Il en faut du courage pour fonder une maison d’édition dans un paysage éditorial francophone déjà bien fourni. Qu’est-ce qui a brulé au fond de vos tripes pour vous lancer dans cette aventure ? Quel vide avez-vous voulu combler avec Wildproject ?
Baptiste Lanaspeze Le contexte social, le climat sociopolitique et écologique a tellement changé depuis le moment de la création de la maison que c’est exotique, pour moi, de la raconter. Mais c’est tout à fait ça, ça brulait carrément dans mon ventre. Les premiers livres sont sortis en 2009, mais l’incubation, les brulures dans le ventre comme tu dis, c’était plutôt entre 2003 et 2008. À l’époque, il y avait peu de liens entre les mondes intellectuels de la recherche, de l’écriture, de l’édition et les mondes de l’écologie militante. Ça parait complètement fou, mais c’était ça. C’est à mon retour d’une année à New York, alors que, philosophe, je fais moi-même partie du monde intellectuel, que tout d’un coup, j’ai eu le sentiment que le travail philosophique n’était pas terminé, contrairement à ce qu’on m’avait appris à l’école. On nous disait qu’en philo, on était arrivé à une sorte d’accomplissement, qu’on allait étudier Heidegger, Kant, Hegel, Spinoza et Platon jusqu’à la fin des temps parce que maintenant c’était fini. J’ai eu une gigantesque émotion intellectuelle lorsque je me suis rendu compte qu’en rouvrant la question de la nature, c’était tout l’édifice de la modernité qu’on pouvait potentiellement ébranler. J’ai pris conscience qu’on ne pouvait pas nous définir nous, comme êtres humains, comme libres par opposition à un monde naturel marqué par la causalité et le hasard. J’ai donc eu le sentiment d’être embarqué dans une aventure philosophique qui me dépassait complètement et je me souviens très bien m’être dit que je ne voulais pas être le spectateur passif d’un mouvement intellectuel si vaste dont j’avais la certitude qu’il allait arriver. Cette émotion de la recomposition idéologique, je l’ai vécue comme une irruption énorme. Et je me suis dit que ce qui venait de m’arriver, dans ma façon de mettre d’autres lunettes, il fallait que je le partage, que ce n’était pas possible autrement.
Beaucoup de choses sont publiées aujourd’hui autour de l’écologie. On a l’impression d’un foisonnement. Comment, de votre côté, choisissez-vous les ouvrages qui vont entrer dans votre catalogue ? Je pense notamment au fait que vous avez proposé les premières traductions en français de nombreux textes…
BL Dans le contexte de l’époque dont je parlais juste avant, mes premiers gestes ont été de vouloir casser le mur qu’il y avait entre les mondes de l’écologie militante et les mondes intellectuels. Ils ne communiquaient pas et moi, j’ai eu envie de dire que l’écologie était un enjeu philosophique, qu’il y avait une philosophie de l’écologie et que tout ça, c’était très sérieux. Que ce n’était pas, contrairement à ce qu’affirmait Luc Ferry, un truc new-age, nostalgique ou anti-moderne. Mon souci était de faire du plaidoyer pour une philosophie écologique, et c’est resté mon souci durant de longues années, et cela le reste. On peut dire qu’entre 2003 et 2013, je n’ai été obsédé que par ça. J’ai publié J. Baird Callicott et Arne Næss qui étaient des fondateurs de la philosophie écologique. À l’époque, je me souviens très bien avoir vu passer Val Plumwood, mais à l’époque, une philosophe de l’écologie écoféministe, ça paraissait au-delà de l’indigeste en termes de respectabilité académique.
Georgia Froman Callicott était novateur, c’est notamment lui qui a donné le premier cours d’éthique environnementale en 1971. Il est considéré comme un des pionniers, mais il reste un philosophe assez conventionnel, même s’il s’intéresse à l’écologie. Il a une approche intellectuelle et philosophique assez classique et donc digeste pour le contexte français.
BL C’était déjà un geste que de le publier.
Vous êtes le premier à avoir publié une traduction de Printemps silencieux, ouvrage fondateur paru aux États-Unis.
BL C’est un des premiers livres publiés par Wildproject. Je voulais signaler que la France avait loupé quelque chose. Arne Næss a toujours dit que c’était la lecture de ce livre qui avait déclenché quelque chose chez lui pour créer la deep ecology1, au moment où Callicott proposait son premier cours d’éthique environnementale, c’était dans les années 1970. Ce mouvement, ce geste radical n’avait pas été perçu par la France, ou mal compris. En 2008, je me suis retrouvé à raconter cette histoire-là avec un décalage de 35 ans. Quand tu crées une maison d’édition, aller vers les traductions est une stratégie assez généralisée parce qu’en fait, il va toujours rester des perles à l’étranger quand tu n’as pas encore de grands auteurs francophones dans ton catalogue. Et donc j’avais une nécessité matérielle à me tourner vers l’étranger, et en même temps, il y avait une nécessité intellectuelle de faire de l’import. Et donc ces deux contingences correspondaient tout à fait. Dans mon premier communiqué de presse, pour décrire la maison, j’avais écrit que le projet de Wildproject était d’importer et d’acclimater la France à la philosophie de l’écologie. Mais à l’époque, je ne pensais qu’à la philosophie, je n’avais pas encore pris connaissance de l’histoire environnementale, de la géographie environnementale, du droit de l’environnement, de l’écologie politique, etc. Tout ce que certain.es désignent aujourd’hui comme les « humanités environnementales » et qui représentent toutes les disciplines « classiques » (sociologie, sciences humaines, etc.) qui prennent l’environnement pour objet. Tout ça pour dire qu’à ce moment-là, j’ai mené cette aventure un peu tout seul. Malgré la réception positive, j’ai rapidement eu l’impression d’un plafond de verre, que la philosophie de l’écologie n’intéressait qu’un petit nombre de gens, mais après dix ans, j’étais sur un plateau. En 2017, nous avons changé de distributeur et sommes passés aux Belles Lettres ; et en 2019, j’ai accueilli une stagiaire américaine – ce fut le début d’une autre histoire avec Georgia –, et également un nouvel auteur qui s’est révélé un excellent éditeur, Marin Schaffner… Ayant moi-même fait un stage d’un an à New York, j’avais bien perçu leur avancement intellectuel sur ces questions.
GF Aujourd’hui le contexte a beaucoup changé. En mai, nous allons fêter les soixante ans de la parution de Printemps silencieux et c’est quelque chose qui va être un évènement culturel, alors que quand Wildproject a réédité le livre en 2009, il n’avait pas été mis en lumière depuis de nombreuses années, malgré sa publication initiale en France dans les années 1960 et son statut de classique dans le monde anglophone. En dehors du phénomène culturel autour de l’écologie qui commence à éclore aujourd’hui un peu partout, il y a aussi le fait que la scène des humanités environnementales en France s’est développée depuis dix ans. On a donc maintenant des autrices et des auteurs qui à leur tour, commencent à être traduits à l’étranger. Il y a maintenant un dialogue transatlantique réciproque qui s’installe.
On sent dans les diverses collections de la maison, que vous êtes influencé·es par les traditions urbaines, que vous développez beaucoup cette notion de territoire. Qu’est-ce qui vous porte, là-dedans, par rapport à cette notion d’ancrage territorial ?
BL C’est une super jolie question, je te remercie de me la poser. Ça me fait plaisir que tu relèves le côté ancré du catalogue, on nous interroge rarement là-dessus. Mais oui, le côté ancré dans les territoires est très important pour nous. La première raison, c’est que tous ces penseurs de l’écologie se sont rapidement rendu compte du côté « hors sol » de la philosophie et ont ressenti le besoin de se donner des terrains. C’est la réflexion que je m’étais faite moi-même, en tant que philosophe, lorsque j’avais découvert les pensées de l’écologie. Je m’étais rendu compte que je ne pouvais plus faire de la philo en restant à la bibliothèque et que je devais me doter d’un terrain. De quel terrain dispose-t-on quand on fait de la philo ? On n’est pas armé pour faire du terrain botanique, ni du terrain de sciences sociales, on n’a pas de méthode, on ne sait pas faire… Du coup, je me suis donné un terrain qui me convenait, celui de la ville que j’aimais, là où ma vie avait plus de sens qu’ailleurs, et c’était Marseille. Je me suis dit que mon objet d’études allait être Marseille et que j’allais l’arpenter dans tous les sens pour y explorer les relations ville/nature. Ça a donné lieu à toute une série de projets qui se sont enfilés dans cette logique-là. J’ai fait un premier livre sur Marseille aux éditions Autrement, un deuxième livre sur Marseille chez Actes Sud en 2012 (Ville sauvage, réédité en 2020), avant de publier chez Wildproject un livre qui s’appelle Atlas d’une ville nature. J’ai aussi commandé des projets, d’autres sont arrivés, notamment une histoire du rap à Marseille qui n’avait jamais été écrite. Mais ça a surtout donné lieu à l’aventure des sentiers métropolitains. Il y a au moins dix bouquins dans le catalogue qui sont la conséquence directe de cette décision de me donner le terrain de l’urbanisme et de Marseille comme objet d’études. Et puis un jour, j’ai accueilli ici un philosophe qui m’a dit qu’il avait besoin d’un terrain et qu’il voulait travailler sur les loups. Et donc on a fait un bouquin de philosophie sur les loups. Ce philosophe, c’était Baptiste Morizot. Donc, première raison, mon propre engagement sur le terrain à Marseille. Deuxième raison, l’arrivée de plusieurs philosophes dont Morizot, mais un autre pour qui j’ai également beaucoup d’estime et qui aujourd’hui n’a pas encore rencontré ce niveau d’éclosion même si son travail me semble également formidable, c’est Matthieu Duperrex. Lui aussi s’est dit qu’il ne pouvait plus faire de la philosophie hors sol et il a commencé à faire un travail sur La Nouvelle-Orléans en le croisant avec la Camargue. Cela a donné Voyages en sol incertain qui est une merveille. On a tout le catalogue Marseille et sentiers métropolitains ainsi que ce catalogue des nouveaux philosophes qui se donnaient des terrains. Le troisième élément, c’est l’arrivée de Marin Schaffner dont on n’a pas encore suffisamment parlé mais qui a débarqué chez Wildproject pour faire le livre des dix ans de la maison sur une commande que je lui avais faite et qu’il a magnifiquement honorée en écrivant le livre Un sol commun : lutter, habiter, penser. Cet ouvrage fait un état des pensées de l’écologie en langue française en 2019. Marin, lui, s’est passionné pour le biorégionalisme, ce courant de pensées qui vient des États-Unis, qui commence à percer ici et qui s’attèle à privilégier les frontières naturelles au détriment des frontières administratives afin de renforcer les liens harmonieux entre nature et culture. C’est encore une invitation à reparler des territoires concrets.
Néanmoins, les auteur·rices que vous publiez sont très blanc·hes, alors que la notion de territoires, elle, est bien vaste. Pourquoi ne pas avoir une plus grande diversité d’auteur·rices dans votre catalogue ?
BL Je voudrais répondre à ta question en l’articulant avec d’autres choses dont j’aimerais que Georgia nous parle. En fait, dans cette première phase pionnière de la première décennie où mon but était de faire une brèche dans le monde académique pour montrer que l’écologie était un sujet qui méritait d’être porté à l’académie, je suis effectivement allé, sans me le formuler explicitement, vers des figures d’autorités – qui étaient des hommes blancs. Évidemment, l’autorité académique dans le monde occidental, c’est l’homme blanc. Ce n’était pas une décision consciente, mais j’ai par contre bien suivi les rails de la domination pour imposer l’écologie à la fac. Mais une fois que cette brèche avait été faite, on a pu commencer à se poser des questions un peu plus fines, un peu plus intéressantes. Aux alentours de 2015, il y a eu deux phénomènes simultanés. J’ai, à titre personnel, connu une conversion politique spectaculaire aux questions décoloniales. Elles sont devenues le sujet principal de ma vie de militant et d’intellectuel. C’est aussi devenu une ligne importante du catalogue. Dans le même temps, ma collègue Émilie Hache est venue me trouver. Elle m’a dit qu’elle aimerait que Wildproject, après avoir publié les grands blancs de l’écologie, publie quelques titres phares de penseuses féministes. Elle m’a dit qu’il fallait que je publie La mort de la nature de Carolyn Merchant, Val Plumwood, Vandana Shiva. Nous avons trouvé sa proposition très juste et nous l’avons suivie dans la mesure où il nous a alors semblé évident que toutes ces pensées allaient apporter de l’eau au moulin de la réflexion que nous souhaitions mettre en mouvement. Elle nous a accompagnés dans cette aventure et est devenue conseillère éditoriale. Nous avons encore des progrès à faire pour diversifier les auteur·rices publié·es et il y a encore du travail pour faire entendre dans le monde occidental des voix issues des pays des Suds.
GF Au début, le catalogue était assez masculin pour les raisons évoquées par Baptiste. Et ce, même si le premier livre publié était une traduction de Rachel Carson, une icône féministe. Mais dernièrement, nous avons publié plus d’autrices, notamment de Carolyn Merchant ; son ouvrage La mort de la nature est un des livres fondateurs de l’écoféminisme en langue anglaise. Mes deux préférées sont deux australiennes, Val Plumwood et Deborah Bird Rose. La seconde est une des fondatrices des humanités écologiques. Son essai que nous avons publié Vers des humanités écologiques est un programme qui a posé toutes les bases de ce qu’on appelle, comme on l’a dit avant, les humanités environnementales avant que ce domaine ne devienne un phénomène à l’université. L’écologie de Val Plumwood, que l’on retrouve dans L’œil du crocodile passe en partie par son rapport au corps, son expérience concrète mais aussi son expérience en tant que mère. Tout cela croise la philosophie écoféministe.
Sur vos quinze années d’existence, vous avez commencé par faire venir un courant de pensées en France et aujourd’hui, vous y faites éclore une nouvelle pensée. Wildproject, avec d’autres petites maisons, est devenu moteur, avant-gardiste dans la mise à disposition et la circulation de nouvelles idées.
BL On a le sentiment agréable d’être reconnus comme des gens qui font du bon boulot et nous en inspirons d’autres. Mais si on parle d’avant-garde, c’est compliqué, car on est toujours avant-gardiste quarante ans après quelqu’un d’autre. Callicott présentait l’hypothèse Gaïa en 2008 devant une assemblée de gens qui levaient les yeux au ciel parce qu’à l’époque, cette théorie du système Terre était totalement irrecevable dans le monde académique. Et voyez où nous en sommes aujourd’hui ! Du coup, je ne sais pas si nous sommes avant-gardistes ou si c’est juste qu’on essaye de casser des murs qui ont été construits. Par exemple, on dit toujours que l’écologie politique est née en 1962 avec Rachel Carson. Ce n’est pas faux historiquement, mais il y a tout de même plein de choses que les modernes redécouvrent aujourd’hui et que des peuples autochtones du monde entier connaissent depuis des centaines d’années. Donc au final, on ne sait pas trop si on innove ou si on retrouve juste des pensées oubliées. Parfois, on a juste l’impression de défaire tout ce qu’on a appris de travers à l’école.
- L’écologie profonde attribue plus de valeur aux espèces et aux différents écosystèmes que les mouvements écologiques dits classiques. Elle se caractérise par la défense de la valeur intrinsèque des êtres vivants et de la nature.