Dans quelle mesure ce projet de franchisation est-il un outil pour contourner la loi Renault sur les licenciements collectifs ?
Chez Delhaize, on avait déjà connu des franchises en 2014, mais c’était pour les magasins les plus petits et les moins rentables. Or, à cette époque, on était face à une restructuration où l’on a respecté la loi Renault : une phase d’information, une phase de consultation des syndicats, et une phase de négociation et de recherche d’alternative à la franchise lorsque c’était possible.
Ici, en 2023, on est face à une restructuration d’ampleur qui ne dit pas son nom avec des licenciements collectifs. Mais c’est la Convention Collective de Travail (CCT) 32 bis [qui assure le transfert des travailleur·euses aux mêmes conditions en cas de changement de propriétaire de l’entreprise NDLR] qui est mise en avant par la direction. Or, celle-ci n’oblige ni à des consultations, ni à des négociations.
Je ne comprends vraiment pas pourquoi la loi Renault ne s’applique pas au plan proposé par Delhaize. Elle avait justement été conçue pour éviter ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui. C’est une restructuration qui va amener des licenciements massifs à un moment ou un autre de l’aveu même des franchisés et de la direction. Ils procèdent donc à un plan social déguisé, c’est-à-dire des licenciements collectifs mais sans le social. Delhaize s’est engouffré dans une faille juridique en passant par la franchise massive. Il conviendrait donc qu’un tribunal un peu créatif se penche dessus pour la combler et que toute cession d’entreprise de quelque nature qu’elle soit tombe sous le coup de la loi Renault.
Dès le départ, le conflit mené par les travailleur·euses de Delhaize a été très déterminé : de nombreux magasins fermés, des camions bloqués dans les centres logistiques… Pourtant, 6 mois après, les négociations n’ont pas beaucoup avancé. Pourquoi ça bloque ?
Nous on veut pouvoir discuter du plan social qu’ils sont en train de mettre en place, des magasins non rentables, de voir pourquoi et de trouver des solutions ensemble. Mais Delhaize n’a pas envie de changer une ligne à son plan. Ils ont même budgétisé le coût des grèves.
Pourquoi vont-ils systématiquement devant les tribunaux pour avoir des huissiers et des ordonnances sur requête unilatérale ? Afin de casser la grève de manière méthodique. Pour qu’elle ait l’impact le moins important possible en termes de chiffre d’affaires. Et pour essayer bien sûr de démobiliser les gens.
D’ailleurs, la seule chose qu’ils mettent sur table comme encadrement vers la franchise actuellement, c’est une prime de transition de type CCT 90 liée au chiffre d’affaires réalisé pendant les treize semaines qui précèdent la franchise — alors qu’habituellement, c’est calculé sur une année. Elle prévoit donc un bonus pour les travailleurs si certains résultats sont atteints. Cela peut monter à des sommes conséquentes, 1500 euros de forfait avec 125 euros par années d’ancienneté donc les travailleurs avec une grande ancienneté dans la boite peuvent toucher jusqu’à un total de 6000 euros. Sauf que… c’est à condition de ne pas avoir fait grève, à condition de ne pas avoir été malade plus d’un mois, et à condition de réaliser le résultat secret que Delhaize met dans une enveloppe qu’on ouvre à la fin de l’année pour voir si vous avez atteint les objectifs. C’est clairement une utilisation de la prime comme un outil antigrève pour démobiliser et casser les organisations syndicales.
Piquets interdits, huissiers, requêtes unilatérales… Face au rouleau compresseur judiciaire, est-ce encore possible de mener une grève aujourd’hui ?
Oui, ça reste possible de mener une grève. La preuve en est quand on introduit des tierces oppositions trois fois sur quatre, on nous donne gain de cause. Notamment à Liège, Gand et dans le Brabant wallon. La situation est donc moins noire que ce qu’on peut penser. Mais c’est clair que ça constitue une pression pour les gens de devoir faire face à des huissiers, avec un risque financier à la clé. Ils sont impressionnants quand ils vous disent d’un air assuré : « J‘ai le droit de ». Il faut être bien armé juridiquement pour pouvoir leur répondre que non. La pression, c’est aussi la police qui vient en tenue de Robocop. Quand on a bloqué le dépôt de Zellik, on a eu les autopompes et le spray au poivre. Nos travailleur·euses ne sont pas des bandits ! Il faut quand même rappeler que la police fait face à des caissières sans aucune volonté de violence. C’est la ménagère de plus de 50 ans qui est au piquet !
Les travailleur·euses font aussi face à une « stratégie de la terreur par l’exemple » de la part de la direction. On en arrive à une situation où il faut redoubler de prudence car tout fait nous est reproché. Comme avec l’un de nos correspondants syndicaux, viré pour motif grave après avoir jeté des pétards (en dehors du magasin, sans aucun dommage pour l’entreprise donc). On a aussi cet autre employé qui participait à un rassemblement devant le conseil d’entreprise au siège à Zellik durant lequel, sous la pression de la foule, une porte-vitrée a cédé. Il s’est fait virer du jour au lendemain pour motif grave malgré ses 30 ans de carrière à Delhaize… Ou encore ce délégué qui, bousculé par le directeur d’un magasin, s’est retrouvé par terre avec une commotion cérébrale : c’est lui qui a reçu une mise à pied d’un jour ! Ça n’arrête pas de pleuvoir, ils multiplient les exemples pour mettre la pression sur les délégué·es et les autres travailleur·euses en lutte.
Et Delhaize s’en fiche bien de perdre ensuite devant des recours en justice. Car quand le tribunal rendra finalement sa décision, ce sera plusieurs mois voire années après le conflit social. Plus personne ne s’en souviendra. En attendant, l’employé est viré et l’effet impressionnant est là.
Ces moyens visent à intimider, à nous de continuer. On continuera à se prendre des amendes administratives et à les contester (en obtenant gain de cause la plupart du temps). Mais clair que cette différence entre le temps de la justice très rapide pour les employeurs, beaucoup plus long pour les travailleurs, nous dessert dans le rapport de force.
Pour revenir aux requêtes unilatérales, bon nombre portaient sur les piquets filtrants, jusqu’à empêcher l’utilisation de cet outil traditionnel de grève. Qu’est-ce qui se passerait si on limitait la grève au simple arrêt de travail ? Est-ce qu’une grève « inoffensive », qui ne bloque pas un tant soit peu la production, aurait encore du sens ?
Rappelons d’abord que le piquet de grève est reconnu au niveau européen, au niveau du Comité des droits sociaux comme étant l’accessoire légitime du droit de grève dès lors qu’il est exercé sans violence, comme c’est le cas ici depuis le début.
La grève garderait cependant son sens même sans piquet parce que, normalement, si tout le monde arrête le travail, une entreprise est paralysée. Actuellement, on est à un taux d’absentéisme de 30% pour cause de grève ou pour raison médicale à Delhaize. Avec un tel taux, votre magasin ne sait pas tourner convenablement. Il y a blocage de l’activité même sans piquet.
Mais le problème c’est que, en plus du harcèlement judiciaire, Delhaize utilise un autre moyen de pression visant à démobiliser et casser la grève : l’arme du remplacement par des étudiants. Si la loi interdit à juste titre de remplacer des grévistes par des intérimaires, il faudrait légiférer au plus vite pour rendre impossible aussi le recours aux étudiants ou aux flexi-jobbers.
Donc, oui, la grève en tant que telle conserve toujours son utilité dès lors qu’elle est respectée par l’employeur, dès lors qu’on n’a pas en face de nous des patrons voyous qui utilisent tous les artifices à leurs dispositions pour la briser.
Quels sont les freins à la grève aujourd’hui dans le secteur privé ?
Je vais vous répondre au niveau du secteur dont j’ai la charge, le commerce. Là où depuis quelques années on arrivait à endiguer les ordonnances sur requête unilatérale notamment grâce à une jurisprudence en notre faveur à l’occasion d’un conflit chez Carrefour, le conflit avec Delhaize nous oblige à tout refaire. Il faut donc qu’on poursuive notre travail de contestation systématique de toutes les ordonnances si on veut encore pouvoir avoir des grèves et des manifs demain.
Le frein financier à la grève est aussi important. Ainsi, le fait de perdre une journée de salaire lorsqu’on fait grève, en recevant une indemnisation qui ne couvre que partiellement la perte, car cela empêche pour beaucoup d’envisager plus qu’une ou deux journées de grève dans un même mois.
Et puis, il y a bien entendu l’individualisme ambiant dans les entreprises de commerce, sur lequel jouent les directions avec les primes annuelles de type CCT 90.
Avec cette guérilla juridique et une stratégie jouant l’individualisme, est-ce qu’on risque de voir se perdre la foi en la grève en tant qu’outil pour obtenir satisfaction de ses revendications dans le cadre de conflits du travail ?
C’est clair qu’on a plus de boulot pour convaincre de l’utilité de la grève aujourd’hui, comme on a plus de boulot maintenant pour convaincre de l’utilité d’être affilié à une organisation syndicale. Et même pour convaincre les gens que le collectif est important.
Mais je dois préciser que contrairement à ce qu’on entend parfois, les syndicats n’ont pas peur de perdre des affiliés chez Delhaize mais plutôt de ne plus avoir de représentation collective. Celle qui fait qu’un·e travailleur·euse après la franchise confronté à un problème, disons d’horaire imposé, se retrouverait seul, tout nu, face à l’employeur pour faire valoir son cas. Actuellement, en cas de problème d’horaires, on va en parler au délégué, qui peut constater que le problème est global et peut alors aller régler les choses auprès de direction de manière collective. Ce qui ne met pas une personne en particulier en difficulté. Demain, si on vient râler seule, on risque de recevoir d’abord une lettre puis, la seconde fois, d’être licencié… La question n’est donc pas de savoir si le syndicat va perdre des plumes ou pas. L’enjeu, c’est de pouvoir mettre en place une stratégie syndicale qui continue d’assurer une défense collective et qui ne laisse pas les travailleurs dépourvus et seuls face à leur employeurs.
Tout un mouvement de soutien populaire a éclos, constitué en comités, porteurs d’action, et d’un appel au boycott de la chaine au lion. Est-ce un enjeu stratégique aujourd’hui pour le syndicat d’articuler ce soutien de client·es, dans le cas du commerce, ou d’usager·ères dans le cas du transport, avec l’action des travailleur·euses qui, eux, ont arrêté le travail ? D’en faire des allié·es dans la lutte ?
C’est en tout cas une stratégie de communication. Difficile d’en jauger les effets. On sait que les parts de marché ont baissé, que les chiffres d’affaires des supermarchés ont diminué mais on voit aussi que Delhaize paye une campagne publicitaire agressive pour reconquérir les consommateurs. Avoir des relais citoyens comme on a pour l’instant, qui annoncent qu’ils ne feront plus leurs courses là-bas, même si cela ne stoppe pas le processus de franchise, ça ralentit tout de même fortement son rythme. Car on a rarement communiqué autant sur un dossier de restructuration que celui de Delhaize. Entre les réseaux sociaux et le cas qu’en fait la presse, je crois que ça a permis à tout un chacun de s’identifier et d’imaginer que s’il était mis dans la même position dans son entreprise, il ne l’admettrait pas. C’est pourquoi on reçoit un large soutien dans la population et que ce mouvement reste éminemment sympathique. Bref, la communication, les comportements citoyens et des grèves qui continuent malgré tout dans certains magasins : tout cela s’articule ensemble.
Quand on voit Delhaize en Belgique, des mobilisations massives en France contre la réforme des retraites qui est tout de même passée, on a l’impression que les grèves ne sont plus efficaces, est-ce avéré dans les faits ?
Est-ce qu’on prend le risque de ne plus en faire ? D’arrêter de résister et de voir où ça nous mène ? Si on obtient jamais 100% de ce qu’on veut, on obtient tout de même beaucoup par la grève. Et puis, on parle rarement de toutes les grèves qui marchent et surtout de toutes celles qui sont évitées parce que la menace d’une grève a existé à un moment ! Quand je dépose un préavis de grève dans une entreprise, je reçois un appel de la direction 3 fois sur 4 pour me dire : « Attendez, on va pas se quitter comme ça » ! Evidemment, on n’en parlera jamais puisque la grève ne s’est pas produite grâce à la volonté de toutes les parties de ne pas aller au clash.
Il y a un effet d’optique, on va parler des conflits en cours mais on ne voit pas cette myriade de cas où la simple évocation de la possibilité d’une grève fait bouger des lignes…
Je ne passe pas ma vie à faire grève, mon objectif premier, c’est d’arriver à des accords en entreprise et d’éviter un conflit collectif. Mais effectivement, personne ne saura qu’il y a eu à un moment un problème dans telle ou telle entreprise puisque nous avons obtenu un accord. Le dépôt d’un préavis peut donc déjà instaurer un rapport de force et amener la direction à négocier.
Et puis, il y a aussi une multiplicité de petites grèves qui se déroulent dans de petites entreprises. Elles passent souvent inaperçues car elles ne sont pas forcément répercutées au niveau médiatiques. Elles n’en sont pas moins victorieuses.
Quelles perspectives pour la grève dans les temps à venir ?
On doit continuer. Ce qui est rassurant, c’est qu’une jeune génération, très impliquée notamment dans les enjeux climatiques, retrouve le chemin de la manifestation et une certaine tradition de contestation sociale. Elle accorde beaucoup d’importance à son bien-être, à ses conditions de travail, à l’équilibre vie professionnelle et vie familiale. La source n’est pas tarie ! Et même si les difficultés sont nombreuses et les pressions judiciaires importantes, cette génération se pose peut-être moins de question pour agir. C’est en effet plus dur de redonner de l’espoir à des gens qui assistent à la dégradation des conditions de grève et de travail depuis 30 ans alors que des jeunes pousses sont portées par l’idée qu’il y a tout à (re)conquérir. C’est là que, comme organisation syndicale, on a un rôle à jouer en retrouvant une position plus offensive pour apporter à cette génération-là un réenchantement de la lutte.