Lorsqu’on pense à la géographie, on pense assez directement au découpage des pays sur des planisphères. Une frontière se résume-t-elle à une ligne tracée sur une carte ?
Jusqu’à il y a 20 ou 30 ans, on considérait que les frontières représentaient les limites de souveraineté d’un État. Un traité en instituait le tracé et toute une série de normes, règles et lois venaient en régir le fonctionnement en terme de taxes, de droit de passage ou de visas. On est sorti de cette vision. Ce n’est pas qu’elle n’existe plus, mais il faut aller au-delà. Car les frontières sont aussi le produit d’une construction sociale qui émane du quotidien des gens. Ça ne se résume donc pas à une ligne tracée sur une carte : c’est une approche plutôt géopolitique ou de géographie politique qui avait cours il y a quelques dizaines d’années, mais qui a été fortement critiquée au cours des deux dernières décennies. On est passé à une approche beaucoup plus processuelle (la frontière comme construction sociale) puisque la frontière ne se limite pas au tracé d’une limite de souveraineté territoriale, mais engage de manière assez fondamentale toute une série de pratiques et de représentations spatiales et sociales qui à la fois façonnent et découlent directement de la vie quotidienne des gens.
Dans la recherche académique, en géographie, mais pas seulement (par exemple dans les border studies qui sont un champ pluridisciplinaire), on a une approche de la frontière qui va s’intéresser aux discours des acteurs, aux pratiques quotidiennes des habitants des régions frontalières, mais aussi de toutes sortes d’acteurs concernés par ces frontières et on les confronte à des approches plus institutionnelles des États ou d’acteurs supraétatiques comme l’UE. On est vraiment sorti de cette vision d’une frontière fixe, linéaire et institutionnelle. Il y a toujours une dimension de permanence, d’effets qui perdurent même au-delà de l’ouverture des frontières, mais on ne peut pas se limiter à cela. Il faut y adjoindre toute une série de pratiques et de représentations qui émanent d’une grande diversité d’acteurs. À la fin, la frontière est aussi ce que les personnes qui y sont confrontées en pensent, comment ils la pratiquent et la conçoivent.
Ces manières de la concevoir peuvent-elles faire varier la forme qu’elle prend ?
Ça peut faire varier les attitudes et les pratiques. Une frontière légitimée dans la société sera plus encline à être respectée par les populations concernées. Tandis qu’une frontière politique qui est fortement contestée par des populations locales va engendrer toute une série de pratiques de contournements ou de contestations. Le cas des frontières entre Israël et les territoires palestiniens constitue un exemple emblématique.
Dans les approches contemporaines, il y a tout un mouvement notamment guidé par les travaux d’un philosophe français, Étienne Balibar, qui a plaidé pour une vision des frontières qui va bien au-delà des limites politiques fixes et transcrites dans l’espace. Désormais, les frontières sont mobiles et elles sont partout. En effet, des pratiques de contrôle et de surveillance qui étaient jadis opérées le long des frontières territoriales des États se sont récemment diffusées à la fois vers l’intérieur et l’extérieur des territoires.
On est face à un processus où les frontières se sont démultipliées, en même temps qu’elles se sont en partie dématérialisées et déterritorialisées ; on les retrouve donc à bien des endroits différents et sous des formes variables. Par exemple, dans les systèmes de transports : alors qu’on est parfois très loin de la limite territoriale d’un État, vous pouvez faire l’objet d’un contrôle « frontalier » où votre identité et la légitimité de votre présence au sein du pays seront considérées. Ainsi, la douane volante procède à des contrôles de frontière dans le TGV entre Bruxelles et Paris ou évidemment dans les aéroports internationaux. Mais ça va encore plus loin avec toutes sortes de dispositifs technologiques qui permettent de suivre des flux de personnes de manière très élaborée sur certaines frontières qui sont considérées par les États comme problématiques d’un point de vue sécuritaire. C’est notamment le cas de la frontière extérieure de l’UE ou encore de la frontière entre les États-Unis et le Mexique où l’on assiste à un processus de militarisation. On est ainsi bien au-delà d’une démarcation de la limite territoriale d’un État : la frontière englobe tout un dispositif de contrôle à géométrie variable et qui peut s’étendre à l’ensemble du territoire et même au-delà.
La frontière se dématérialise ?
Oui, car la notion de frontière englobe également un ensemble de pratiques, de croyances et de valeurs qui contribuent à construire une identité nationale en fonction du référent territorial qui est pris en compte. Y sont incluses les formes de légitimation des États à travers les commémorations, les monuments symboliques ou les rites comme les hymnes nationaux. Il s’agit d’un ensemble de marqueurs nationaux qui sont très souvent situés loin des frontières territoriales, dans les capitales et autres hauts lieux. Il s’agit de symboles qui contribuent à façonner une identité nationale, un sentiment d’appartenance à un groupe et à un territoire et qui permettent de se distinguer des autres, donc de construire et de renforcer une frontière à la fois sociale et spatiale.
Que pensez-vous de l’idée de « frontières naturelles » ?
C’est une notion éminemment politique qui est liée à l’affirmation des États et à la construction de leur territoire et donc de leurs frontières. Présenter les frontières comme naturelles était une manière pour les États de légitimer l’étendue de leur territoire ou de justifier leur expansion. Pour cela, on s’appuyait sur la présence de barrières naturelles comme un littoral, un fleuve ou une formation du relief. Mais les frontières n’ont évidemment rien de naturel : ce sont des constructions politiques et sociales.
On se représente souvent les frontières comme des choses immuables, fixes et très stables alors que l’Histoire montre que les délimitations d’un territoire peuvent basculer d’un instant à l’autre.
Bien sûr, elles sont stables jusqu’au moment où elles ne le sont plus… Et même quand la ligne n’a pas bougé territorialement ou physiquement, la manière dont la frontière est mise en œuvre d’un côté et vécue, ressentie de l’autre, elle, peut bouger. C’est pourquoi on met de plus en plus en avant le concept de bordering, de frontière comme processus ou même de frontière mobile.
C’est-à-dire ?
C’est l’idée qu’on n’est pas obligé d’être juste à la limite d’un territoire pour ressentir un effet de frontière. On peut faire l’objet de toute une série de contrôles, être pris dans des dispositifs de surveillance, être stigmatisé comme n’appartenant pas à telle catégorie sociale ou entité spatiale ou au contraire affirmer son appartenance et une certaine exclusivité sur un territoire, même à distance de la frontière.
Ces processus liés à la construction sociale des frontières peuvent bouger dans l’espace, prendre des intensités variables dans le temps, avec des phases de crispation aigüe et puis des phases de relâchement. On parle donc plutôt de bordering, une notion qui met l’accent sur l’aspect dynamique des frontières qui peuvent tantôt s’ouvrir (on parle alors de debordering), tantôt se refermer (il s’agit alors de rebordering). Dans le cadre du processus d’intégration européenne, on a assisté à une formidable phase de debordering au cours des années 1980 – 1990, la création d’un Marché commun ou l’instauration des accords de Schengen en constituant des moments clés. Si les frontières à l’intérieur de l’Union européenne se sont ouvertes à la mobilité des biens, des services et des personnes (du moins en ce qui concerne les ressortissants des pays de la zone Schengen), elles n’ont pas disparues pour autant. De nombreuses différences réglementaires, fiscales et liées aux politiques publiques nationales subsistent et les États ont la possibilité de réintroduire des contrôles aux frontières et donc de déroger aux principes de la libre circulation. Ces dernières années, on observe une tendance au rebordering, au niveau des frontières externes de l’Union européenne sous la pression des vagues migratoires qui affluent en Europe, mais également en ce qui concerne les frontières internes, avec des crispations identitaires et une tentation du repli qui tend à se diffuser à travers les pays européens. Les deux mouvements sont en fait intimement liés ; ils ne font pas que se succéder. Ils s’influencent et se nourrissent l’un l’autre dans un mouvement dialectique.
Si on supprime des frontières, réapparaissent-elles ailleurs sous d’autres formes ?
Au début des années 90, on a eu une mouvance qui mettait en avant l’idée d’un monde sans frontières, d’une Europe sans frontières parce qu’on était dans une phase de déconstruction et d’ouverture de ces frontières, de relativisation du rôle des États dans la régulation du développement économique et des politiques sociales. Mais on s’est vite rendu compte que cette ouverture des frontières n’était pas synonyme de disparition des frontières. Il y a un certain nombre d’effets qui peuvent perdurer au-delà de l’ouverture des frontières, notamment des effets hérités liés à des différentiels socioéconomiques ou culturels qui perdurent pendant de nombreuses années et qui peuvent même, c’est paradoxal, mais fréquent, être amené à se reproduire dans le temps en dépit du fait que les frontières se sont ouvertes.
Par exemple ?
Mes recherches portent surtout sur la notion de frontière comme ressource. La frontière peut donner lieu à différentes formes de ressources. Une des ressources est évidemment l’activation de différentiels socioéconomiques. Cela marche surtout lorsque les frontières ont été ouvertes, mais qu’il y a des niveaux de développement différents de part et d’autre de la frontière (par exemple en ce qui concerne les niveaux de salaire ou les taux de chômage). Au Luxembourg, on connait la question puisque les frontières sont largement ouvertes avec la France, l’Allemagne et la Belgique, mais il y un différentiel de salaire assez conséquent couplé à une compétitivité économique plus forte et, du coup, on a tous les jours 160 000 travailleurs frontaliers qui viennent travailler au Luxembourg et qui résident dans les régions frontalières. C’est donc l’utilisation d’une frontière comme ressource puisqu’ils habitent dans les périphéries frontalières où les logements sont à peu près deux fois moins chers qu’au Luxembourg tout en bénéficiant d’un emploi avec un salaire plus élevé que dans leur pays de résidence. On aurait pu penser – et une partie de la politique régionale européenne est basée sur cette hypothèse — qu’en ouvrant les frontières et en augmentant les interactions, une forme de rééquilibrage allait s’opérer et qu’on observerait une convergence socio-économique le long des frontières. En réalité, ce n’est pas ce qui s’est passé. Les interactions transfrontalières, par exemple le travail frontalier que j’évoquais précédemment, contribuent à reproduire ces différentiels.
Il y a toutes sortes d’autres effets liés aux frontières qui peuvent perdurer au-delà de leur ouverture. Tout ça n’est pas linéaire ou fixé une bonne fois pour toutes. Il y a des revirements, des effets désactivés pendant un certain nombre d’années ou de décennies qui sont réactivées soit par des acteurs publics soit de manière moins officielle par un certain nombre de pratiques qui vont se greffer sur les frontières. C’est vraiment une réalité mouvante et donc dynamique. Il faut vraiment sortir de cette idée de frontière comme fixe et intangible.
On constate actuellement qu’on peut avoir des usages très différents de frontières suivant qu’on est riche ou pauvre, habitant du Nord ou du Sud du monde.
L’usage des frontières est par définition inégalitaire puisqu’il y a toujours un acteur ou un groupe social, une communauté, qui est à l’origine de l’institution de la frontière, de son imposition. Un groupe social qui est, ou devient par là même, un acteur politique en a défini les règles de fonctionnement et de passage aux dépens d’un autre groupe. Ce n’est pas une construction sociale et spatiale qui est neutre : il y a toujours des rapports de pouvoir qui se jouent autour d’une frontière, de son contrôle, son maintien ou sa contestation. Songez par exemple à la différence entre les passeports belge, britannique ou français qui permettent à leur détenteur de voyager dans plus d’une centaine de pays dans le monde sans visa et les passeports soudanais, mauritanien ou sénégalais qui ne permettent bien souvent pas à leur ressortissant d’aller bien loin sans l’obtention d’un visa qui peut être hautement compliquée, voire proche de l’impossible. Il y a là une très forte inégalité dans les droits à la mobilité des habitants du monde en fonction du pays dans lequel ils sont nés.
Un des cas emblématiques des rapports complexes entre le Nord et le Sud qui découlent en partie de l’existence des frontières tout en contribuant à les renforcer se trouve à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Compte tenu des différentiels socio-économiques qui existent entre les deux pays, on a assisté à partir des années 1960 à un processus d’industrialisation des régions frontalières au nord du Mexique étroitement dépendant de la proximité des États-Unis. Le développement d’usines d’assemblages, appelées maquiladoras, est directement lié à l’utilisation des différentiels frontaliers comme une ressource économique génératrice de valeur. D’une certaine manière, les deux pays y trouvent un avantage, les entreprises américaines ou internationales produisent à moindre coût et les régions du nord du Mexique ont connu un développement économique et urbain directement lié à cette activité transfrontalière. Bien sûr, tout n’est pas rose, et il y a des problèmes sociaux et environnements très sérieux qui ne doivent pas être occultés, comme l’exploitation des travailleurs mexicains (souvent des femmes) ou la pollution liée aux usines d’assemblage. À la suite des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ont décidé de sécuriser leurs frontières et ils ont construit une barrière qui sépare cette région transfrontalière entre le sud des États-Unis et le Nord du Mexique en deux. Cette séparation a été imposée par le gouvernement fédéral des États-Unis et les communautés locales qui jusqu’alors vivaient des échanges économiques transfrontaliers ont vu leur vie totalement bouleversée. En définitive, on a une sorte de mélange entre des relations d’échanges et d’interdépendances (au niveau socio-économique, mais aussi culturel) et une volonté de fermeture, de contrôle et d’exclusion qui reste très forte du côté américain. On retrouve là toute l’ambivalence des frontières qui sont à la fois une barrière et une interface, un lieu de rencontre et d’échange, mais aussi un lieu de discrimination et d’exclusion.