
Par un hasard objectif, je découvre cette phrase d’Oscar Wilde : « Aujourd’hui, si peu de mystères nous restent que nous ne devons pas permettre qu’on nous prive d’aucun. »1 Aussitôt je pense à David Lynch, dont je viens d’entreprendre une rétrospective en DVD, dans mon salon.
Ce que j’aime dans les films de David Lynch, ce sont les orifices – une oreille coupée, le trou de cigarette dans une pièce de tissu, parfois juste un rideau ou une porte – par lesquels s’engouffre l’œil d’une caméra subjective, passages vers des réalités parallèles qui plongent le spectateur dans une extrême perplexité. Si le sentier ne mène nulle part, c’est que le guide-cinéaste nous fait pénétrer directement dans la substance de ses propres idées. Matérialisées sur l’écran ou sur la toile, car Lynch reste un peintre avant tout. Rien ne sert à ce stade d’échafauder de fumeuses théories, il faut accepter le mystère pour ce qu’il est : une matière.
Autre chose : dès les premières minutes d’Inland Empire, dernier long-métrage de David Lynch (2006) – dont il affirme que c’est un film que personne n’est allé voir – un des protagonistes dit qu’il cherche un accès. Vers qui ? Vers quoi ? Nous ne le saurons pas. De fait, Inland Empire m’apparait comme le plus inaccessible des films du réalisateur américain. À moins que, comme le prétend Noriko Miyakawa, qui officia au montage de ce métrage de 2h 50 : « Les parties du film que tu ne comprends pas indiquent des parts de toi-même qui méritent d’être examinées. »2
Il conviendrait donc de pouvoir avoir accès à soi-même à travers ces images ? Ou, et c’est le sens de mon propos, Lynch serait de ces créateurs qui, loin du manichéisme et de la bien-pensance de la production mainstream, nous plongent dans l’insondable pour nous en faire goûter l’étrange saveur… Lynch veut que ses films soient davantage vécus que compris. C’est pourquoi une part importante de sa filmographie – essentiellement Eraserhead, Blue Velvet, Lost Highway, Mulholland Drive, Inland Empire et les trois saisons de Twin Peaks –, relève de ce que nous pourrions appeler sa vision escherienne de la réalité, en référence au plasticien hollandais Maurits Cornelis Escher, dont la page Wikipédia précise : « Ses œuvres représentent des constructions impossibles, des explorations de l’infini, des pavages et des combinaisons de motifs en deux ou trois dimensions qui se transforment graduellement en des formes totalement différentes, qui défient les modes habituels de représentation du spectateur. » On pense ici particulièrement à deux lithographies qui donnent le vertige : Relativité (1953) et Belvédère (1958).
Les personnes aficionado du cinéma lynchien s’y retrouveront. Ceci n’enlève rien cependant aux œuvres plus « classiques » de Lynch (entendez : à la scénarisation plus linéaire) que sont Elephant Man, Sailor et Lula, Une histoire vraie et son adaptation de Dune (1984) qu’il est opportun de revoir à l’occasion de la sortie en salle de la version de Denis Villeneuve.
Malgré les apparences, le cinéma contemporain n’est réductible ni à l’industrie Marvel ni aux films « conscientisants ». Il existe encore des marges, des sentiers non balisés où s’égarent les cinéastes qui, à l’instar de David Lynch, recherchent les énergies obscures sous la surface des choses, les forces étranges de l’existence qu’il ne faut pas chercher à comprendre. La vie sous d’autres formes.
Générique de fin.