sont convertis en stricte valeur d’échange. Ils sont intégrés dans le marché, se voient attribuer un prix et une propriété privée et ce sont ces composantes qui lui confèrent leur valeur. On peut nommer ce processus de réification et de privatisation, la marchandisation du monde. Comme une vague qui progresse inexorablement, une multitude de produits, de sentiments, de services, d’attitudes sont captés par le grand marché planétaire. Colonisation économique des imaginaires, de moins en moins de choses possèdent une valeur en soi. Triomphe absolu du calcul, de la quantité, de la rentabilité, de la compétitivité. Nouvelle religion de l’argent avec le Dieu marché et définition anthropologique terminale de l’humain : l’Homo Œconomicus. Je vends et j’achète donc j’existe.
UNE CONSTRUCTION HISTORIQUE
Il faut souligner tout d’abord que l’échange marchand est une construction historique et qu’il n’existe pas de « nature humaine » universelle qui inclinerait les hommes à privilégier les relations de type commercial. Karl Polanyi a magnifiquement démontré qu’au cours de l’Histoire bien d’autres modes économiques ont coexisté sur le principe de réciprocité (don et contre-don), sur la redistribution par une autorité centralisée et sur l’administration domestique par l’autarcie. L’extension et l’émancipation de l’échange marchand qui s’étend à tous les domaines pour aboutir à la société de marché est le résultat d’un processus historique entamé par la révolution scientifique à l’aube des Temps modernes et amplifié par la révolution industrielle, les transformations politiques, les mutations technologiques, sources multiples de la dynamique du capitalisme. Ces formes alternatives d’échanges réapparaissent d’ailleurs aujourd’hui dans un foisonnement d’initiatives qui refusent la logique écrasante du marché.
Nous en sommes en effet arrivés à un point exceptionnel d’intensification de la marchandisation. Tout, en rêves pour certains, en théorie pour d’autres, en pratique pour tous, peut désormais être absorbé sur le marché et susceptible d’être vendu et acheté. Des baleines à la police, des corps à l’armée, de l’adoption des enfants à l’air que nous respirons, de l’amour aux îles, des mots d’excuses à nos organes vitaux, tout, absolument tout, peut potentiellement être converti en valeur d’échange, en argent, en tarifs, en comptes, en chiffres, en investissements. L’économie a englouti nos existences jusqu’à la langue que nous utilisons : nous gérons nos enfants, nous investissons dans notre capital de relations, nous quantifions notre nombre d’amis… Le capitalisme n’a pas seulement contaminé nos pratiques économiques classiques pour satisfaire nos besoins matériels. Il s’est insinué dans nos cœurs et nos esprits au point d’ensorceller nos existences en traçant notre code de conduite vital. Il nous assigne une nouvelle définition univoque du bonheur : accumuler sans relâche biens et services. Le centre commercial a remplacé le recueillement à l’église.
UNE CRITIQUE EXISTENTIELLE DU CAPITALISME
Christian Anrsperger, parmi bien d’autres, a déconstruit avec une stimulante profondeur les mécanismes psychologiques et sociaux par lesquels nous adhérons de fait, consciemment ou inconsciemment, au système capitaliste. Ce dernier produit sans cesse du désir, constituant essentiel de l’humain de Spinoza à Freud. « Il nourrit de façon mécanique les angoisses mêmes qui lui donnent de la force » écrit Christian Anrsperger. Qu’est-ce à dire ? « Si exister, c’est vivre mortel, ensemble avec d’autres mortels », nous devons inlassablement conjurer cette double finitude (la mort et les autres) et le capitalisme est une manière particulière de répartir les finitudes entre les personnes. Ce que dissimulent nos actes économiques, de la production à la consommation, du travail à l’épargne, ce sont nos tentatives, vaines à l’échelle de ce système, d’apaiser notre anxiété face à notre indépassable fin et face à la rivalité des autres. Pour l’exprimer avec mes mots, le capitalisme donne l’illusion de l’élixir de l’immortalité et de la reconnaissance sociale éternelle. Sa fantastique puissance provient du fait qu’il attise à la fois nos angoisses et nos désirs de les surmonter dans un cycle infernal et sans fin.
D’où la nécessité d’inventer des attitudes existentielles et des pratiques politiques qui rompent radicalement avec ce tourbillon maudit. D’où des métamorphoses personnelles et sociétales révolutionnaires pour tenter de s’extraire de ce torrent qui nous emporte avec une brutalité inouïe. Quelle force de tempérament et de caractère, quelle imaginaire libéré, quelle conscience lucide, quelle alternative politique permettront d’échapper à ce tsunami de désirs et d’angoisses ? C’est l’enjeu crucial de la construction d’une éthique de l’existence post-capitaliste. Une subversion de notre soi, de notre rapport aux autres et au monde. Programme démesuré qui dépasse l’entendement humain ? Certains, seuls ou collectivement, ont parfois pris, au cours de l’Histoire, ce prometteur chemin de traverse.
CE QUE L’ARGENT NE SAURAIT ACHETER
Il n’empêche, hic et nunc, que le balancier oscille à l’inverse. Michael Sandel analyse, à l’aide d’exemples concrets, la fulgurante progression de l’engrenage capitaliste qui convertit de plus en plus de biens, de services, de sentiments en argent. Du ventre des femmes en Inde à la cellule de prison, du droit d’émettre du carbone à l’admission dans une école, du droit d’immigrer à la location du front des personnes, du fait de patienter dans une file d’attente à celui de servir de cobaye humain, de combattre dans une armée privée à l’achat de la présentation d’excuses, le processus de vente, de location, d’investissement s’accroit à une vitesse stupéfiante. Jusqu’où l’argent peut-il progresser ? L’amitié ? Le prix Nobel ? Un toast de mariage ? Un corps humain ? Des déchets nucléaires ? Et demain une âme, une vertu, une étoile, un regard ? Où fixer les limites ? Sur quels critères ?
Un des grands enseignements des analyses de Michael Sandel, comme le rappelle Jean-Pierre Dupuy, est de démontrer que l’échange marchand change la nature du bien échangé. Le marché, contrairement à la doxa dominante, n’est pas neutre axiologiquement. La valeur d’échange peut corrompre l’essence du bien ou du service. Par sa mise sur le marché sa nature intrinsèque se corrompt. Et c’est l’un des critères principaux retenus pour établir la limite à la marchandisation d’un bien. Une amitié achetée reste-elle une amitié ? Peut-on vendre le droit de faire du tort aux autres ? Doit-on gratifier les étudiants qui ont de bonnes notes ? Cette possibilité transformerait fondamentalement l’amitié, l’agressivité ou l’éducation. Elles en seraient dénaturées. Elles n’ont donc aucune raison éthique d’être mises sur le marché.
Une autre ligne de démarcation, plus classique mais essentielle devrait être que les biens communs de l’humanité qui garantissent à tous dignité et épanouissement ne dépendent pas de manière centrale de la logique du marché. L’accès devrait en être universel. Cela concerne aussi bien les biens de première nécessité comme l’eau, le pain, les médicaments ou un environnement sain, que les services comme l’enseignement, la santé, le logement ou la culture. Cela pose des problèmes éthiques et politiques considérables qui autorisent des débats cardinaux comme ceux de la gratuité, des services publics, de la structure tarifaire, de la justice redistributive, de l’allocation universelle ou d’un revenu maximal.
Une récente étude économique démontrait combien les entrepreneurs américains détestaient les cadeaux, entorse majeure à la détermination de la valeur par le seul critère de l’argent. Pour eux, le cadeau est absurde sur le plan économique et même dévalorisé par les gens mêmes qui le reçoivent. Le capitalisme n’aime décidément pas l’échange gratuit et désintéressé. Ne lui faisons pas de cadeaux.