La conversion partielle de l’écriture et du langage au numérique a‑t-elle restructuré, modifié ou influencé la manière dont on échange, dont on parle ou dont on écrit ? Quelles sont les grandes tendances qu’on pourrait noter ?
Il est évident que la conversion numérique de la plupart des activités sociales et des relations interpersonnelles a modifié les manières de parler et d’écrire installées depuis des siècles dans les univers qu’on peut appeler « prénumériques » c’est-à-dire antérieurs à la « révolution » numérique, que je préfère pour ma part, à la suite de Milad Doueihi dans La grande conversion numérique, paru en 2008, appeler « conversion » numérique. Mais je voudrais préciser avant de répondre plus avant à cette question que ces transformations affectent les sociétés dites « occidentales » ou « industrialisées », celles où l’accès à internet est devenu presque un droit, et, parfois, dans certaines situations, une obligation (en France, il est très difficile d’être chômeur·se géré·e par le service Pôle emploi sans être connecté·e par exemple). Le « on » de votre question est un « on » occidental et connecté, et il faut sortir de l’eurocentrisme pour envisager d’autres sociétés, d’autres modèles, d’autres expériences, des vies précaires, y compris au cœur de « nos » sociétés même, où la conversion numérique n’est qu’esquissée faute d’accès aux outils et à la culture numériques.
Dans les sociétés connectées, donc, le numérique a produit effectivement des effets notables sur les modalités d’utilisation du langage. Mais la transformation n’est pas, comme l’affirment parfois des médias un peu sensationnalistes, de l’ordre de la « novlangue », ou d’un « nouveau langage » puisqu’elle affecte plus des manières de communiquer que des formes langagières. Dans mon ouvrage, je propose six grandes catégories pour décrire ces transformations, et j’insisterai ici sur deux d’entre elles.
La délinéarisation d’abord, accomplie par le lien hypertexte, qui affecte les textes à la fois écrits et lus : quand j’écris un texte en ligne, sur un blog par exemple ou une plateforme d’information, je fabrique des liens qui permettent au lecteur d’aller voir ailleurs, si je puis dire, que dans mon seul texte. Ce faisant, je lui ouvre des possibles, non seulement de lecture, mais aussi d’écriture, puisqu’en cliquant sur ces liens il/elle va au sens propre poursuivre l’écriture de mon propre texte. C’est le phénomène d’écrilecture, qui est fondamental dans la définition de l’écriture et de la lecture numérique, puisque le lecteur/la lectrice est de fait, aussi un·e scripteur·e, donc un·e écrilecteur/écrilectrice.
La composition ensuite, qui se définit comme l’intégration dans un même élément de plusieurs matérialités, dont la matérialité technique : je parle alors d’élément technolangagier, le lien hypertexte étant un bon exemple puisqu’il articule sans distinction possible du langage et de la technique (un lien hypertexte est en fait une URL, c’est-à-dire une ligne de code informatique). Ces deux processus, délinéarisation et composition, sont de véritables nouveautés textuelles et linguistiques, produites par le numérique.
Les pratiques du langage nées avec les nouvelles technologies débordent-elles et s’imposent-elles aussi dans le langage quotidien hors-ligne ?
Votre question suppose un « dualisme digital », c’est-à-dire la coexistence de deux mondes séparés : les mondes numériques et les autres. Mais les choses ne se passent pas comme ça et les mondes numériques sont nos mondes. Il n’y a pas de frontière entre le numérique et le non-numérique (ce que suggère le terme de débordement), car les pratiques numériques sont intégrées à nos pratiques en général, ce que dit bien le terme conversion. Donc, oui, les pratiques numériques sont présentes dans les différents mondes que nous habitons simultanément, parce qu’il y a une porosité naturelle entre eux.
Il y a des cas un peu spectaculaires souvent cités par les observateurs comme le hashtag qui sort de l’écran pour venir se poser sur un texte imprimé ou une affiche, ou encore dans un graffiti, ou même une copie d’élève (il perd alors sa cliquabilité et sa fonction de redocumentation, c’est-à-dire d’archivage des énoncés qu’il marque, et acquiert d’autres fonctions). Ou encore le sigle anglais L.O.L. (Laughing out loud) né dans les énoncés écrits SMS, qui se fige en mot autonome (lol) utilisé à l’oral jusqu’à servir de base pour former un verbe (loller).
Mais au-delà de ces exemples, remarquables mais minoritaires, les pratiques langagières en ligne n’ont pas vraiment d’influence sur notre langage quotidien : nous continuons de parler avec les formes langagières que nous connaissons, en ligne comme hors ligne. Le technolangage n’est pas un nouveau langage, c’est un langage qui se parle dans la technologie. Donc ce sont plutôt des dispositifs langagiers nouveaux, comme la délinéarisation mentionnée plus haut, qui apparaissent. Mais fondamentalement, je ne considère pas qu’il y ait une véritable transformation du langage en général amenée par le numérique.
Est-ce qu’on est entrée dans une ère où notre langage est devenu assisté. Assisté par ordinateur, par la machine, les algorithmes ? (Assistés ou modifiés par, filtré par, influencé par, dominé par, contraint par…) ? Qu’est-ce qu’on gagne et qu’est-ce qu’on perd dans ces processus de numérisation du langage ?
Je suis en désaccord avec l’emploi du terme assisté et avec l’idée que le langage est sous influence ou domination ou contrainte, etc. Il n’y a pas le langage d’un côté, et la technique de l’autre, technique qui aurait un impact ou une influence sur le premier. Les deux fonctionnent ensemble, forment un système. Et si la technique n’est évidemment pas neutre, le langage non plus, c’est-à-dire qu’il agit aussi, dans ce système-là, avec la technique, avec la machine, et même dans la machine.
Le langage n’est pas une réalité qui vogue au gré des vents de la technique, c’est une production humaine, agie par des sujets. Je ne saurais pas vous dire ce qu’on gagne ou ce qu’on perd, et je me garde de ce type de comptabilité qui nous amène très vite dans un autre dualisme qui me semble stérile : technophilie vs technophobie. Il y a des ouvrages entiers sur la nostalgie de l’odeur du papier (qui n’en a jamais eu) ou sur la fin du texte (qui ne s’est jamais aussi bien porté). Il ne me semble pas que nous, ni le langage, ayons perdu notre autonomie et nous ne sommes pas non plus des victimes impuissantes des grands méchants algorithmes. Il y a tout un tas de manières de gérer les algorithmes et même de les tromper, de gérer ses traces numériques, bref de construire des usages langagiers maitrisés.
Notre langage n’est pas « assisté », il est augmenté par les possibilités de la machine, de même que notre mémoire. L’augmentation du langage est l’une des catégories que je propose pour comprendre cette relation entre l’humain·e et la machine dans la production du langage. C’est une notion qui vient des sciences cognitives, et qui décrit les choses bien mieux que le terme assisté. Il n’en reste pas moins qu’il existe un sentiment, porté par un discours commun, de mise sous contrainte du langage par la technique. Il faut prendre ce discours en compte, mais il me semble relever plus d’une perception plus que d’une réalité linguistique ou sociologique.
Les échanges sur les réseaux sociaux numériques sont très codifiés et encadrés (comme sur Facebook par exemple qui nous contraint à remplir des champs, à répondre à des injonctions ou à réagir à). Pour la plupart de ses utilisateurs, cela apparait comme un cadre naturel et satisfaisant pour leurs échanges. De quelle manière le dispositif de recueil d’échanges lui-même (des champs de commentaires par exemple ou la ligne d’entrée des applications de chat) influence-t-il notre parole et notre écriture ?
Les réseaux sociaux comme tous les espaces d’écriture en ligne sont effectivement formatés par les CMS (Content Management System) et les API (Application Programming Interface). Mais il ne faut pas confondre format et langage, le premier relevant d’un dispositif d’écriture et le second désignant l’ensemble des formes que nous utilisons pour communiquer. Les formats contraignent des genres de discours, éventuellement des volumes d’écriture, des contenus également lorsqu’il s’agit de remplir des champs ou des formulaires ou de se couler dans les rituels conversationnels suggérés par les réseaux sociaux. Facebook est le réseau le plus injonctif sur ce point, proposant de manière répétitive le genre du souhait d’anniversaire, de l’anthologie annuelle, mais il n’est pas, loin de là, le seul réseau social en ligne, contrairement aux perceptions de nombre d’internautes qui, présents sur Facebook, ont l’impression que le web tout entier y est contenu. Il est donc possible de ne pas souhaiter les anniversaires sur Facebook, de ne pas publier son anthologie annuelle, etc. Il est tout à fait possible de configurer son compte de manière à recevoir les informations souhaitées en réduisant l’impact de l’algorithme.
De même pour les champs de commentaires ou les lignes de chat : si l’espace est contraint, les choix langagiers et discursifs ne le sont pas et chacun·e peut, dans un espace contraint, produire les énoncés qu’il/elle désire. Il serait illusoire de penser que la parole est contrainte en ligne alors qu’elle est libre hors ligne : les contraintes sociodiscursives hors ligne sont fortes, et nombre de normes imposées produisent les mêmes effets que les formats du web comme Michel Foucault l’a montré dans L’ordre du discours.
Une partie de notre écriture en ligne est « complétée », « assistée », par exemple par des correcteurs ou par les outils de suggestions (quand la machine suggère une manière de terminer une entrée dans un champ). Qu’est-ce que ces suggestions peuvent faire à notre manière d’écrire, parler (et penser) ? Instaurent-elles un langage en quelque sorte stéréotypé ? Nous rendent paresseux ? Ou encore, impose une sorte de « tyrannie de la majorité » en ce que la recherche ou la correction la plus fréquemment effectuée apparait comme étant la plus « pertinente, renforçant de fait sa réitération ?
Le stéréotype a toujours été un élément clé du discours et de la communication et on n’a pas attendu l’outil de suggestion de Google pour parler par cliché ou truisme. Au 16e siècle, le lieu commun était même la norme recherchée et il existe à cette époque un nombre important de recueils et de dictionnaires de lieux communs qui servent à mieux écrire et à produire un discours qui convienne aux normes de l’époque. Quand les valeurs se sont inversées, au 19e siècle, et que l’originalité du discours a pris le pas sur sa stéréotypisation, ont commencé à fleurir des dictionnaires d’idées reçues, comme celui de Flaubert, à vocation critique et même sarcastique. Le rapport au cliché est donc quelque chose d’historiquement et sociologiquement situé et parler de « paresse » ressortit à un jugement moral qui ne me semble pas pertinent. Je ne pense pas que l’automatisation relative des espaces d’écriture en ligne augmente nos dispositions aux idées reçues ou aux discours formatés. Elle les met au jour et les facilite peut-être, mais nous pratiquons tous, hors ligne, ce que les Anglo-saxons appellent le small talk (échange d’amabilités purement formelles et dénuées de sens), la répétition des propos d’autrui, la banalité, la généralité, et ce dans des sphères culturelles où l’on attendrait plus d’autonomie du sujet et moins de « paresse » (je pense au discours politique par exemple, ou au discours culturel). Quant à la tyrannie de la majorité, il suffit de jeter un coup d’œil à l’histoire du 20e siècle pour se rendre compte que, de la majorité ou pas, la tyrannie n’a pas eu besoin des technologies de l’information sur internet pour se déployer, et à grande échelle.
De manière générale, de quelle manière des logiques marchandes et/ou capitalistes s’articulent-elles avec le langage numérique ? (On sait par exemple que les outils de suggestions du moteur de recherche Google ont pour but de rendre les mots cherchés les plus monétisables possible car Google fait moins d’argent avec un mot mal orthographié ou une association moins « pertinente »). On peut aussi penser à la fameuse contrainte du référencement (l’écriture doit faciliter sa mise en exergue par les moteurs de recherche pour que l’article soit lu).
Je ne pense pas qu’il y ait un lien entre le capitalisme linguistique dont vous parlez et le « langage numérique » (dont je pense d’ailleurs, je l’ai dit, qu’il s’agit plus de dispositifs langagiers que de langage proprement dit). Avec le capitalisme linguistique, il est question de valeur et non pas de langage, les mots sont des objets d’échange et non des porteurs de significations. Donc les logiques marchandes n’ont que peu de lien avec les manières de parler des internautes, mais ont tout à voir avec la manière dont une entreprise gagne de l’argent en transformant les mots en produits, et donc finalement en les faisant sortir du langage.
C’est ça qui me semble important : à partir du moment où vous attribuez une valeur aux mots, ils sortent du langage, car la valeur est une notion économique et non sémantique. Et sur ce point, encore une fois, le capitalisme linguistique n’a pas attendu Google. Il existe en effet depuis toujours une conception économique socialement classante du langage : on parle de « richesse » et de « pauvreté » lexicale, on parle de mots « rares » qui auraient plus de valeur que les autres, et les mots les plus fréquents sont considérés comme banals, voire inintéressants. Or, les mots les plus fréquents sont aussi les plus polysémiques : on est donc bien loin de la « pauvreté » que les puristes, véritables capitalistes du langage, leur attribuent.
La créativité langagière de tout un chacun n’est donc pas affectée par les dispositifs commerciaux de Google : le langage est la faculté des sujets, c’est le lieu et la condition de l’être-sujet. Cette possibilité que nous avons d’être des sujets dans le langage est intouchée par les dispositifs techniques. Et elle peut d’ailleurs en être facilitée car les espaces d’expression en ligne sont aussi des espaces de prise de parole, d’autorisation de la parole, de possibilité d’une parole impossible ailleurs (parce qu’elle est censurée, parce qu’elle est taboue, parce qu’elle n’est pas audible, etc.).
Y a‑t-il sur internet une contrainte de brièveté ? Le tweet en 140 signes en étant l’un des symboles ? Existe-t-il une « dictature » du « faire court », qui existe et existait hors d’internet, mais que certains dispositifs ou pratiques d’internet auraient systématisé ou renforcé ?
Il ne me semble pas qu’il y ait de contrainte de brièveté sur internet, qui est une mise en réseau d’ordinateurs destinée à transmettre des stocks, souvent très longs, d’information. Sur l’un de ses services, le web, les espaces d’écriture préétablis, sur les réseaux sociaux notamment, peuvent effectivement entrainer à produire des énoncés brefs. Mais c’est sans compter sur les compétences des internautes à adapter la technologie à leurs besoins (et non l’inverse, c’est la théorie de la social shaping of technology proposée par Robin A. Williams and David Edge en 1996 dans un article du même nom de la revue Research Policy) et à leur faculté de produsage (mot-valise forgé par Axel Bruns en 2008 sur production et usage, et qui désigne la manière dont les internautes co-produisent les normes technologiques en ligne, l’exemple le plus célèbre étant l’invention du hashtag).
Le tweet (qui est passé à 280 signes en septembre 2017), quelle que soit sa contrainte en termes de signes, ne constitue pas une unité d’écriture : la plateforme permet de plus en plus des écritures longues, via le thread par exemple (fonction qui permet en utilisant la réponse à soi-même d’écrire une suite illimitée de tweets, matérialisée par un fil liant les tweets, et donc des textes longs). Mais dès la naissance de Twitter en 2006, il était possible d’écrire des phrases longues sur plusieurs tweets, et la nature conversationnelle de Twitter implique le dépassement du cadre des 140 ou 280 signes. La brièveté des énoncés en ligne est un objet de débat récurrent et un des arguments préférés des technophobes, reposant sur l’idée que les énoncés brefs ont moins de valeur que les énoncés longs. Mais des études quantitatives ont montré par exemple que la moyenne des phrases des pièces de Shakespeare était inférieure à 140 signes. Donc sur cette question de la brièveté comme sur d’autres, les choses sont souvent affaire de perception et de cadres préalables, plus que de réalité des productions verbales en ligne.
Sur quels aspects pourrait porter une critique politique, sociale ou culturelle de la manière dont le langage est contraint sur le web, qui aille au-delà des sempiternels et réactionnaires constats de « déclin » de la langue (« langage SMS » ou orthographe en ligne) ?
Votre question repose sur l’évidence de contraintes néfastes sur l’expression langagière en ligne. Mais je me méfie des évidences et je ne suis pas d’accord avec ce jugement d’effets pernicieux des formats d’écriture en ligne. Je ne pense pas qu’il faille « alerter » les internautes sur des « menaces » du web, ou qu’il faille produire une critique politique spécifique des contraintes des formats du web. La critique des usages langagiers avec effets néfastes doit se faire de manière générale, dans tous les domaines sociaux de circulation des discours, et elle se fait d’ailleurs : c’est l’objectif premier de toute la discipline de l’analyse du discours que de mesurer les effets des discours, surtout quand ils limitent les libertés de l’individu.
Le web, et d’une manière générale les services d’internet, ne sont pas des lieux de pure contrainte et d’assujettissement, ce sont aussi des lieux où des stratégies de résistance sont possibles et où l’invention de formes de réponses habilitantes peut avoir sa place. Je suis toujours frappée, dans les abondants travaux sur la violence verbale, et maintenant, sur la cyberviolence verbale, par l’absence de prise en compte des réponses des personnes agressées ou harcelées. Il se trouve que le web offre une large palette de dispositifs de réponses (je les détaille dans mon ouvrage), d’ailleurs exploitée par certain·es internautes : elles peuvent être fondées sur la protection de soi (blocage, masquage, signalement), mais aussi sur la resignification des insultes reçues (par exemple la blogueuse québécoise Solange publie une vidéo dans laquelle elle lit à son petit chien les insultes reçues, qui s’incrustent également sur l’écran) ou des procédures plus discutables sur le plan éthique comme l’outing [Révéler les orientations sexuelles de quelqu’un sans son accord et, dans un sens élargi du mot, l’identité d’un·e internaute qui communique sous pseudo NDLR] et le doxxing [Révéler des informations sur l’identité ou la vie privée d’un individu NDLR].
En fait, il me semble un peu naïf d’attribuer au web une puissance de domination et de normalisation des individus spécifique, nouvelle et inévitable, alors que ces procédés constituent des postures sociales et politiques ordinaires et anciennes. Sur le web se développent sans doute plus visiblement qu’ailleurs les symptômes de nos sociétés industrielles, qui ont fait de la masse et de la normalisation des structures privilégiées. Le grand méchant web, comme le personnage d’où son nom est dérivé, n’existe que dans les contes.
Dernier livre paru : L’analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques (Hermann, 2017)