Comme beaucoup, j’assiste, en citoyen attentif à son époque, à la tragédie et aux drames de ces femmes et de ces hommes qui tentent de rejoindre l’Europe pour retrouver un peu de sérénité, après les enfers de la guerre, de la misère, de la persécution. Comme beaucoup, soit je me réjouis de la bienveillance et de l’hospitalité de tant de nos contemporains, soit je me consume d’indignation et de colère face aux multiples brutalités qui oscillent de la discrimination et du racisme aux fils de fer barbelés et aux cadavres portés par les marées.
On connait les causes de l’exil et de l’errance : conflits armés, mal-développement, famines, catastrophes environnementales, répression et oppressions, chômage… J’imagine, à défaut de pouvoir la ressentir, la souffrance, le déracinement, l’arrachement à une famille, un pays, une culture. Je rêve à l’universalisation des valeurs d’accueil et de générosité, ce que le philosophe Emmanuel Kant appelait en 1784 dans son essai Vers la paix perpétuelle les « droits cosmopolites ». Je me surprends à espérer un avenir solaire, baigné par la philosophie des Lumières, où chaque humain bénéficierait d’un droit inconditionnel au voyage et à la libre circulation. Les frontières sont sans cesse en recul pour permettre le nomadisme des capitaux et des marchandises. Pourquoi le plus essentiel, l’humain, reste-t-il assigné à résidence et condamné, pour la grande majorité des Terriens, à la sédentarité ?
Il y aura bientôt deux décennies, des universitaires belges ont proposé la mise en œuvre d’un droit inconditionnel au voyage, en supprimant les visas de court-séjour pour tous les citoyens du monde. Premier pas vers l’idéal kantien qui a suscité regards attentifs ou rires nerveux de la plupart des décideurs politiques. La proposition n’a pas été retenue : trop irréaliste, selon l’argument standard pour conjurer toute transformation un peu ambitieuse de notre réel. En regard de l’amplification des migrations et des déplacements de populations, 20 ans après, ne faut-il pas repenser à la création d’un droit inconditionnel à l’hospitalité ? En dépit des crispations identitaires et des replis sur l’État-nation, un seul principe, d’une évidence aveuglante, doit nous guider dans le futur : que nous le désirions ou pas, nous devenons inéluctablement de plus en plus solidaire les uns des autres. Terre-patrie si chère à Edgar Morin où l’humanité entière s’entasse sur une petite planète, où nous dépendons objectivement de plus en plus de notre commune humanité. Ce n’était pas vrai par le passé. Et pour l’avenir, personne ne pourra dire : « Arrêtez la Terre, je veux descendre ».
Pourtant, la part sombre et maudite traverse toujours les corps et les cœurs. Au travers de la structuration de notre pensée politique par l’État et la nationalité, « l’immigré est en faute du seul fait de sa présence en terre d’immigration », écrit Abdelmalek Sayad. Avant de se heurter aux dispositifs législatifs censés « réguler » les entrées et les sorties des étrangers, des non-nationaux, l’autre est d’abord perçu comme une faille, une insuffisance, un inaccomplissement d’une nation intégrée comme une idéalité pure. Les étrangers sont le symbole de la faille, de l’insuffisance de l’ordre national parfait. Ils représentent un facteur de subversion de l’ordre social et politique pour reprendre l’idée de Sayad. Immigrer, dans l’inconscient collectif d’une part significative des opinions, c’est commettre une infraction, un délit, une faute. Par le seul fait de venir troubler, de poser une limite à l’État national.
Même si la migration est un phénomène universel, une constante de la destinée humaine, et même si l’internationalisation des rapports humains accroît l’échange, la reconnaissance et le métissage, il n’en reste pas moins nécessaire d’extirper inlassablement tous les murs et les frontières, tant psychiques que physiques, que nous bâtissons pour définir notre identité, fût-elle plurielle et évolutive. En ce sens, la création d’un droit inconditionnel à voyager est une étape politique d’importance pour briser l’enfermement des consciences des hommes et des peuples. Pour tendre vers une identité terrienne et une condition cosmique.
Un commentaire
Bonjour,
Très bon article, c’est la premiere fois que je voit l’aspect de la santé psychique des immigrants dans un articles que parle d’immigration. Merci du profondeur d’analyses.