Attirer l’attention. Donner envie. Interpeller. Faire comprendre autrement. Au moment de communiquer une information, de diffuser une invitation ou une proposition, on utilise le plus souvent des images, que ce que nous avons à dire ait un rapport avec quelque chose de visuel ou non. Parce que justement, il nous faut donner à voir ce qu’on propose et trouver sa place dans le flux de nos environnements régit par l’image. C’est principalement elle qui attire l’attention, mais aussi donne le ton. N’avez-vous jamais croisé un post de chaton accompagné d’un message du style « ça n’a rien à voir car je cherche des bras pour m’aider à déménager, le chaton c’est juste pour attirer votre attention » ? La plupart du temps, on essaye de faire en sorte que l’image corresponde à ce qu’on essaye de transmettre, qu’elle donne un supplément d’information, qu’elle donne le ton, qu’elle illustre quoi. On pourrait questionner la pertinence de tout faire passer par l’image quand on sait à quel point envoyer une image par email consomme plus d’énergie que d’envoyer un simple texte, mais ce n’est pas le sujet de cet article.
En juin 2020, on sortait plus ou moins du confinement. La structure dans laquelle travaillait July, qui cosigne cet article, a souhaité organiser des rencontres pour que les gens se retrouvent et prennent le temps d’échanger autour de leurs lectures durant les mois au cours desquels iels avaient été contraint·es de se cloitrer chez eux. L’un des employés réalisait un visuel pour ce qui avait été appelé « Pow wow1 littéraire ». L’équipe souhaitait inviter les gens à venir partager l’extrait d’un livre lu durant le confinement, à l’inverse de l’instantanéité des réseaux sociaux et des divers défis lectures qui avaient foisonné durant cette période particulière. L’affiche reprenait une photo sépia d’un chef d’une tribu autochtone d’Amérique du Nord2 affublé par photomontage d’un masque à pois colorés (référence au terme « pow wow » et aux mesures sanitaires). Celle-ci a suscité des réactions plus ou moins indignées de la part de personnes heurtées par cette création visuelle. Il ne s’agit pas ici de montrer du doigt qui que ce soit, personne n’est à l’abri de faire des erreurs (même si chacun·e est responsable de la manière dont iels les prennnent ensuite en charge). Nous racontons cet épisode car c’est bien lui qui, trois ans après, continuait de trotter dans nos têtes et nous a donné envie de réfléchir ensemble sur la manière dont on pourrait éviter ce genre de raté, identifier les écueils ou tout au moins une série de questions qu’il conviendrait de se poser. Par affinité, nous avons demandé à quelques personnes de notre entourage travaillant dans des structures culturelles et associatives de nous raconter comment elles mobilisent des images, conçoivent des visuels.
Quelles images, pour montrer quoi ?
Selon les structures et les cas de figure, les images utilisées par les associations ou les lieux culturels sont produites en interne ou à l’extérieur. Comme l’expliquent Laure Calbeau, en charge de la communication des centres culturels Bruxelles Nord-Ouest, et sa collègue Sophie Dumoulin à Archipel 19 la recherche visuelle se fait en fonction de l’évènement et dans le cas des centres culturels, c’est très varié. La création d’une identité pour le lieu doit se faire tout en négociant avec les différents types d’activité et publics auxquels elles s’adressent. Il arrive que les compagnies accueillies proposent leur propre visuel, avec le risque que « la qualité des images ne soit pas toujours au rendez-vous, précise Laure, selon la maturité de la compagnie ou du projet scénique. Il arrive que des spectacles très « jeunes” soient diffusés et que les supports visuels n’aient pas encore été réalisés par la compagnie aux moyens réduits. Il s’agit d’un travail à entreprendre de leur côté et les artistes n’ont pas toujours la palette d’outils qui va avec. Pour ce genre d’activités, c’est donc le choix de programmation qui va générer le type de visuels. » Elle ajoute que la logique est à peu près la même pour la programmation cinéma : « les films diffusés incarnent le plus possible une certaine diversité pour proposer une multitude de représentations. C’est un des enjeux principaux de ce centre culturel : diversité de genre avec des films réalisés par des femmes ou avec des protagonistes féminines fortes, diversité des origines avec des films réalisés par des réalisateur·trices d’origine étrangère. Le contenu va vraiment déterminer la forme. Plus que la qualité de la photographie, c’est la thématique et la pluralité des identités représentées qui prime. Au niveau de l’éthique, il y a évidemment une attention toute particulière portée à la diversité et à l’inclusion. Les équipes veillent à choisir des images qui incarnent la diversité et qui permettent à plusieurs catégories de personnes de s’identifier ».
Luc Malghem, l’un des membres fondateurs de la collective Féministe toi-même ! nous raconte que le visuel de la première édition de leur festival a fait l’objet d’un concours auquel une cinquantaine de personnes ont participé. Le choix, anonyme, s’est porté sur le projet d’un dessinateur belge. « D’un point de vue éthique, on peut se demander s’il est professionnel de passer par un concours pour s’offrir un visuel ». Et de nous préciser « C’est une forme d’appel à travail gratuit, puisque seul·es les gagnant·es obtiennent quelque chose. Après, on fait avec les moyens dont on dispose. En 2020, lorsqu’il s’est agi de rafraichir l’image, on a passé commande à Arshia Amzat, une graphiste professionnelle – comme souvent pour ce festival, venue par cooptation. » Iels ont choisi une femme, plus jeune, « pour dépoussiérer » dit-il, et qui surtout était talentueuse et partageait les valeurs du festival.
Chez les personnes que nous avons interrogées, l’éternel problème du temps et des moyens consacrés rencontre un souci constant et de plus en plus répandu d’inclusivité et de représentativité dans les politiques graphiques. Cette recherche de mise en visibilité n’est pourtant pas sans présenter certains risques qu’il est plus ou moins facile d’anticiper.
Qui crée des images, pour montrer qui ?
Tant Laure Calbeau que Luc Malghem nous ont fait part de réactions, déroutantes ou violentes, suite à la publication de certains visuels. Luc nous raconte que le visuel d’un évènement dans le festival, en mixité choisie, représentant cinq jeunes femmes, dont quatre avec foulard, a été repris par une officine raciste qui y a accolé un bandeau « interdit aux blancs ». Ainsi détourné, le visuel a été repris tel quel dans la presse « scandalisée » nous explique Luc en ajoutant « Après, on assume et ça a permis de forcer le débat. » Mais force est de constater que cela pose réellement la question de l’utilisation des visages des personnes concernées lorsqu’elles risquent ensuite d’être prises à partie voir violentée, physiquement ou sur les réseaux sociaux.
Laure Calbeau nous parle également de retours négatifs, dont ceux reçus suite à la programmation d’une lecture queer avec Unique en son genre pour les enfants à la bibliothèque de Ganshoren. Elle raconte : « Pour nous, c’était important de pouvoir proposer au public une affiche avec une photographie de l’artiste et drag queen Cleo Victoire, avec l’idée que la communication serve déjà le propos de la lecture, à savoir la diversité de genres, l’ouverture d’esprit et la représentation de la différence. C’est un choix plutôt assumé et on est conscient·es de réactions négatives que cette photographie peut engendrer. Nous avons d’ailleurs reçu des propos haineux après la parution d’un article dans notre revue. Mais pour nous, c’est important de représenter l’artiste telle qu’elle est, dans son univers. Cela ouvre d’autres portes et répond à notre sens à nos missions en tant que centres culturels. Ces réactions, même si elles sont négatives, nous confortent dans l’idée que ce choix de programmation est primordial dans les communes du Nord-Ouest. »
Heurter les sensibilités, qu’est-ce que ça veut dire ? La publication de l’affiche des pow wow littéraire avait énervé des personnes sensibles à raison aux enjeux d’appropriation culturelle et d’effacement de l’Histoire mais aussi du présent de populations toujours opprimées. Cette remarque doit être prise en considération. Nous avons le devoir de nous informer. La notion d’appropriation culturelle est une notion complexe dont Rodney William, dans son ouvrage qui porte ce nom tente d’en définir les contours. Il invite à prendre en « considération pour les contextes souvent inégalitaires et violents qui sont la toile de fond des “échanges culturels” » pour repérer les manifestations d’un processus qui vide des éléments culturels de leur signification, de leur portée politique, « alors même que les individus, dont cette culture constitue l’identité, se voient par ailleurs niés dans leur possibilité d’exprimer et de vivre cette culture, et ainsi de jouir pleinement de leur humanité ».
Mais doit-on alors mettre sur le même plan les « sensibilités heurtées » par l’image d’une personne visiblement queer qui viendraient lire des histoires aux enfants sans avoir à cacher son identité de genre ? Doit-on mettre ces deux cas de figure en miroir ? Est-ce qu’après s’être entendu·es tant de fois répéter « On peut plus rien dire ! », on va entendre des « On peut plus rien montrer ! ».
Dans un entretien qu’elle a concédé à la revue Papier Machine3, la linguiste Mona Gerardin Laverge explique que ce qui sous-tend la phrase « on peut plus rien dire » : c’est que les mouvements antisexistes ou antiracistes briment la liberté d’expression et nous éloignerait du bon sens. Elle pose surtout la question du « on » qui incarnent en fait une catégorie de personnes qui a tendance à se considérer comme l’universel, capable de parler au nom de tout le monde, niant la spécificité de leur parole et de leurs points de vue. Ainsi, ce n’est pas de censure des représentations ou des discours qu’il s’agit, explique encore Mona Gerardin Laverge, mais de déconstruction, de souligner et faire remarquer à quel point certains propos sont problématiques et ont des conséquences dans le réel . Qui peut dire, qui est entendu ? Qu’est-ce que ça fait de dire ?
En transposant aux images, on peut se demander si la question est vraiment de savoir si on ne peut plus rien montrer, ou au contraire, de travailler à montrer ce qu’on ne voyait pas, y compris ce qui se cachait derrière des « simples » images ? Ne s’agirait-il pas également de se prémunir de mauvais pas en travaillant collectivement pour que chacun·e, avec ses propres récits, sa propre histoire, ses connaissances et sa sensibilité puisse déceler les éventuels biais d’une image produite ou collectée ? On ne peut tout savoir, mais on peut peut-être accepter qu’on à toustes des angles morts dont il convient de se méfier et sur lesquels travailler.
Rendre visible ? Un nécessaire changement de focale
Ichraf Nasri est artiste, plasticienne et photographe. Elle est également curatrice et cofondatrice de la plateforme artistique Xeno, dédiée principalement aux personnes racisé·es et se reconnaissant dans des identités de genre minoritaires. Sur la question de savoir comment donner de la visibilité à certaines personnes, communautés, existences sans pour autant reproduire de stéréotype ou les enfermer dans certaines représentations communes, elle suggère avant tout de changer la focale en insistant sur le fait que l’idée de vouloir rendre visible ne peut surgir que d’une institution majoritairement représentée par des personnes blanches, valides, ayant un capital économique plus ou moins conséquent.
Elle suggère d’aborder des thématiques du monde social dont la personne qu’on cherche à rendre visible fait partie, pour éviter la personnalisation tout en soulignant qu’on a toustes des variétés d’expérience. « Et surtout, cela permettrait de sortir du discours identitaire qui a tendance à de plus en plus nous enfermer dans un essentialisme, des généralisations simplistes et des stéréotypes » ajoute-t-elle. Comment procéder alors ? « Malheureusement, il n’y a pas de méthode claire, répond-elle, il n’y a pas une pratique pour faire des photos sans stéréotype par exemple, mais je peux dire que, peut-être, si nous souhaitons représenter une personne la première chose c’est de l’écouter, de s’instruire, de faire des recherches au préalable, faire vraiment une recherche, lui témoigner un véritable intérêt, comprendre comment cette personne est peut-être membre d’une communauté, mais aussi un individu singulier. »
En 2023, Ichraf Nasri a été embauchée par un théâtre pour réaliser les photos des artistes programmé·es. Comment faire alors pour que la communication visuelle ne soit pas trop centrée sur une personne alors même que, souvent, de nombreux individus sont derrière une création ? Comment rendre compte de l’atmosphère d’un spectacle quelques fois tout à fait différente de celle que peut transmettre la simple photo d’une personne dans son salon, par exemple ?
Ichraf Nasri nous a expliqué comment elle a contourné cet écueil : « J’ai fait une recherche sur chaque artiste, je les ai rencontré·es en amont, je leur ai demandé trois mots pour l’ambiance de leur spectacle et trois concepts qui évoquent leur travail. J’ai ainsi pu aller un peu au-delà de leur « identité » au moment de faire leur portrait. J’ai essayé de les rencontrer autrement ailleurs, à travers autre chose, notamment leur création en essayant de cibler l’image qu’iels voulaient donner sur elleux-mêmes, mais que la photo ne parle pas « seulement » d’elleux-mêmes. J’ai essayé de jouer avec la contrainte, de la contourner en partie tout en répondant à la commande et pour que ça colle avec mon éthique comme artiste et curatrice, et comme personne. Mais ce qui est sûr, c’est que pour faire les choses bien, des fois, on en fait trop. J’en ai fait beaucoup plus que j’aurais dû par rapport à ce qui m’était demandé et au salaire (correct) que j’ai accepté. Quand on veut être consciente, politisée, mais aussi rigoureuse artistiquement, et qu’on sent en plus qu’on a beaucoup à prouver — parce qu’on est femme, immigrée, etc. comme moi, on a tendance à en faire trop. Ça, ça pose vraiment question. » Cette question, c’est encore la question des moyens, mais peut-être, à nouveau, celle aussi du collectif, confrontant les différentes positions lors d’une collaboration, pour évaluer au mieux, là où il est important d’investir du temps, de l’argent, de la pensée.
À Agir par la culture, les chantiers sont illustrés par un·e artiste invité·e et rémunérée. Si la question financière reste importante, notamment pour des artistes qui vivent souvent de piges peu régulières, il nous semble essentiel qu’elle reste détachée de l’éthique de l’image. On repense à la publicité et à ses moyens démesurés qui n’empêche aucune dérive. Pour le dire autrement, la question ne nous semble pas tellement – ou pas seulement – de savoir si la prestation est « bien payée », mais plutôt celle de savoir quelle image utiliser. Du temps (qui est aussi de l’argent), un sens de la responsabilité et aussi de l’imagination ? Une mince affaire. Quoi qu’il en soit, au moment de boucler cet article, on se demande bien comment il va pouvoir être illustré. Si c’était à nous de le faire, on se trouverait bien en peine et on est ravies de ne pas avoir à nous y coller, car on a beau dire, mais l’image, c’est un métier !
- Le terme pow wow désigne un rassemblement de population nord-améridienne, d’origine traditionnelle et spirituelle. Célébrant notamment les exploits guerriers, ceux-ci furent réprimés au cours de l’Histoire par les gouvernements canadien et étasunien. C’est entre autres pour cela que l’usage de ce terme sorti de son contexte est régulièrement dénoncé comme de l’appropriation culturelle.
- Photo réalisée par Franck Rinehart en 1898 lors de l’Indian Congress, dont le nom n’était pas cité sur l’affiche, et sans prise en compte du fait que ces photos connaissaient un grand succès alors qu’elles visaient à documenter les peuples des Premières Nations en voie d’extinction suite à la colonisation européenne.
- Entretien avec Lucie Combes dans la revue Papier Machine n°13 ¾ — Hors série « Dire Mot », à paraitre en septembre 2023.