Entretien avec Myriam Delmée  

Delhaize : Faire grève face au rouleau compresseur judiciaire

Illustration : Mélanie Utzmann-North

Myriam Del­mée est pré­si­dente du SETCA en charge du com­merce. Elle est mobi­li­sée sur le conflit social Del­haize depuis que la direc­tion a annon­cé en mars 2023 vou­loir pro­cé­der à une mise en fran­chise des 128 maga­sins inté­grés de la chaine. Ce qui va entrai­ner, comme l’analyse le syn­di­cat, une pré­ca­ri­sa­tion des condi­tions de tra­vail et un affai­blis­se­ment du sta­tut des travailleur·euses. Cette fran­chi­sa­tion mas­sive consti­tue un plan de licen­cie­ments col­lec­tifs dégui­sé échap­pant à la loi Renault. Un conflit assez exem­pla­tif de notre époque où l’outil grève est com­bat­tu pied à pied afin d’écarter toute pos­si­bi­li­té de négociations.

Dans quelle mesure ce projet de franchisation est-il un outil pour contourner la loi Renault sur les licenciements collectifs ?

Chez Del­haize, on avait déjà connu des fran­chises en 2014, mais c’était pour les maga­sins les plus petits et les moins ren­tables. Or, à cette époque, on était face à une restruc­tu­ra­tion où l’on a res­pec­té la loi Renault : une phase d’information, une phase de consul­ta­tion des syn­di­cats, et une phase de négo­cia­tion et de recherche d’alternative à la fran­chise lorsque c’était possible.

Ici, en 2023, on est face à une restruc­tu­ra­tion d’ampleur qui ne dit pas son nom avec des licen­cie­ments col­lec­tifs. Mais c’est la Conven­tion Col­lec­tive de Tra­vail (CCT) 32 bis [qui assure le trans­fert des travailleur·euses aux mêmes condi­tions en cas de chan­ge­ment de pro­prié­taire de l’entreprise NDLR] qui est mise en avant par la direc­tion. Or, celle-ci n’oblige ni à des consul­ta­tions, ni à des négociations.

Je ne com­prends vrai­ment pas pour­quoi la loi Renault ne s’applique pas au plan pro­po­sé par Del­haize. Elle avait jus­te­ment été conçue pour évi­ter ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui. C’est une restruc­tu­ra­tion qui va ame­ner des licen­cie­ments mas­sifs à un moment ou un autre de l’aveu même des fran­chi­sés et de la direc­tion. Ils pro­cèdent donc à un plan social dégui­sé, c’est-à-dire des licen­cie­ments col­lec­tifs mais sans le social. Del­haize s’est engouf­fré dans une faille juri­dique en pas­sant par la fran­chise mas­sive. Il convien­drait donc qu’un tri­bu­nal un peu créa­tif se penche des­sus pour la com­bler et que toute ces­sion d’entreprise de quelque nature qu’elle soit tombe sous le coup de la loi Renault.

Dès le départ, le conflit mené par les travailleur·euses de Delhaize a été très déterminé : de nombreux magasins fermés, des camions bloqués dans les centres logistiques… Pourtant, 6 mois après, les négociations n’ont pas beaucoup avancé. Pourquoi ça bloque ? 

Nous on veut pou­voir dis­cu­ter du plan social qu’ils sont en train de mettre en place, des maga­sins non ren­tables, de voir pour­quoi et de trou­ver des solu­tions ensemble. Mais Del­haize n’a pas envie de chan­ger une ligne à son plan. Ils ont même bud­gé­ti­sé le coût des grèves.

Pour­quoi vont-ils sys­té­ma­ti­que­ment devant les tri­bu­naux pour avoir des huis­siers et des ordon­nances sur requête uni­la­té­rale ? Afin de cas­ser la grève de manière métho­dique. Pour qu’elle ait l’impact le moins impor­tant pos­sible en termes de chiffre d’affaires. Et pour essayer bien sûr de démo­bi­li­ser les gens.

D’ailleurs, la seule chose qu’ils mettent sur table comme enca­dre­ment vers la fran­chise actuel­le­ment, c’est une prime de tran­si­tion de type CCT 90 liée au chiffre d’affaires réa­li­sé pen­dant les treize semaines qui pré­cèdent la fran­chise — alors qu’habituellement, c’est cal­cu­lé sur une année. Elle pré­voit donc un bonus pour les tra­vailleurs si cer­tains résul­tats sont atteints. Cela peut mon­ter à des sommes consé­quentes, 1500 euros de for­fait avec 125 euros par années d’ancienneté donc les tra­vailleurs avec une grande ancien­ne­té dans la boite peuvent tou­cher jusqu’à un total de 6000 euros. Sauf que… c’est à condi­tion de ne pas avoir fait grève, à condi­tion de ne pas avoir été malade plus d’un mois, et à condi­tion de réa­li­ser le résul­tat secret que Del­haize met dans une enve­loppe qu’on ouvre à la fin de l’année pour voir si vous avez atteint les objec­tifs. C’est clai­re­ment une uti­li­sa­tion de la prime comme un outil anti­grève pour démo­bi­li­ser et cas­ser les orga­ni­sa­tions syndicales.

Piquets interdits, huissiers, requêtes unilatérales… Face au rouleau compresseur judiciaire, est-ce encore possible de mener une grève aujourd’hui ?

Oui, ça reste pos­sible de mener une grève. La preuve en est quand on intro­duit des tierces oppo­si­tions trois fois sur quatre, on nous donne gain de cause. Notam­ment à Liège, Gand et dans le Bra­bant wal­lon. La situa­tion est donc moins noire que ce qu’on peut pen­ser. Mais c’est clair que ça consti­tue une pres­sion pour les gens de devoir faire face à des huis­siers, avec un risque finan­cier à la clé. Ils sont impres­sion­nants quand ils vous disent d’un air assu­ré : « J‘ai le droit de ». Il faut être bien armé juri­di­que­ment pour pou­voir leur répondre que non. La pres­sion, c’est aus­si la police qui vient en tenue de Robo­cop. Quand on a blo­qué le dépôt de Zel­lik, on a eu les auto­pompes et le spray au poivre. Nos travailleur·euses ne sont pas des ban­dits ! Il faut quand même rap­pe­ler que la police fait face à des cais­sières sans aucune volon­té de vio­lence. C’est la ména­gère de plus de 50 ans qui est au piquet !

Les travailleur·euses font aus­si face à une « stra­té­gie de la ter­reur par l’exemple » de la part de la direc­tion. On en arrive à une situa­tion où il faut redou­bler de pru­dence car tout fait nous est repro­ché. Comme avec l’un de nos cor­res­pon­dants syn­di­caux, viré pour motif grave après avoir jeté des pétards (en dehors du maga­sin, sans aucun dom­mage pour l’entreprise donc). On a aus­si cet autre employé qui par­ti­ci­pait à un ras­sem­ble­ment devant le conseil d’entreprise au siège à Zel­lik durant lequel, sous la pres­sion de la foule, une porte-vitrée a cédé. Il s’est fait virer du jour au len­de­main pour motif grave mal­gré ses 30 ans de car­rière à Del­haize… Ou encore ce délé­gué qui, bous­cu­lé par le direc­teur d’un maga­sin, s’est retrou­vé par terre avec une com­mo­tion céré­brale : c’est lui qui a reçu une mise à pied d’un jour ! Ça n’arrête pas de pleu­voir, ils mul­ti­plient les exemples pour mettre la pres­sion sur les délégué·es et les autres travailleur·euses en lutte.

Et Del­haize s’en fiche bien de perdre ensuite devant des recours en jus­tice. Car quand le tri­bu­nal ren­dra fina­le­ment sa déci­sion, ce sera plu­sieurs mois voire années après le conflit social. Plus per­sonne ne s’en sou­vien­dra. En atten­dant, l’employé est viré et l’effet impres­sion­nant est là.

Ces moyens visent à inti­mi­der, à nous de conti­nuer. On conti­nue­ra à se prendre des amendes admi­nis­tra­tives et à les contes­ter (en obte­nant gain de cause la plu­part du temps). Mais clair que cette dif­fé­rence entre le temps de la jus­tice très rapide pour les employeurs, beau­coup plus long pour les tra­vailleurs, nous des­sert dans le rap­port de force.

Pour revenir aux requêtes unilatérales, bon nombre portaient sur les piquets filtrants, jusqu’à empêcher l’utilisation de cet outil traditionnel de grève. Qu’est-ce qui se passerait si on limitait la grève au simple arrêt de travail ? Est-ce qu’une grève « inoffensive », qui ne bloque pas un tant soit peu la production, aurait encore du sens ?

Rap­pe­lons d’abord que le piquet de grève est recon­nu au niveau euro­péen, au niveau du Comi­té des droits sociaux comme étant l’accessoire légi­time du droit de grève dès lors qu’il est exer­cé sans vio­lence, comme c’est le cas ici depuis le début.

La grève gar­de­rait cepen­dant son sens même sans piquet parce que, nor­ma­le­ment, si tout le monde arrête le tra­vail, une entre­prise est para­ly­sée. Actuel­le­ment, on est à un taux d’absentéisme de 30% pour cause de grève ou pour rai­son médi­cale à Del­haize. Avec un tel taux, votre maga­sin ne sait pas tour­ner conve­na­ble­ment. Il y a blo­cage de l’activité même sans piquet.

Mais le pro­blème c’est que, en plus du har­cè­le­ment judi­ciaire, Del­haize uti­lise un autre moyen de pres­sion visant à démo­bi­li­ser et cas­ser la grève : l’arme du rem­pla­ce­ment par des étu­diants. Si la loi inter­dit à juste titre de rem­pla­cer des gré­vistes par des inté­ri­maires, il fau­drait légi­fé­rer au plus vite pour rendre impos­sible aus­si le recours aux étu­diants ou aux flexi-jobbers.

Donc, oui, la grève en tant que telle conserve tou­jours son uti­li­té dès lors qu’elle est res­pec­tée par l’employeur, dès lors qu’on n’a pas en face de nous des patrons voyous qui uti­lisent tous les arti­fices à leurs dis­po­si­tions pour la briser.

Quels sont les freins à la grève aujourd’hui dans le secteur privé ?

Je vais vous répondre au niveau du sec­teur dont j’ai la charge, le com­merce. Là où depuis quelques années on arri­vait à endi­guer les ordon­nances sur requête uni­la­té­rale notam­ment grâce à une juris­pru­dence en notre faveur à l’occasion d’un conflit chez Car­re­four, le conflit avec Del­haize nous oblige à tout refaire. Il faut donc qu’on pour­suive notre tra­vail de contes­ta­tion sys­té­ma­tique de toutes les ordon­nances si on veut encore pou­voir avoir des grèves et des manifs demain.

Le frein finan­cier à la grève est aus­si impor­tant. Ain­si, le fait de perdre une jour­née de salaire lorsqu’on fait grève, en rece­vant une indem­ni­sa­tion qui ne couvre que par­tiel­le­ment la perte, car cela empêche pour beau­coup d’envisager plus qu’une ou deux jour­nées de grève dans un même mois.

Et puis, il y a bien enten­du l’individualisme ambiant dans les entre­prises de com­merce, sur lequel jouent les direc­tions avec les primes annuelles de type CCT 90.

Avec cette guérilla juridique et une stratégie jouant l’individualisme, est-ce qu’on risque de voir se perdre la foi en la grève en tant qu’outil pour obtenir satisfaction de ses revendications dans le cadre de conflits du travail ?

C’est clair qu’on a plus de bou­lot pour convaincre de l’utilité de la grève aujourd’hui, comme on a plus de bou­lot main­te­nant pour convaincre de l’utilité d’être affi­lié à une orga­ni­sa­tion syn­di­cale. Et même pour convaincre les gens que le col­lec­tif est important.

Mais je dois pré­ci­ser que contrai­re­ment à ce qu’on entend par­fois, les syn­di­cats n’ont pas peur de perdre des affi­liés chez Del­haize mais plu­tôt de ne plus avoir de repré­sen­ta­tion col­lec­tive. Celle qui fait qu’un·e travailleur·euse après la fran­chise confron­té à un pro­blème, disons d’horaire impo­sé, se retrou­ve­rait seul, tout nu, face à l’employeur pour faire valoir son cas. Actuel­le­ment, en cas de pro­blème d’horaires, on va en par­ler au délé­gué, qui peut consta­ter que le pro­blème est glo­bal et peut alors aller régler les choses auprès de direc­tion de manière col­lec­tive. Ce qui ne met pas une per­sonne en par­ti­cu­lier en dif­fi­cul­té. Demain, si on vient râler seule, on risque de rece­voir d’abord une lettre puis, la seconde fois, d’être licen­cié… La ques­tion n’est donc pas de savoir si le syn­di­cat va perdre des plumes ou pas. L’enjeu, c’est de pou­voir mettre en place une stra­té­gie syn­di­cale qui conti­nue d’assurer une défense col­lec­tive et qui ne laisse pas les tra­vailleurs dépour­vus et seuls face à leur employeurs.

Tout un mouvement de soutien populaire a éclos, constitué en comités, porteurs d’action, et d’un appel au boycott de la chaine au lion. Est-ce un enjeu stratégique aujourd’hui pour le syndicat d’articuler ce soutien de client·es, dans le cas du commerce, ou d’usager·ères dans le cas du transport, avec l’action des travailleur·euses qui, eux, ont arrêté le travail ? D’en faire des allié·es dans la lutte ?

C’est en tout cas une stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion. Dif­fi­cile d’en jau­ger les effets. On sait que les parts de mar­ché ont bais­sé, que les chiffres d’affaires des super­mar­chés ont dimi­nué mais on voit aus­si que Del­haize paye une cam­pagne publi­ci­taire agres­sive pour recon­qué­rir les consom­ma­teurs. Avoir des relais citoyens comme on a pour l’instant, qui annoncent qu’ils ne feront plus leurs courses là-bas, même si cela ne stoppe pas le pro­ces­sus de fran­chise, ça ralen­tit tout de même for­te­ment son rythme. Car on a rare­ment com­mu­ni­qué autant sur un dos­sier de restruc­tu­ra­tion que celui de Del­haize. Entre les réseaux sociaux et le cas qu’en fait la presse, je crois que ça a per­mis à tout un cha­cun de s’identifier et d’imaginer que s’il était mis dans la même posi­tion dans son entre­prise, il ne l’admettrait pas. C’est pour­quoi on reçoit un large sou­tien dans la popu­la­tion et que ce mou­ve­ment reste émi­nem­ment sym­pa­thique. Bref, la com­mu­ni­ca­tion, les com­por­te­ments citoyens et des grèves qui conti­nuent mal­gré tout dans cer­tains maga­sins : tout cela s’articule ensemble.

Quand on voit Delhaize en Belgique, des mobilisations massives en France contre la réforme des retraites qui est tout de même passée, on a l’impression que les grèves ne sont plus efficaces, est-ce avéré dans les faits ?

Est-ce qu’on prend le risque de ne plus en faire ? D’arrêter de résis­ter et de voir où ça nous mène ? Si on obtient jamais 100% de ce qu’on veut, on obtient tout de même beau­coup par la grève. Et puis, on parle rare­ment de toutes les grèves qui marchent et sur­tout de toutes celles qui sont évi­tées parce que la menace d’une grève a exis­té à un moment ! Quand je dépose un pré­avis de grève dans une entre­prise, je reçois un appel de la direc­tion 3 fois sur 4 pour me dire : « Atten­dez, on va pas se quit­ter comme ça » ! Evi­dem­ment, on n’en par­le­ra jamais puisque la grève ne s’est pas pro­duite grâce à la volon­té de toutes les par­ties de ne pas aller au clash.

Il y a un effet d’optique, on va parler des conflits en cours mais on ne voit pas cette myriade de cas où la simple évocation de la possibilité d’une grève fait bouger des lignes…

Je ne passe pas ma vie à faire grève, mon objec­tif pre­mier, c’est d’arriver à des accords en entre­prise et d’éviter un conflit col­lec­tif. Mais effec­ti­ve­ment, per­sonne ne sau­ra qu’il y a eu à un moment un pro­blème dans telle ou telle entre­prise puisque nous avons obte­nu un accord. Le dépôt d’un pré­avis peut donc déjà ins­tau­rer un rap­port de force et ame­ner la direc­tion à négocier.

Et puis, il y a aus­si une mul­ti­pli­ci­té de petites grèves qui se déroulent dans de petites entre­prises. Elles passent sou­vent inaper­çues car elles ne sont pas for­cé­ment réper­cu­tées au niveau média­tiques. Elles n’en sont pas moins victorieuses.

Quelles perspectives pour la grève dans les temps à venir ?

On doit conti­nuer. Ce qui est ras­su­rant, c’est qu’une jeune géné­ra­tion, très impli­quée notam­ment dans les enjeux cli­ma­tiques, retrouve le che­min de la mani­fes­ta­tion et une cer­taine tra­di­tion de contes­ta­tion sociale. Elle accorde beau­coup d’importance à son bien-être, à ses condi­tions de tra­vail, à l’équilibre vie pro­fes­sion­nelle et vie fami­liale. La source n’est pas tarie ! Et même si les dif­fi­cul­tés sont nom­breuses et les pres­sions judi­ciaires impor­tantes, cette géné­ra­tion se pose peut-être moins de ques­tion pour agir. C’est en effet plus dur de redon­ner de l’espoir à des gens qui assistent à la dégra­da­tion des condi­tions de grève et de tra­vail depuis 30 ans alors que des jeunes pousses sont por­tées par l’idée qu’il y a tout à (re)conquérir. C’est là que, comme orga­ni­sa­tion syn­di­cale, on a un rôle à jouer en retrou­vant une posi­tion plus offen­sive pour appor­ter à cette géné­ra­tion-là un réen­chan­te­ment de la lutte.

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