Entretien avec Marie-Anne Paveau

Domination ou conversion numérique ?

Illustration : Matilde Gony

De quelles manières les tech­no­lo­gies numé­riques et les dis­po­si­tifs qui orga­nisent les dis­cours en ligne influencent-ils nos manières de par­ler, échan­ger ou écrire ? Marie-Anne Paveau est pro­fes­seure en sciences du lan­gage à l’u­ni­ver­si­té de Paris 13, cher­cheuse spé­cia­li­sée dans l’analyse des dis­cours numé­riques. Elle répond à nos ques­tions pour indi­quer ce que les « nou­velles » tech­no­lo­gies font au lan­gage et nous éclai­rer sur les trans­for­ma­tions de ce der­nier nées avec la conver­sion numé­rique d’une grande part de nos inter­ac­tions. Tout en reje­tant l’idée d’une domi­na­tion spé­ci­fique de la technique. 

La conversion partielle de l’écriture et du langage au numérique a‑t-elle restructuré, modifié ou influencé la manière dont on échange, dont on parle ou dont on écrit ? Quelles sont les grandes tendances qu’on pourrait noter ?

Il est évident que la conver­sion numé­rique de la plu­part des acti­vi­tés sociales et des rela­tions inter­per­son­nelles a modi­fié les manières de par­ler et d’écrire ins­tal­lées depuis des siècles dans les uni­vers qu’on peut appe­ler « pré­nu­mé­riques » c’est-à-dire anté­rieurs à la « révo­lu­tion » numé­rique, que je pré­fère pour ma part, à la suite de Milad Douei­hi dans La grande conver­sion numé­rique, paru en 2008, appe­ler « conver­sion » numé­rique. Mais je vou­drais pré­ci­ser avant de répondre plus avant à cette ques­tion que ces trans­for­ma­tions affectent les socié­tés dites « occi­den­tales » ou « indus­tria­li­sées », celles où l’accès à inter­net est deve­nu presque un droit, et, par­fois, dans cer­taines situa­tions, une obli­ga­tion (en France, il est très dif­fi­cile d’être chômeur·se géré·e par le ser­vice Pôle emploi sans être connecté·e par exemple). Le « on » de votre ques­tion est un « on » occi­den­tal et connec­té, et il faut sor­tir de l’eurocentrisme pour envi­sa­ger d’autres socié­tés, d’autres modèles, d’autres expé­riences, des vies pré­caires, y com­pris au cœur de « nos » socié­tés même, où la conver­sion numé­rique n’est qu’esquissée faute d’accès aux outils et à la culture numériques.

Dans les socié­tés connec­tées, donc, le numé­rique a pro­duit effec­ti­ve­ment des effets notables sur les moda­li­tés d’utilisation du lan­gage. Mais la trans­for­ma­tion n’est pas, comme l’affirment par­fois des médias un peu sen­sa­tion­na­listes, de l’ordre de la « nov­langue », ou d’un « nou­veau lan­gage » puisqu’elle affecte plus des manières de com­mu­ni­quer que des formes lan­ga­gières. Dans mon ouvrage, je pro­pose six grandes caté­go­ries pour décrire ces trans­for­ma­tions, et j’insisterai ici sur deux d’entre elles.

La déli­néa­ri­sa­tion d’abord, accom­plie par le lien hyper­texte, qui affecte les textes à la fois écrits et lus : quand j’écris un texte en ligne, sur un blog par exemple ou une pla­te­forme d’information, je fabrique des liens qui per­mettent au lec­teur d’aller voir ailleurs, si je puis dire, que dans mon seul texte. Ce fai­sant, je lui ouvre des pos­sibles, non seule­ment de lec­ture, mais aus­si d’écriture, puisqu’en cli­quant sur ces liens il/elle va au sens propre pour­suivre l’écriture de mon propre texte. C’est le phé­no­mène d’écrilecture, qui est fon­da­men­tal dans la défi­ni­tion de l’écriture et de la lec­ture numé­rique, puisque le lecteur/la lec­trice est de fait, aus­si un·e scripteur·e, donc un·e écrilecteur/écrilectrice.

La com­po­si­tion ensuite, qui se défi­nit comme l’intégration dans un même élé­ment de plu­sieurs maté­ria­li­tés, dont la maté­ria­li­té tech­nique : je parle alors d’élément tech­no­lan­ga­gier, le lien hyper­texte étant un bon exemple puisqu’il arti­cule sans dis­tinc­tion pos­sible du lan­gage et de la tech­nique (un lien hyper­texte est en fait une URL, c’est-à-dire une ligne de code infor­ma­tique). Ces deux pro­ces­sus, déli­néa­ri­sa­tion et com­po­si­tion, sont de véri­tables nou­veau­tés tex­tuelles et lin­guis­tiques, pro­duites par le numérique.

Les pratiques du langage nées avec les nouvelles technologies débordent-elles et s’imposent-elles aussi dans le langage quotidien hors-ligne ?

Votre ques­tion sup­pose un « dua­lisme digi­tal », c’est-à-dire la coexis­tence de deux mondes sépa­rés : les mondes numé­riques et les autres. Mais les choses ne se passent pas comme ça et les mondes numé­riques sont nos mondes. Il n’y a pas de fron­tière entre le numé­rique et le non-numé­rique (ce que sug­gère le terme de débor­de­ment), car les pra­tiques numé­riques sont inté­grées à nos pra­tiques en géné­ral, ce que dit bien le terme conver­sion. Donc, oui, les pra­tiques numé­riques sont pré­sentes dans les dif­fé­rents mondes que nous habi­tons simul­ta­né­ment, parce qu’il y a une poro­si­té natu­relle entre eux.

Il y a des cas un peu spec­ta­cu­laires sou­vent cités par les obser­va­teurs comme le hash­tag qui sort de l’écran pour venir se poser sur un texte impri­mé ou une affiche, ou encore dans un graf­fi­ti, ou même une copie d’élève (il perd alors sa cli­qua­bi­li­té et sa fonc­tion de redo­cu­men­ta­tion, c’est-à-dire d’archivage des énon­cés qu’il marque, et acquiert d’autres fonc­tions). Ou encore le sigle anglais L.O.L. (Lau­ghing out loud) né dans les énon­cés écrits SMS, qui se fige en mot auto­nome (lol) uti­li­sé à l’oral jusqu’à ser­vir de base pour for­mer un verbe (lol­ler).

Mais au-delà de ces exemples, remar­quables mais mino­ri­taires, les pra­tiques lan­ga­gières en ligne n’ont pas vrai­ment d’influence sur notre lan­gage quo­ti­dien : nous conti­nuons de par­ler avec les formes lan­ga­gières que nous connais­sons, en ligne comme hors ligne. Le tech­no­lan­gage n’est pas un nou­veau lan­gage, c’est un lan­gage qui se parle dans la tech­no­lo­gie. Donc ce sont plu­tôt des dis­po­si­tifs lan­ga­giers nou­veaux, comme la déli­néa­ri­sa­tion men­tion­née plus haut, qui appa­raissent. Mais fon­da­men­ta­le­ment, je ne consi­dère pas qu’il y ait une véri­table trans­for­ma­tion du lan­gage en géné­ral ame­née par le numérique.

Est-ce qu’on est entrée dans une ère où notre langage est devenu assisté. Assisté par ordinateur, par la machine, les algorithmes ? (Assistés ou modifiés par, filtré par, influencé par, dominé par, contraint par…) ? Qu’est-ce qu’on gagne et qu’est-ce qu’on perd dans ces processus de numérisation du langage ?

Je suis en désac­cord avec l’emploi du terme assis­té et avec l’idée que le lan­gage est sous influence ou domi­na­tion ou contrainte, etc. Il n’y a pas le lan­gage d’un côté, et la tech­nique de l’autre, tech­nique qui aurait un impact ou une influence sur le pre­mier. Les deux fonc­tionnent ensemble, forment un sys­tème. Et si la tech­nique n’est évi­dem­ment pas neutre, le lan­gage non plus, c’est-à-dire qu’il agit aus­si, dans ce sys­tème-là, avec la tech­nique, avec la machine, et même dans la machine.

Le lan­gage n’est pas une réa­li­té qui vogue au gré des vents de la tech­nique, c’est une pro­duc­tion humaine, agie par des sujets. Je ne sau­rais pas vous dire ce qu’on gagne ou ce qu’on perd, et je me garde de ce type de comp­ta­bi­li­té qui nous amène très vite dans un autre dua­lisme qui me semble sté­rile : tech­no­phi­lie vs tech­no­pho­bie. Il y a des ouvrages entiers sur la nos­tal­gie de l’odeur du papier (qui n’en a jamais eu) ou sur la fin du texte (qui ne s’est jamais aus­si bien por­té). Il ne me semble pas que nous, ni le lan­gage, ayons per­du notre auto­no­mie et nous ne sommes pas non plus des vic­times impuis­santes des grands méchants algo­rithmes. Il y a tout un tas de manières de gérer les algo­rithmes et même de les trom­per, de gérer ses traces numé­riques, bref de construire des usages lan­ga­giers maitrisés.

Notre lan­gage n’est pas « assis­té », il est aug­men­té par les pos­si­bi­li­tés de la machine, de même que notre mémoire. L’augmentation du lan­gage est l’une des caté­go­ries que je pro­pose pour com­prendre cette rela­tion entre l’humain·e et la machine dans la pro­duc­tion du lan­gage. C’est une notion qui vient des sciences cog­ni­tives, et qui décrit les choses bien mieux que le terme assis­té. Il n’en reste pas moins qu’il existe un sen­ti­ment, por­té par un dis­cours com­mun, de mise sous contrainte du lan­gage par la tech­nique. Il faut prendre ce dis­cours en compte, mais il me semble rele­ver plus d’une per­cep­tion plus que d’une réa­li­té lin­guis­tique ou sociologique.

Les échanges sur les réseaux sociaux numériques sont très codifiés et encadrés (comme sur Facebook par exemple qui nous contraint à remplir des champs, à répondre à des injonctions ou à réagir à). Pour la plupart de ses utilisateurs, cela apparait comme un cadre naturel et satisfaisant pour leurs échanges. De quelle manière le dispositif de recueil d’échanges lui-même (des champs de commentaires par exemple ou la ligne d’entrée des applications de chat) influence-t-il notre parole et notre écriture ?

Les réseaux sociaux comme tous les espaces d’écriture en ligne sont effec­ti­ve­ment for­ma­tés par les CMS (Content Mana­ge­ment Sys­tem) et les API (Appli­ca­tion Pro­gram­ming Inter­face). Mais il ne faut pas confondre for­mat et lan­gage, le pre­mier rele­vant d’un dis­po­si­tif d’écriture et le second dési­gnant l’ensemble des formes que nous uti­li­sons pour com­mu­ni­quer. Les for­mats contraignent des genres de dis­cours, éven­tuel­le­ment des volumes d’écriture, des conte­nus éga­le­ment lorsqu’il s’agit de rem­plir des champs ou des for­mu­laires ou de se cou­ler dans les rituels conver­sa­tion­nels sug­gé­rés par les réseaux sociaux. Face­book est le réseau le plus injonc­tif sur ce point, pro­po­sant de manière répé­ti­tive le genre du sou­hait d’anniversaire, de l’anthologie annuelle, mais il n’est pas, loin de là, le seul réseau social en ligne, contrai­re­ment aux per­cep­tions de nombre d’internautes qui, pré­sents sur Face­book, ont l’impression que le web tout entier y est conte­nu. Il est donc pos­sible de ne pas sou­hai­ter les anni­ver­saires sur Face­book, de ne pas publier son antho­lo­gie annuelle, etc. Il est tout à fait pos­sible de confi­gu­rer son compte de manière à rece­voir les infor­ma­tions sou­hai­tées en rédui­sant l’impact de l’algorithme.

De même pour les champs de com­men­taires ou les lignes de chat : si l’espace est contraint, les choix lan­ga­giers et dis­cur­sifs ne le sont pas et chacun·e peut, dans un espace contraint, pro­duire les énon­cés qu’il/elle désire. Il serait illu­soire de pen­ser que la parole est contrainte en ligne alors qu’elle est libre hors ligne : les contraintes socio­dis­cur­sives hors ligne sont fortes, et nombre de normes impo­sées pro­duisent les mêmes effets que les for­mats du web comme Michel Fou­cault l’a mon­tré dans L’ordre du dis­cours.

Une partie de notre écriture en ligne est « complétée », « assistée », par exemple par des correcteurs ou par les outils de suggestions (quand la machine suggère une manière de terminer une entrée dans un champ). Qu’est-ce que ces suggestions peuvent faire à notre manière d’écrire, parler (et penser) ? Instaurent-elles un langage en quelque sorte stéréotypé ? Nous rendent paresseux ? Ou encore, impose une sorte de « tyrannie de la majorité » en ce que la recherche ou la correction la plus fréquemment effectuée apparait comme étant la plus « pertinente, renforçant de fait sa réitération ?

Le sté­réo­type a tou­jours été un élé­ment clé du dis­cours et de la com­mu­ni­ca­tion et on n’a pas atten­du l’outil de sug­ges­tion de Google pour par­ler par cli­ché ou truisme. Au 16e siècle, le lieu com­mun était même la norme recher­chée et il existe à cette époque un nombre impor­tant de recueils et de dic­tion­naires de lieux com­muns qui servent à mieux écrire et à pro­duire un dis­cours qui convienne aux normes de l’époque. Quand les valeurs se sont inver­sées, au 19e siècle, et que l’originalité du dis­cours a pris le pas sur sa sté­réo­ty­pi­sa­tion, ont com­men­cé à fleu­rir des dic­tion­naires d’idées reçues, comme celui de Flau­bert, à voca­tion cri­tique et même sar­cas­tique. Le rap­port au cli­ché est donc quelque chose d’historiquement et socio­lo­gi­que­ment situé et par­ler de « paresse » res­sor­tit à un juge­ment moral qui ne me semble pas per­ti­nent. Je ne pense pas que l’automatisation rela­tive des espaces d’écriture en ligne aug­mente nos dis­po­si­tions aux idées reçues ou aux dis­cours for­ma­tés. Elle les met au jour et les faci­lite peut-être, mais nous pra­ti­quons tous, hors ligne, ce que les Anglo-saxons appellent le small talk (échange d’amabilités pure­ment for­melles et dénuées de sens), la répé­ti­tion des pro­pos d’autrui, la bana­li­té, la géné­ra­li­té, et ce dans des sphères cultu­relles où l’on atten­drait plus d’autonomie du sujet et moins de « paresse » (je pense au dis­cours poli­tique par exemple, ou au dis­cours cultu­rel). Quant à la tyran­nie de la majo­ri­té, il suf­fit de jeter un coup d’œil à l’histoire du 20e siècle pour se rendre compte que, de la majo­ri­té ou pas, la tyran­nie n’a pas eu besoin des tech­no­lo­gies de l’information sur inter­net pour se déployer, et à grande échelle.

De manière générale, de quelle manière des logiques marchandes et/ou capitalistes s’articulent-elles avec le langage numérique ? (On sait par exemple que les outils de suggestions du moteur de recherche Google ont pour but de rendre les mots cherchés les plus monétisables possible car Google fait moins d’argent avec un mot mal orthographié ou une association moins « pertinente »). On peut aussi penser à la fameuse contrainte du référencement (l’écriture doit faciliter sa mise en exergue par les moteurs de recherche pour que l’article soit lu).

Je ne pense pas qu’il y ait un lien entre le capi­ta­lisme lin­guis­tique dont vous par­lez et le « lan­gage numé­rique » (dont je pense d’ailleurs, je l’ai dit, qu’il s’agit plus de dis­po­si­tifs lan­ga­giers que de lan­gage pro­pre­ment dit). Avec le capi­ta­lisme lin­guis­tique, il est ques­tion de valeur et non pas de lan­gage, les mots sont des objets d’échange et non des por­teurs de signi­fi­ca­tions. Donc les logiques mar­chandes n’ont que peu de lien avec les manières de par­ler des inter­nautes, mais ont tout à voir avec la manière dont une entre­prise gagne de l’argent en trans­for­mant les mots en pro­duits, et donc fina­le­ment en les fai­sant sor­tir du langage.

C’est ça qui me semble impor­tant : à par­tir du moment où vous attri­buez une valeur aux mots, ils sortent du lan­gage, car la valeur est une notion éco­no­mique et non séman­tique. Et sur ce point, encore une fois, le capi­ta­lisme lin­guis­tique n’a pas atten­du Google. Il existe en effet depuis tou­jours une concep­tion éco­no­mique socia­le­ment clas­sante du lan­gage : on parle de « richesse » et de « pau­vre­té » lexi­cale, on parle de mots « rares » qui auraient plus de valeur que les autres, et les mots les plus fré­quents sont consi­dé­rés comme banals, voire inin­té­res­sants. Or, les mots les plus fré­quents sont aus­si les plus poly­sé­miques : on est donc bien loin de la « pau­vre­té » que les puristes, véri­tables capi­ta­listes du lan­gage, leur attribuent.

La créa­ti­vi­té lan­ga­gière de tout un cha­cun n’est donc pas affec­tée par les dis­po­si­tifs com­mer­ciaux de Google : le lan­gage est la facul­té des sujets, c’est le lieu et la condi­tion de l’être-sujet. Cette pos­si­bi­li­té que nous avons d’être des sujets dans le lan­gage est intou­chée par les dis­po­si­tifs tech­niques. Et elle peut d’ailleurs en être faci­li­tée car les espaces d’expression en ligne sont aus­si des espaces de prise de parole, d’autorisation de la parole, de pos­si­bi­li­té d’une parole impos­sible ailleurs (parce qu’elle est cen­su­rée, parce qu’elle est taboue, parce qu’elle n’est pas audible, etc.).

Y a‑t-il sur internet une contrainte de brièveté ? Le tweet en 140 signes en étant l’un des symboles ? Existe-t-il une « dictature » du « faire court », qui existe et existait hors d’internet, mais que certains dispositifs ou pratiques d’internet auraient systématisé ou renforcé ?

Il ne me semble pas qu’il y ait de contrainte de briè­ve­té sur inter­net, qui est une mise en réseau d’ordinateurs des­ti­née à trans­mettre des stocks, sou­vent très longs, d’information. Sur l’un de ses ser­vices, le web, les espaces d’écriture pré­éta­blis, sur les réseaux sociaux notam­ment, peuvent effec­ti­ve­ment entrai­ner à pro­duire des énon­cés brefs. Mais c’est sans comp­ter sur les com­pé­tences des inter­nautes à adap­ter la tech­no­lo­gie à leurs besoins (et non l’inverse, c’est la théo­rie de la social sha­ping of tech­no­lo­gy pro­po­sée par Robin A. Williams and David Edge en 1996 dans un article du même nom de la revue Research Poli­cy) et à leur facul­té de pro­du­sage (mot-valise for­gé par Axel Bruns en 2008 sur pro­duc­tion et usage, et qui désigne la manière dont les inter­nautes co-pro­duisent les normes tech­no­lo­giques en ligne, l’exemple le plus célèbre étant l’invention du hashtag).

Le tweet (qui est pas­sé à 280 signes en sep­tembre 2017), quelle que soit sa contrainte en termes de signes, ne consti­tue pas une uni­té d’écriture : la pla­te­forme per­met de plus en plus des écri­tures longues, via le thread par exemple (fonc­tion qui per­met en uti­li­sant la réponse à soi-même d’écrire une suite illi­mi­tée de tweets, maté­ria­li­sée par un fil liant les tweets, et donc des textes longs). Mais dès la nais­sance de Twit­ter en 2006, il était pos­sible d’écrire des phrases longues sur plu­sieurs tweets, et la nature conver­sa­tion­nelle de Twit­ter implique le dépas­se­ment du cadre des 140 ou 280 signes. La briè­ve­té des énon­cés en ligne est un objet de débat récur­rent et un des argu­ments pré­fé­rés des tech­no­phobes, repo­sant sur l’idée que les énon­cés brefs ont moins de valeur que les énon­cés longs. Mais des études quan­ti­ta­tives ont mon­tré par exemple que la moyenne des phrases des pièces de Sha­kes­peare était infé­rieure à 140 signes. Donc sur cette ques­tion de la briè­ve­té comme sur d’autres, les choses sont sou­vent affaire de per­cep­tion et de cadres préa­lables, plus que de réa­li­té des pro­duc­tions ver­bales en ligne.

Sur quels aspects pourrait porter une critique politique, sociale ou culturelle de la manière dont le langage est contraint sur le web, qui aille au-delà des sempiternels et réactionnaires constats de « déclin » de la langue (« langage SMS » ou orthographe en ligne) ?

Votre ques­tion repose sur l’évidence de contraintes néfastes sur l’expression lan­ga­gière en ligne. Mais je me méfie des évi­dences et je ne suis pas d’accord avec ce juge­ment d’effets per­ni­cieux des for­mats d’écriture en ligne. Je ne pense pas qu’il faille « aler­ter » les inter­nautes sur des « menaces » du web, ou qu’il faille pro­duire une cri­tique poli­tique spé­ci­fique des contraintes des for­mats du web. La cri­tique des usages lan­ga­giers avec effets néfastes doit se faire de manière géné­rale, dans tous les domaines sociaux de cir­cu­la­tion des dis­cours, et elle se fait d’ailleurs : c’est l’objectif pre­mier de toute la dis­ci­pline de l’analyse du dis­cours que de mesu­rer les effets des dis­cours, sur­tout quand ils limitent les liber­tés de l’individu.

Le web, et d’une manière géné­rale les ser­vices d’internet, ne sont pas des lieux de pure contrainte et d’assujettissement, ce sont aus­si des lieux où des stra­té­gies de résis­tance sont pos­sibles et où l’invention de formes de réponses habi­li­tantes peut avoir sa place. Je suis tou­jours frap­pée, dans les abon­dants tra­vaux sur la vio­lence ver­bale, et main­te­nant, sur la cyber­vio­lence ver­bale, par l’absence de prise en compte des réponses des per­sonnes agres­sées ou har­ce­lées. Il se trouve que le web offre une large palette de dis­po­si­tifs de réponses (je les détaille dans mon ouvrage), d’ailleurs exploi­tée par certain·es inter­nautes : elles peuvent être fon­dées sur la pro­tec­tion de soi (blo­cage, mas­quage, signa­le­ment), mais aus­si sur la resi­gni­fi­ca­tion des insultes reçues (par exemple la blo­gueuse qué­bé­coise Solange publie une vidéo dans laquelle elle lit à son petit chien les insultes reçues, qui s’incrustent éga­le­ment sur l’écran) ou des pro­cé­dures plus dis­cu­tables sur le plan éthique comme l’outing [Révé­ler les orien­ta­tions sexuelles de quelqu’un sans son accord et, dans un sens élar­gi du mot, l’identité d’un·e inter­naute qui com­mu­nique sous pseu­do NDLR] et le doxxing [Révé­ler des infor­ma­tions sur l’identité ou la vie pri­vée d’un indi­vi­du NDLR].

En fait, il me semble un peu naïf d’attribuer au web une puis­sance de domi­na­tion et de nor­ma­li­sa­tion des indi­vi­dus spé­ci­fique, nou­velle et inévi­table, alors que ces pro­cé­dés consti­tuent des pos­tures sociales et poli­tiques ordi­naires et anciennes. Sur le web se déve­loppent sans doute plus visi­ble­ment qu’ailleurs les symp­tômes de nos socié­tés indus­trielles, qui ont fait de la masse et de la nor­ma­li­sa­tion des struc­tures pri­vi­lé­giées. Le grand méchant web, comme le per­son­nage d’où son nom est déri­vé, n’existe que dans les contes.

Dernier livre paru : L’analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques (Hermann, 2017)

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