On l’a assez dit. Nous vivons à l’âge des transitions. Entre, d’une part, un monde ancien, hérité de l’industrialisation et des États-nations, qui se défait, de récession économique en régression sociale, de dégradation climatique en renoncement politique. Et, d’autre part, un monde nouveau dont la piste tarde à se dessiner. Les rentes de pouvoir, l’intérêt immédiat, la peur de l’avenir et de son incertitude, l’absence de cadre idéologique alternatif crédible empêchent l’émergence d’un mouvement de transformation en profondeur d’une société pourtant vécue ou perçue par la majorité comme injuste, voire invivable.
D’une telle période indéfinie et d’un tel désert idéologique, a analysé le théoricien marxiste Antonio Gramsci au début du 20e siècle dans ses Cahiers de prison, sortent les « monstres de la crise », auxquels adhèrent certaines catégories de la population : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Nous y sommes. En plein. L’hydre identitaire à têtes et à visages multiples (culturel, nationaliste, religieux, ethnique, intégriste, antisémite, islamophobe, sectaire, nihiliste…) en est la version la plus marquante.
Et l’effet « monstre », de Tunis à Paris, de Beyrouth à Bruxelles, est à ce point saisissant qu’il en occulte la question première, déjà posée par l’échevin socialiste verviétois Malik Ben Achour : comment et pourquoi une panoplie de salafiste armé ou de djihadiste déraciné, livrée en kit sur Internet, a‑t-elle pu devenir si facilement le « discours » privilégié, sur le marché des idéologies contestataires, pour habiller de sens une entreprise meurtrière suicidaire ?
L’ÉPUISEMENT IDÉOLOGIQUE DES « VALEURS »
On s’est beaucoup interrogé, à juste titre, sur le rapport et la position de la « communauté musulmane » aux phénomènes, mélangés pour le coup, de fondamentalisme salafiste, de radicalisation politique islamiste et de djihadisation criminelle de jeunes en errance. On s’est abstenu, en revanche, de se poser la question en miroir : comment nos sociétés libérales-démocrates conçoivent-elles l’état de leur propre modernité ? Que sont devenus les fondamentaux de rationalité, de liberté, de progrès, d’État social… ?
« Pour certains, écrivait déjà Jean-Claude Guillebaud, il y a plus de quinze ans, dans la Refondation du monde, l’invocation des grandes chartes et déclarations devrait largement suffire à fonder notre résistance aux nouveaux barbares. » Il serait inopportun, en revanche, de s’interroger sur la source, l’histoire, le fondement et la solidité des sources occidentales de la modernité. Or, soutenait l’ancien grand reporter devenu essayiste, la violence renouvelée de l’antagonisme planétaire – aussi bien à l’intérieur de nos sociétés qu’au-dehors – entre différentes conceptions de ce qui est ou pas moral, nous renvoie mécaniquement vers les « questions fondatrices ».
Les phénomènes morbides de l’époque sont-ils imputables au surgissement spontané d’un terrorisme islamo-fasciste coupeur de têtes impies ? Ou ont-ils davantage à voir avec l’épuisement idéologique de la matrice des « valeurs » occidentales offertes – plus exactement, désormais, mises sur le marché – pour permettre la construction des personnes, l’édification de leur rapport au monde, proche et lointain, le sens qui aide à penser et à vivre une vie bonne ? Ce qui fait retour, de ce point de vue, note le spécialiste des religions Raphaël Liogier, c’est l’absence de possibilité fournie à des jeunes en recherche de se représenter le monde environnant et leur propre univers au sein de celui-ci, avec la place qu’ils y occupent, les frustrations qu’ils y vivent, les façons d’y structurer du désir de soi et des objets de désir qui riment avec avenir.
Qui porte la responsabilité de ce déficit ? Les jeunes eux-mêmes ? Les familles ? Les imams ? La sociologie des quartiers de relégation ? L’école et les institutions incapables de faire rempart au retour d’une certaine dureté inégalitaire ? Le tout-à-la compétitivité et à l’employabilité ? Les politiques sociales elles-mêmes, plus punitives qu’émancipatrices ?
S’interroger sur soi, faire effort de ressourcement ne signifie pas « faiblir » face aux criminels en cherchant des « explications sociales » à leurs actes ; c’est, au contraire, la condition préalable à tout débat, à tout combat à mener au sujet des « valeurs » de la modernité et des Lumières. Or, force est de constater que nombre de dirigeants parlent de réaffirmer nos « valeurs » comme s’il s’agissait d’une simple campagne de communication à destination d’électeurs, de citoyens qui se seraient trompés ou dévoyés. Comme si le fait de répéter à quelqu’un qu’il fait une erreur, relève Gaël Brustier, suffisait à le faire changer d’avis. À moins que la rhétorique de la « bataille des valeurs » n’indique que, devant l’épuisement du consentement d’une partie de la population, de nouvelles formes de coercition soient en passe de faire leur apparition sous couvert de la menace insaisissable… La question de fond qui sous-tend la trame des réactions aux attentats, touche bien, en ce sens, au rapport que nos pays, dans le système politique européen, entretiennent avec la démocratie.
L’HÉGÉMONIE CULTURELLE DE LA DROITE
À gauche, à cet égard, pointe Laurent Bouvet, on a trop peu pensé les effets délétères de l’insécurité culturelle, et pas seulement socio-économique, que peut produire sur certains de ses maillons les plus vulnérables une société aux repères culturels et organiques en profonde recomposition. Comme dans les années 1930, on peut se demander si la montée de l’islamo-fascisme actuel, comme celle des nationalismes d’exclusion, ne sont pas les signes symboliques d’un certain échec de la gauche : les preuves qu’il existe un ou des terreaux à partir desquels ses forces n’ont pas ou n’ont plus réussi à mobiliser…
Cette impasse de l’action politique « visionnaire » est étroitement liée à l’hégémonie culturelle que le logiciel capitaliste néolibéral exerce, depuis des décennies, sur les esprits tant de droite que de… gauche : « La gauche a longtemps gagné dans les urnes pendant que la droite gagnait dans les têtes », affirme le politologue Gaël Brustier, auteur d’un éclairant À demain Gramsci, dans le contexte français.
Le concept d’hégémonie culturelle, proprement dit, a été inventé et décrit par Gramsci. Il opère sous forme de mobilisation de représentations collectives qui ont su recueillir l’adhésion de la plus grande majorité de la population et s’imposer en tant que « sens commun », jugé indépassable, dans des configurations historiques données du système économique. La thèse selon laquelle il n’y a pas d’alternative aux politiques d’austérité en est un exemple. Même si le capitalisme moderne n’est pas en soi une culture, son langage, celui des marchés, de la concurrence, de l’accumulation, de l’argent, de la libre entreprise, du libre-échange et de la mondialisation, recouvre et modèle aujourd’hui la civilisation.
Notre période a pourtant ceci de particulier, poursuit Gaël Brustier, que le « bloc historique » néolibéral, c’est-à-dire ce qui tient ensemble à la fois notre système économique et les représentations qui lui sont liées, se délite, bien au-delà de la dégradation ponctuelle des indicateurs économiques. Mais, parallèlement, les droites partisanes profitent d’un univers d’images et de symboles, centré sur l’idée que nous vivons un « déclin » civilisationnel, alors que les forces de gauche, elles, échouent à proposer un appareil concurrent de représentations collectives. « Il y a une faculté d’adaptation des droites européennes très forte dans le contexte actuel », appuie Brustier, tout en constatant que le « sens commun » n’est pas, a priori, acquis à la gauche.
QUAND L’AVENIR SE PRÉPARAIT AUJOURD’HUI
Celle-ci, constate l’anthropologue Alain Bertho, a rencontré un problème à la fois idéologique, anthropologique et politique avec la clôture du 20è siècle et l’effondrement du communisme. 1989, ce n’est pas seulement la fin des régimes communistes « réels » en Russie et dans l’est de l’Europe, avec leurs réalités et leurs institutions policières, fait observer l’auteur des Enfants du chaos, « c’est aussi un ensemble de références culturelles qui s’écroule, communes à tous les courants politiques progressistes ».
Ce qui s’est défait en route, plus fondamentalement, c’est la possibilité même du progrès, qui était inscrit dans une démarche historique. Ce rétrécissement des horizons signifie la perte (ou, du moins, l’atrophie) de la boussole mentale d’un avenir meilleur qui se préparait dans l’aujourd’hui : « Avec la dissolution de ce communisme disparaît de la conscience humaine toute perspective de transformation radicale de l’humanité », écrivait, de son côté, le philosophe Robert Redeker, à l’occasion des dix ans de la chute du Mur de Berlin, en s’inquiétant d’une « glaciation de l’espoir » pour les « enfants de novembre » 19891.
Seule compte, désormais, comme moyen de gouvernement, voire de pensée, y compris à gauche, la gestion du risque, de l’incertain et de la probabilité indéfinie auxquels les responsables politiques identifient l’avenir désormais. Dans ce schéma, la gauche de gouvernement européenne, voyant ses idées devenues minoritaires, a opté pour un repli stratégique « réaliste », tantôt critique, comme en Belgique, tantôt enthousiaste, comme en France, sur les courants porteurs de la mondialisation néolibérale. Et, elle s’est efforcée, en vain, de (faire) croire que le socialisme comme idéologie pourrait être remplacé par le projet d’une Europe sociale et solidaire. Mais au nom de la stabilité macroéconomique et financière, l’orientation des réformes de la gouvernance de l’Union subordonne les politiques sociales, économiques et fiscales des États-membres aux impératifs, pour ainsi dire dogmatiques, de compétitivité et de restriction budgétaire.
Ce faisant, la social-démocratie a oublié qu’un combat politique de gauche peut être autre chose qu’économique, rappelle Gaël Brustier, qu’il relève, avant tout, du domaine de la vision du monde, de l’imaginaire collectif, de la condition humaine, du besoin de fraternité autant que de confrontation avec des adversaires ou des concurrents…
L’ÉCONOMIQUE CONTRE LE MIMÉTISME DE LA VIOLENCE
La gauche, en général, s’est trouvée du même coup incapable de prendre en charge une série de questions qui, faute d’avoir été pensées, rappelle Debray dans son livre Aveuglantes Lumières, font aujourd’hui retour sous des formes « monstrueuses ». La question de l’appartenance et du collectif, d’abord : c’est tout le rapport de l’individu égoïste et sans contrainte dans un monde de paix à son besoin de communauté, de fraternité, d’être ensemble dans un environnement troublé et opaque. La question de la croyance, ensuite : le besoin, profondément laïque, de croire en autre chose que le culte de soi ou de son image sur selfie, ou que le culte de l’argent et des objets. La question de la violence, enfin : la guerre qui n’a jamais cessé en dehors des zones-forteresses de concentration des richesses.
Dans la célébration d’un monde sans frontières et de la liberté de l’Homme, on confond tout : les intérêts économiques, les moyens technologiques, les conditions sociales et les référents politiques ou culturels. Le néolibéralisme ne voit dans la mondialisation que des consommateurs indifférenciés, sans croyance, sans convictions, sans histoire ni mémoire personnelle. « Le business n’a pas de frontière, mais l’économie ne fait pas l’histoire, pointe Régis Debray. Et particulièrement dans des périodes de crise, ce sont les soubassements archaïques qui refont surface. »
Le courant de pensée libéral a pourtant cru, un temps, que le retrait égoïste dans la sphère des intérêts privés, « l’unidimensionnalisation des êtres réduits à leur capacité de calcul économique », la prévisibilité des comportements, c’est-à-dire, en fin de compte, tout ce qui correspond à l’aliénation des personnes ou au déficit de sens dans la société capitaliste, pouvaient constituer un facteur de paix : un ou des remèdes à ce que l’anthropologue René Girard, décédé juste avant les attentats de Paris, appelait le « mimétisme de la violence ». C’est le pari, notamment, de l’édification de l’Europe sur les bases économiques du Traité de Rome, puis de l’Acte unique et de l’Union économique et monétaire : pareil engagement européen dans une « communauté économique » d’abord a été pensé comme devant mettre fin à la contagion des « passions mauvaises », à l’origine de tant de luttes meurtrières pour la grandeur, pour le pouvoir, pour la reconnaissance de ce qui paraît « sacré » à chacun.
« L’éclipse du sacré », ou, du moins son refoulement par la modernité dans des catégories uniquement négatives ou suspectes, observe le philosophe Jean-Pierre Dupuy, a été, en conséquence, le prix à payer pour que le marché puisse occuper la place immense qui est la sienne non seulement dans l’économie, mais dans nos vies, dans le fonctionnement même de nos sociétés. Mais le point aveugle des échanges et de la croissance économiques comme antidote universel au piège du ressentiment et de la vengeance, c’est que « faisant de l’intérêt une donnée indépassable de la nature de l’homme, elle n’imagine pas la possibilité qu’il n’y ait plus d’intérêt, plus d’objet, plus de monde commun – simplement la violence pure ». À commencer par celle de l’économie elle-même.
FABRIQUER DU MYTHE
Nous vivons désormais, selon la formule de Debray, une « panne des religions séculières », révélatrice d’un changement d’époque et de l’avènement de « l’ère post-historique » : cette ère où l’histoire n’est plus le salut de l’humanité et la politique devient privée de sens historique, où l’épanouissement individuel compte plus que l’accomplissement collectif…
Ce qui fait défaut à notre société-spectacle du présentisme, soutient l’auteur du récent Madame H. , c’est du « mythe de convocation ». C’est-à-dire ? Des idées-forces, des symboles fédérateurs ou des croyances mobilisatrices, qui mettent en jeu, autour d’une ligne de division proprement politique, une conception de l’avenir, de l’être humain ou de la condition de l’humanité. Quelque chose d’abstrait et de plus grand que nous, car « seul ce qui nous dépasse peut nous réunir ». Un combat, en somme, comme on disait autrefois, ou un sacré, comme le définit le même Régis Debray dans Jeunesse du sacré : non un absolu intemporel et mystérieux qui nous surplombe, mais un certain rapport, historiquement et géographiquement variable, entre une collectivité et des objets, des lieux ou des personnes. « C’est cela qui, telle une poutre maîtresse, fait tenir des ensemble organisés, des sociétés, des communautés. »
Certes, on sait que, in fine, la confrontation des utopies ou même des idées nouvelles au tamis du pouvoir sera toujours décevante, briseuse de rêves. Mais cela n’empêche pas, quitte à décevoir – comme Alexis Tsipras y a été contraint en Grèce –, de mener le combat avec passion. Et non par simple calcul ou intérêt. Au risque, sinon, de laisser une fois encore le terrain des engagements humains aux gourous et aux manieurs de bombes. Ce sont aussi leurs affects qui meuvent les hommes, estime, dans son dernier ouvrage, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon, bien plus sûrement que leur raison.