Depuis la grève, on voit l’horizon

 Manifestation contre la loi « anticasseur », le 5 octobre 2023 à Bruxelles. Photo : © Ali Selvi – ABVV-FGTB

La grève n’a pas bonne presse. À en croire ses détrac­teurs, tout comme les mani­fes­ta­tions, elle ne ser­vi­rait à rien, elle ne don­ne­rait pas de résul­tats. Elle ferait par­tie de ces outils obso­lètes à ran­ger au musée. Pour­tant lorsqu’il s’est agi de por­ter l’attention du monde poli­tique sur l’urgence cli­ma­tique, que s’est-il pas­sé ? Nous avons vu sur­gir les grèves pour le cli­mat. En France, lorsqu’il s’est agi de dénon­cer la dérive mana­gé­riale dans les hôpi­taux publics, le per­son­nel a déci­dé de faire une grève concer­nant la trans­crip­tion des actes pres­crits à la Sécu­ri­té sociale. Par­tant, notre hypo­thèse de tra­vail pour­rait reve­nir à dire que le déni­gre­ment de la grève est pro­por­tion­nel à son efficacité.

Com­men­çons par dire que tout est grave dans la grève (même l’accent). Contrai­re­ment à ce que ses détrac­teurs (qui n’ont jamais fait grève par ailleurs et sont mal pla­cés pour en par­ler), la grève est l’arme ultime dans un conflit social. Per­sonne ne décide de gai­té de cœur de renon­cer à son salaire et de mettre ain­si en dan­ger le train de vie impo­sé par la socié­té dans laquelle on vit. Les grèves, par leur nature même, sont coû­teuses et entrainent des per­tur­ba­tions mais elles sup­posent éga­le­ment des sacri­fices impor­tants de la part des travailleur·euses, qui choi­sissent d’y avoir recours. Si le tra­vailleur doit se résoudre à faire grève, c’est parce qu’en face des repré­sen­tants des tra­vailleurs, l’autre inter­lo­cu­teur, à savoir l’employeur, ne veut tout sim­ple­ment pas se mettre autour de la table et dis­cu­ter. De tout temps, la grève a été l’outil par excel­lence pour construire un rap­port de force, pour veiller à ce que la peur change de camp. Face aux forces de l’argent, la force du nombre est la réponse la plus adé­quate pour for­cer la discussion.

DÉTÉRIORATION DE LA CONCERTATION SOCIALE

Pre­nons ain­si le dos­sier Del­haize : sys­té­ma­ti­que­ment, le banc patro­nal a refu­sé de dis­cu­ter de ses plans de fran­chi­sa­tion au sein du Conseil d’entreprise. Le dérou­le­ment du conflit social actuel donne à cer­tains l’impression que le droit de grève ne serait plus effec­tif. Mais est-ce vrai­ment le cas ? S’il n’y avait pas eu de grève, les employeurs auraient-ils seule­ment envi­sa­gé de pro­po­ser enfin une prime à l’ancienneté pour les tra­vailleurs appe­lés à être dans le contin­gent des franchisés ?

Par contre, le conflit Del­haize témoigne assu­ré­ment d’une lente mais pro­gres­sive dété­rio­ra­tion de la concer­ta­tion sociale et il consti­tue un effet d’aubaine idéal pour contes­ter idéo­lo­gi­que­ment, poli­ti­que­ment et juri­di­que­ment le droit de grève et l’action col­lec­tive. Ce qui se passe est une pho­to­gra­phie du rap­port de forces actuel. Le banc patro­nal sent qu’il a le vent en poupe, « serre son bon­heur » et pousse. Ain­si, depuis des mois, les droits des repré­sen­tants syn­di­caux sont constam­ment mis sous pres­sion : fouille des par­ti­ci­pants syn­di­caux au conseil d’entreprise comme de vul­gaires mal­frats, envoi d’huissiers, inter­ven­tions de plus en plus vio­lentes de la police, requêtes uni­la­té­rales (qui comme leur nom l’indique ne sont pas contra­dic­toires et invitent le juge à déci­der sur base de la requête d’une seule des par­ties) vali­dées par une ordon­nance inter­di­sant la mise en place de piquets de grève devant les maga­sins et les dépôts de Del­haize. Ces requêtes visent via l’imposition d’astreintes à empê­cher le blo­cage des maga­sins par des piquets et, dans le cadre de la mise en œuvre de ces astreintes, des per­sonnes por­tant un gilet rouge se sont vues inter­dire de cir­cu­ler dans un rayon de cent mètres autour du maga­sin. De nom­breux autres élé­ments comme le recours aux forces de l’ordre pour venir en aide aux huis­siers pour­raient être cités, mais conten­tons-nous d’épingler qu’au nom de la liber­té de faire du pro­fit, la liber­té de se dépla­cer dans l’espace public se voit entravée.

La recru­des­cence de dépôt de requêtes uni­la­té­rales par le banc patro­nal devant le tri­bu­nal civil (c’est pour­tant le tri­bu­nal du tra­vail qui, théo­ri­que­ment, serait le mieux à même de se pro­non­cer, un peu comme si je vou­lais ache­ter du pois­son chez un bou­cher-char­cu­tier) relève d’une stra­té­gie clai­re­ment déci­dée et mise en œuvre dans les années 1990 par les employeurs, de mèche avec le bureau d’avocats Claeys et Engels. Cette démarche concer­tée témoigne par l’absurde de la per­ti­nence et de la force de la grève.

Attaques idéo­lo­giques, déci­sions poli­tiques, condam­na­tions judi­ciaires, répres­sion dans les entre­prises et dans les rues… C’est tout un tra­vail de sape auquel on assiste, mené avec l’aide de médias pas néces­sai­re­ment acquis aux idées défen­dues par les syn­di­cats et avec l’aide d’un monde judi­ciaire qui s’est socio­lo­gi­que­ment droi­ti­sé (de quelles classes sociales émanent les juges ? Enseigne-t-on encore Karl Marx à l’université ?). Il ne vise rien de moins qu’à déni­grer et détruire le modèle de concer­ta­tion sociale construit après la Deuxième Guerre mondiale.

À QUOI SERT UNE GRÈVE ?

Le droit de grève est un des moyens essen­tiels dont dis­posent les tra­vailleurs et leurs orga­ni­sa­tions pour pro­mou­voir et pour défendre leurs inté­rêts éco­no­miques et sociaux et au vu des évo­lu­tions judi­ciaires récentes, il semble évident que son exer­cice devra faire l’objet d’une cer­taine agilité.

En outre, la grève et la manière de l’exercer sont des moments extrê­me­ment for­ma­teurs pour celles et ceux qui y par­ti­cipent : tenir un piquet devant son entre­prise per­met de sor­tir de la soli­tude, de l’indignation devant son écran, de débattre plu­tôt que d’intérioriser une colère. La grève per­met aus­si de se rendre compte qu’on n’est pas seul. Elle per­met de se comp­ter et de (se) politiser.

Et, contrai­re­ment à ce que la doxa col­porte, la grève paie. Elle per­met de main­te­nir la pres­sion, elle per­met de construire un rap­port de force et de rap­pe­ler aux par­tis poli­tiques qu’il convient de ne pas tou­cher à cer­taines conquêtes sociales. En l’absence de grèves en effet, le gou­ver­ne­ment Vival­di aurait-il main­te­nu le cap concer­nant le main­tien de l’indexation des salaires ? Le doute est permis.

Plus encore, contrai­re­ment à ce que la doxa col­porte, même en cas d’échec momen­ta­né, la grève paie, ne serait-ce que parce que, en sa qua­li­té de moment for­ma­teur et poli­ti­sant, elle induit une reprise du pou­voir par les tra­vailleurs et une conscien­ti­sa­tion de leur puis­sance d’agir collective.

La grève paie éga­le­ment parce qu’elle pèse sur le cadrage, intro­duit dans l’opinion publique un autre regard sur la manière dont le monde tourne et intro­duit du gré­sille­ment dans les sillons de la petite musique lan­ci­nante dif­fu­sée quotidiennement.

De plus, la grève paie, parce qu’en tant qu’arme ultime évo­quée, elle oblige le banc patro­nal à mal­gré tout enta­mer une négo­cia­tion, comme en témoigne la grève du per­son­nel de Rya­nair récemment.

Enfin, la grève rap­pelle que le conflit reste essen­tiel dans une démo­cra­tie. Mais on com­prend aisé­ment pour­quoi la doxa col­porte l’idée que la grève serait obso­lète et que des solu­tions indi­vi­duelles sont tou­jours envisageables

Celles et ceux qui sou­hai­te­raient res­treindre l’exercice de ce droit doivent clai­re­ment per­ce­voir que, en agis­sant de la sorte, ils ren­forcent encore un peu plus la désaf­fec­tion à l’égard de la poli­tique et font ain­si le lit des extré­mistes et déma­gogues aux­quels ils pré­tendent s’opposer.

MENACES JUDICIAIRES SUR LA GRÈVE

La Bel­gique n’est pas une ile et les der­nières évo­lu­tions poli­tiques et judi­ciaires donnent des indices d’une moins grande tolé­rance à l’égard du droit de mani­fes­ter et du droit de faire grève. Ain­si, les actions menées par Green­peace et par les mou­ve­ments pour le cli­mat sont dans le col­li­ma­teur puisque s’est ouvert un pro­cès à Bruges contre 14 acti­vistes qui ont péné­tré sur le ter­mi­nal gazier de Fluxys.

Et le Par­le­ment va bien­tôt sta­tuer sur une pro­po­si­tion de loi Van Qui­cken­borne visant pré­ten­du­ment à lut­ter contre les cas­seurs pré­sents en mani­fes­ta­tion, notam­ment en leur inter­di­sant de par­ti­ci­per à toute mani­fes­ta­tion pen­dant trois, voire cinq ans en cas de réci­dive. Le pro­blème est tou­te­fois que le texte est tel­le­ment flou qu’il pour­rait per­mettre de s’en prendre non pas aux cas­seurs mais à n’importe quel mili­tant. Le texte évoque ain­si tout ras­sem­ble­ment reven­di­ca­tif pour dési­gner le moment visé et « ras­sem­ble­ment reven­di­ca­tif » est défi­ni comme suit : « un ras­sem­ble­ment orga­ni­sé sur la voie publique, dans le but d’exprimer une ou plu­sieurs convic­tions col­lec­tives ». Dès lors, avec un si large spectre, n’importe quelle asso­cia­tion peut se sen­tir visée (mou­ve­ment de défense de l’environnement, syn­di­cat). Et ce n’est pas la clause men­tion­nant que le ras­sem­ble­ment doit dépas­ser 100 per­sonnes qui ras­su­re­ra les défen­seurs de la démo­cra­tie. Par­mi les actes incri­mi­nés, citons la « dégra­da­tion de pro­prié­té » ou « l’incendie ». Mais que consi­dé­re­ra-t-on comme tel, sur­tout par les temps qui courent ? Des jets d’œufs ou une palette bru­lée pour se réchauf­fer sur la voie publique lors de la tenue d’un piquet seront-ils déjà un motif d’arrestation ?

Indé­pen­dam­ment du fait que cette loi, si elle était votée, soit dif­fi­cile à mettre en œuvre, sans atten­ter à la vie pri­vée (usage de vidéo­sur­veillance et de drones à gogo), son objec­tif réel est plus per­for­ma­tif : il vise à effrayer et à dis­sua­der toute vel­léi­té de contes­ter la moindre mesure. Et cela peut comp­ter face aux choix cor­né­liens que la tran­si­tion cli­ma­tique et que le retour annon­cé de l’austérité imposeront.

VERS DES FORMES PLUS RADICALES ?

Le para­doxe de la situa­tion actuelle est que ces mesures pour­raient induire une adap­ta­tion des pro­tes­ta­taires. Adap­ta­tion qui pour­rait même pour de nom­breux obser­va­teurs, comme le socio­logue Laurent Bonel­li, les pous­ser à se lan­cer des « stra­té­gies favo­ri­sant la confron­ta­tion, la mobi­li­té et l’imprévisibilité plu­tôt que l’expression de mots d’ordre, ce qui pour­rait débou­cher sur des modes d’action plus radi­caux »1.

Contrai­re­ment à ce que les fai­seurs d’opinions tendent à indi­quer, il convient de rap­pe­ler avec la phi­lo­sophe Bar­ba­ra Stie­gler que « le conflit ne vise pas à détruire les adver­saires mais à entrer en ten­sion et en contact avec eux pour qu’on en sorte tous chan­gés »2. Certes, il importe de « déca­per la grève et sa puis­sance ima­gi­na­tive des cli­chés et des sté­réo­types. Il faut recon­qué­rir les temps com­muns et les espaces publics qui sont les condi­tions de la démo­cra­tie »3. Mais il convient tout autant de démys­ti­fier le concept de grève en rap­pe­lant, comme le fait le phi­lo­sophe et juriste Alain Supiot, que « la liber­té syn­di­cale, le droit de grève et la négo­cia­tion col­lec­tive sont autant de méca­nismes qui per­mettent de conver­tir des rap­ports de force en rap­port de droit, dans une quête tâton­nante et jamais ache­vée de la jus­tice. Ce sont les trois pieds de la démo­cra­tie éco­no­mique et sociale sans laquelle la démo­cra­tie poli­tique ne peut que dépé­rir. »4

Par­tant, il est oppor­tun de rap­pe­ler que ce que les orga­ni­sa­tions syn­di­cales défendent, c’est un pro­jet de socié­té basé sur la soli­da­ri­té et sur la lutte contre les inéga­li­tés, basé sur un meilleur ave­nir pour tous. Où les inéga­li­tés sont com­bat­tues par le col­lec­tif, où les salaires sont socia­li­sés et visent à orga­ni­ser des ser­vices publics de qua­li­té et des soins de san­té ain­si qu’une sécu­ri­té sociale dignes de ce nom. Est-cela dont on veut subrep­ti­ce­ment se débarrasser ?

Depuis la grève, on voit l’horizon : veut-on l’obscurcir ? La démo­cra­tie sociale est une des com­po­santes indis­so­ciables de notre modèle démo­cra­tique : veut-on chan­ger de modèle ? Voi­là la ques­tion qui se cache der­rière les attaques contre le droit de grève.

  1. Laurent Bonel­li, « Bru­ta­li­sa­tion de l’ordre mani­fes­tant », Le Monde diplo­ma­tique, mai 2023, p.19
  2. Bar­ba­ra Stie­gler, Du cap aux grèves, Ver­dier, 2020 p. 125
  3. Idem, p.127
  4. Alain Supiot, La jus­tice au tra­vail, Le Seuil, 2022, p.21

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code